Que proposer maintenant ? Pas vraiment « Que Faire ? » puisque pas grand chose ne dépend de nous ; nous disposons de la parole, mais sans mains…
Pour l’instant nos réflexions s’orientent souvent soit vers l’avenir assez lointain, soit vers le passé sans fin (comment tout ceci a commencé). Pour s’orienter dans le présent, il faut les deux évidemment. Mais il faut tenter d’être plus précis. De notre horizon lointain, quel rayon de lumière éclaire en priorité le présent ? Et dans le passé, qu’est-ce qui est décisif non seulement dans la compréhension des évènements, mais qui continue encore à jouer en priorité aujourd’hui ? Par exemple on revient systématiquement sur le Moyen-Orient et donc la responsabilité impérialiste dans le passé, la guerre d’Irak par exemple. Mais on pourrait de manière bien plus crédible commencer par l’Afghanistan pour en rester à l’après guerre. C’est là que tout démarre et donc la responsabilité est celle... de l’Union Soviétique, dans une invasion qui s’est révélée désastreuse. Puis les USA, trop contents de plomber leur ennemi et qui propulse là bas à la fois les Talibans et Ben Laden. Puis l’échec russe, et le 11 septembre. Puis... tout ce qu’on sait. Sans être un grand spécialiste, je ne crois pas que ceci soit contestable. Et donc la conclusion ? Ceux qui ont armé Daesh c’est l’Union Soviétique !! On voit bien que quelque chose ne marche pas dans ces enchaînements pourtant bien réels.
On pourrait aussi mettre en cause la révolution islamique en Iran, qui donne le branle à la radicalisation politico-militaire de la première vague de l’islamisme. Question compliquée (qui parmi nous défend aujourd’hui que nous aurions du soutenir le Shah ?), mais quand même quel aveuglement dans la masse des soutiens venus de la gauche à Khomeini, de Foucault au SWP britannique. Et ensuite en retour la réaction des centres conservateurs sunnites, dont l’Arabie Saoudite, bien décidée à ne pas se faire doubler et qui non contente de donner naissance à Al Qaida sans réagir, renforce l’option d’inonder de ses subsides et ses imams le monde entier, et à propager le Wahhabisme à haute dose y compris en Occident.
A ceci s’ajoute le basculement néo-libéral exactement contemporain. Lequel éreinte les moyens de lutter pour une progression de tous en commun et donc, possiblement, avec moins de racisme et de discriminations. Sans compter plus tard l’effondrement de l’URSS, entraînant avec elle la perspective socialiste elle-même. Sans compter, sans compter...
On voit bien que les arguments de celles et ceux qui s’en tiennent froidement à un « ça s’étonne toi ? » sont sans limite connue, et encore on s’en tient là à ce qui reste dans les limites des faits établis et du raisonnable.
Mais cela ne permet de pas répondre aux questions principales : qu’est-ce qui continue à vivre aujourd’hui et quels sont les leviers principaux sur lesquels agir ?
Quant à la vision de long terme, même quand elle est bien posée, elle laisse échapper la question stratégique, celle des moyens d’y parvenir. On le sait depuis Rosa Luxembourg ; sans but final, le mouvement n’est rien, ou erratique ou même le début de la trahison. Mais sans mouvement comment avancer vers le but ? Et là il y a pour nous un problème, non résolu à ce jour parce qu’il ne dépend pas seulement de l’élaboration intellectuelle stricte. Le problème est l’effondrement des secteurs sociaux, politiques et idéologiques se réclamant de ce but socialiste, même de manière diverse. Ce qui rend toute stratégie fragile d’emblée s’il faut la prolonger au delà des livres, textes et résolution de congrès.
Alors ? Alors être à l’écoute attentivement de tout ceci (des raisons lointaines et des tâches d’horizon) sans lequel en plus d’être sans mains nous serions sans yeux et sans oreilles. Mais, d’une manière pressante et indispensable, élaborer des priorités de maintenant. C’est-à-dire essayer de déterminer les leviers qu’il faut actionner pour changer même un peu le cours des choses et (là c’est encore plus compliqué) qui soient à notre portée.
Si on discute ainsi, un degré en dessous des grandes proclamations, qu’est-ce qui ressort ce de ce qu’on peut proposer ?
1. Freiner le néo-libéralisme demeure premier (question globale, à la fois économique, sociale, éducative, idéologique, écologique…). Si on y parvient, alors à la fois le climat idéologique changerait et les moyens matériels seraient donnés pour des politiques égalitaires, en particulier pour réduire les coupures ethnico/sociales. Sans ça, le reste sera un long chemin de résistance salutaire, mais quasiment perdue d’avance
2. Remettre en permanence sur le tapis les conditions d’un vivre ensemble, adapté à chacun de nos pays en Europe. Donc faire barrage aux amalgames, à l’islamophobie, défendre becs et ongles que la pratique de l’Islam peut parfaitement être compatible avec la République, surtout quand ce lien est soutenu en masse par les populations concernées elles-mêmes, comme on le voit abondamment ces jours-ci. Lutter contre les discriminations. Une partie de ce combat est conditionnée par le point précédent (les moyens), mais c’est aussi une question spécifique qui appelle des choix spécifiques dans une période où la fin de l’européocentrisme vieux de cinq siècles sape à la base la confiance en soi de nos sociétés. Les élaborations passées (en particulier austromarxistes) pourraient je crois être utilement convoquées, mais ouvrons au moins la discussion.
3. Stopper les logiques de guerre, en particulier en Syrie/Irak. Il n’y a plus là bas de possibilité d’une victoire des peuples par KO. Laquelle ressemblerait à ceci : un départ de Assad, plus une démocratie laïque, ou du moins non théocratique, et donc l’élimination de Daesh et des autres groupes islamistes radicaux qui, à l’heure actuelle sont largement majoritaires dans la résistance à Assad, plus le droit à l’autodétermination des Kurdes. Malheureusement dans les conditions d’aujourd’hui si paix il y a, elle sera bancale, le modèle étant les accords de Dayton qui mirent fin à la guerre de Bosnie. Notre amie Danièle Obono vient de sortir un appel à la paix où le nom même de Assad n’est pas cité, comme si la guerre n’était pas la suite immédiate de la révolution populaire syrienne. Ce n’est évidemment pas possible, comment imaginer une paix, même bancale, avec le maintien de Assad ?
Mais effectivement compromis il y aura. On ne peut pas plus imaginer une telle paix sans l’éradication de Daesh et sans doute du Front Al Nosra. Mais alors comment obliger la Turquie d’Erdogan, l’Arabie Saoudite, le Qatar, l’Iran à entrer dans le processus ? Si ce n’est par la pression des impérialistes étrangers (Russie, USA, France, GB) ? Comme pour Dayton. C’est pourquoi, comme le dit Rancière nous, la France, sommes inévitablement « dans la guerre » même si nous ne sommes pas « en guerre » (guerre alors sans objectif précis publiquement défini, donc sans fin, à la Bush).
On n’est pas pour autant obligés d’accepter le type de guerre russe ou française menée actuellement, dont en particulier les bombardements de masse qui font chaque semaine le même lot de victime civiles qu’à Paris. Même si c’est compliqué, il faut une autre manière, comme les Américains le font en ce moment dans l’alliance stratégique passée avec eux par les kurdes (d’ailleurs à ce propos une question. Si on demande l’arrêt de toute interférence étrangère, cela vaut aussi pour ce cas précis : on est sûrs que les kurdes sont d’accord ?). A cela s’ajoutent les éléments indirects : arrêt de toutes les ventes d’armes aux belligérants (hors dons d’armes éventuels à l’ASL et aux Kurdes) et aussi à l’Arabie saoudite et au Qatar, interdiction contrôlée du trafic de pétrole (avec la Turquie en particulier), plus la très complexe traque financière.
4. Le retrait complet de la France du conflit n’étant pas pour demain, cela signifie que les rétorsions « du faible au fort », terroriste donc, de Daesh et Al Qaida resteront une menace. Comment on s’en défend ? Une partie relève des points 1 et 2. Mais même si on s’engage dans ce sens, les effets seront lents. Et dans l’immédiat ? Cibler en France et en Europe le salafisme radical en général a son intérêt, qui est de prendre enfin au sérieux la résistance à l’offensive réactionnaire menée depuis l’Arabie Saoudite ou le Qatar. Mais, comme toujours, elle déborderait probablement sur les secteurs proches, puis par effet de solidarisation, sur tout l’Islam. Même si on abandonne toute naïveté en la matière, un tel combat ne peut en réalité être fondamentalement mené que « de l’intérieur ». De plus, si cet islam hyper conservateur fournit un substrat d’ensemble, il n’est pas du tout évident que ceux qui basculent vers Daesh et Al Qaida viennent de là, en tout cas pas en totalité.
Nous nous opposons à l’état d’urgence avec raison. Mais nous sommes assez discrets sur ce qu’il convient de faire pour « protéger les populations » comme nous le disons aussi dans toutes nos publications. Or si les attentats se poursuivent et que ce déséquilibre dans nos positions se maintient, je ne vois pas comment les options sécuritaires, et en leur sein le FN, n’auraient pas partie gagnée.
Si on veut avoir une chance d’être écoutés (et ensuite entendus) : il faut tenir tous les bouts. Compréhension de long terme, options de moyen terme travaillées inévitablement en lien avec des principes généraux, mais aussi des traductions concrètes pour situations concrètes, donc des propositions de court terme.
Amitiés
Samy Johsua