Comme je l’ai montré lors d’une précédente recherche [1] à propos des acteurs de l’intégration, la combinaison des logiques (stratégiques, de répression, de médiation, d’intégration, de subjectivation) exprimées par ces acteurs révèle le visage d’une société traversée par des rapports de domination et d’exclusion. Or, l’affaiblissement du lien social fabrique un sentiment de peur. Ainsi, dans les grandes villes et plus spécifiquement dans les banlieues périphériques populaires, les représentants de l’autorité politique et les acteurs de la société intégrée sont inquiets devant le développement de phénomènes préoccupants pour la cohésion sociale. Face à la violence à l’école, à l’échec scolaire, aux incendies de voitures dans les quartiers périphériques, à la multiplication des actes d’incivilité (provocations, dégradations...) naît une peur des jeunes issus de l’immigration et des classes populaires. Toute une partie de la jeunesse urbaine et multicolore devient le symbole de la formation d’une nouvelle « classe dangereuse » [2] . Ainsi, des médias et certains sociologues développent des images fantasmées d’une jeunesse imprévisible, déchaînée, violente, rejetant les valeurs républicaines d’une « France universelle » et créant sa propre sous-culture. Dans ce climat pusillanime, l’avènement du hip-hop [3] est souvent amalgamé à deux images stéréotypées. En effet, la culture hip-hop est associée, soit à la revendication de comportements violents de la part d’une jeunesse cosmopolite influencée par l’imagerie des ghettos d’outre-Atlantique, soit à l’expression d’une culture « esthétiquement postmoderne ». Or, en France, la culture hip-hop prenant son essor à partir des années quatre-vingt, ne peut être confondue avec ces deux figures caricaturales. En effet, le hip-hop est un mouvement culturel polymorphe, riche d’enseignement quant à la façon dont une partie de la jeunesse multiculturelle de nos sociétés urbaines occidentales, tente de s’imposer dans l’espace public, tout en se construisant comme acteur-sujet.
Par conséquent, ici, en nous appuyant sur les travaux de la sociologie de l’action, nous montrerons que le rap, forme incontournable de la culture hip-hop [4] , en plus d’être l’objet d’enjeux multiples (social, culturel, politique, commercial), représente un mode d’expression combinant des logiques d’action en tension.
Avec le passage d’une société industrielle à une société postindustrielle, le monde social unifié a éclaté, il n’a plus de centre. Dans ce cadre, nous ne pouvons comprendre la culture hip-hop que si nous nous attachons à rapprocher son expression, en la situant au cœur d’une société hétérogène. Il s’agit d’une société dans laquelle les acteurs cherchent à donner un sens à leur action et à se constituer un équilibre. De ce point de vue, les notions d’expérience sociale [5] , définie par F. Dubet, ou d’ethnicité [6] , construite par M. Wieviorka, continuations analytiques de la pensée Tourainienne [7] semblent intéressantes pour comprendre les enjeux et les significations du rap en France. En effet, les conduites des jeunes des banlieues, comme celles des B-Boys [8] , montrent une dispersion, « ils vivent dans plusieurs mondes à la fois, dans des « communautés » et dans une culture de masse, dans l’exclusion économique et dans la société de consommation, dans le racisme et dans la participation politique..." [9]
Il y a une diversité des logiques d’action (intégration, stratégie, subjectivité). L’expérience hip-hop se forme à l’endroit même où la société dite « classique » n’est plus une réalité sociale, lorsque les acteurs doivent gérer plusieurs logiques dans un système éclaté.
- Logique d’intégration ou normative
Le hip-hop est une communauté « restreinte » idéalisée autour de laquelle une partie de la jeunesse contemporaine, urbaine et multi-ethnique peut s’identifier, protester, contester, proposer, agir et créer. En effet, pour ces jeunes, la « communauté hip-hop » permet de sortir de l’anonymat d’une société de masse, tout en y trouvant une place. Elle permet aussi de construire un espace culturel facilitant la reconnaissance de soi par soi-même, mais aussi la reconnaissance de soi par ses pairs ainsi que par la société et ses différents représentants, autrement dit, le monde des adultes.
A travers le hip-hop, au cœur d’une société multiforme, sans unité sociale clairement visible, il s’agit de construire des orientations normatives d’actions, conjuguant les valeurs de la société globale à laquelle on voudrait être intégrée et reconnue, avec celles appartenant à de micros sociétés. L’action, la revendication des lascars [10] s’inscrit dans une quête pour la reconnaissance et la dignité de soi et de la micro-société à laquelle on se sent appartenir. Dans une quête de repères, de dignité et de reconnaissance, les lascars agissent dans un cadre combinant les orientations normatives de l’action appartenant à la société, avec celles produites par la communauté restreinte, très souvent symbolique, dans laquelle ils se définissent.
Le mouvement hip-hop fonctionne énormément dans une relation entre Eux/Nous, ce qui renforce un sentiment d’appartenance à un groupe et forge une identité affirmée. Ainsi, le conflit qu’entretiennent les lascars avec le système, la police, le business, le showbiz consolide leurs liens d’appartenance à un groupe (mouvement hip-hop, jeunes des banlieues, quartier, jeunes issus de l’immigration, noirs). De même, lorsque les B-Boys [11] se définissent au sein d’un posse , ils construisent un écart avec la société et avec les autres groupes, ce qui les structure.
L’affirmation des différences visibles, conflictuelles ou non, facilite la constitution d’une identité forte chez les hip-hoppeurs. La distance vécue, subie ou revendiquée avec la société majoritaire, soude le sentiment d’identification et d’appartenance des individus au sein du mouvement hip-hop.
Finalement, le hip-hop apparaît être une réaction culturelle, une tentative de construction de modes d’expressions redonnant une dignité, une fierté et un cadre d’appartenance à des jeunes d’origines diverses ayant besoin de s’affirmer, de revendiquer, de s’opposer et de construire (au sein du mouvement, d’un posse, d’une expression comme le rap, le graff, la danse...) des liens d’appartenance propres et structurants.
- Logique stratégique ou échiquier
Les lascars agissent dans une société de marché où les logiques d’action sont intimement liées avec des rapports sociaux associés à un système de compétition.
Pour les B-Boys, être membre d’un crew [12] , d’un clan fait partie d’une logique stratégique. Celle-ci permet d’affronter le monde de la compétition dans lequel est fortement investi le hip-hop. Le posse, à l’intérieur duquel il existe des relations fortes de solidarité, est une sorte de carapace permettant d’avancer au sein de la société de marché. Les acteurs hip-hop sont complètement investis au cœur d’une société de libre concurrence. D’ailleurs, ils ont conscience que les relations sociales concurrentielles existent dans le mouvement. Les rapports de rivalité, d’intérêt sont conscientisés. Entre les B-Boys, les lascars, les home-boys [13] , les posse, il existe indéniablement des rapports de compétition, le « pera c’est la garba ! » [14] .
Cependant, il ne faut pas confondre la compétition et l’esprit de défi qui fait pleinement partie de la culture hip-hop. Nous le voyons, le hip-hop est un espace permettant aux acteurs de se confronter, de s’allier, de rivaliser afin d’accéder, d’abord à la reconnaissance, mais aussi au prestige et à la consommation...
L’importance du défi, des joutes verbales dans l’expression rap, lors des free-style [15] , notamment, mettent en exergue des rapports de concurrence entre des « adversaires ». Les « autres », les homies [16] avec lesquels on « tchactche », avec lesquels on construit un moment rapologique, apparaissent comme des partenaires, en même temps qu’ils peuvent être perçus comme des rivaux potentiels. Les relations que l’on construit avec les autres membres du hip-hop sont quelquefois solidaires, participant à la construction de l’identification hip-hop, en même temps qu’elles s’inscrivent dans un rapport d’échange et de marché. Idéalement, le hip-hop est défini par ses acteurs comme étant fortement structuré par l’opposition à une société inégalitaire, raciste et discriminatoire, pervertie par l’argent et le goût du pouvoir. Il s’agit d’être « authentique », « intègre », proche de la base, des dominés, des opprimés, des racisés, et loin du monde amoral des systèmes et des hommes corrompus.
Dans la réalité, les hip-hoppeurs décrivent le mouvement comme un espace flou, hétérogène où les gens se « tirent dans les pattes ». Les groupes, les posse devenant des adversaires attirés ou manipulés par le « genart », le « fric », le « business ». Les B-Boys étant ainsi, d’abord des concurrents sur un marché difficile, plutôt que les membres solidaires d’un même mouvement. Par conséquent, les posse poursuivant des intérêts particuliers, abandonnent les idées mythifiées (mouvement de rue et solidaire) caractérisant le mouvement hip-hop. En définitive, la compétition amène les B-Boys à construire leur prestige, en se plaçant toujours plus près du pouvoir, de l’argent, tout en donnant l’impression de ne jamais trahir les gens de la base.
Ainsi, le hip-hop n’est certainement pas un mouvement unifié, mais bien plutôt un espace réel et virtuel à l’intérieur duquel les groupes, les posse s’allient ou entrent en opposition, pour occuper une place prépondérante sur le marché du business et du prestige.
Le hip-hop, mouvement solidaire, fraternel, et soudé n’est donc qu’un rêve, un mythe. Pourtant, c’est l’image espérée mise le plus souvent en avant par les B-Boys face à des personnes extérieures au « mouv’ ». En effet, le hip-hop idéalisé, se doit d’être « underground », authentique, pur et sans compromission avec le système. Cependant, le désir de garder une certaine authenticité se conjugue avec l’envie d’accéder à la reconnaissance et de sortir de l’anonymat. Il s’agit d’apporter un message auprès d’un large public, tout en gagnant de l’argent, ultime consécration dans une société de consommation. En définitive, les lascars rejettent le système des puissants, des dominants et de l’ordre établi, mais certainement pas l’argent. L’ambiguïté est perpétuelle, il s’agit de tout faire stratégiquement pour se placer de la meilleure manière sur le marché, sans pour autant perdre le lien qui vous relie au mouvement, autrement dit à la base, à la rue. D’ailleurs, les B-Boys ayant réussi deviennent des figures exemplaires démontrant que les rêves de gloire sont possibles.
- Logique de distanciation et de lutte face à l’aliénation
La logique d’action subjective est l’activité critique des acteurs qui ne sont pas seulement réductibles aux logiques normatives et stratégiques.
Indéniablement, le rap permet à la majorité des lascars de construire leur part de subjectivité, c’est à dire la conscience qu’ils ont du monde et d’eux-mêmes au sein de celui-ci. A travers une ingéniosité créatrice, les lascars sont des acteurs exprimant la réalisation du sujet et la construction de leur liberté en fustigeant diverses souffrances ressenties ou vécues (racisme, marginalisation, angoisse d’un avenir incertain…). Les B-Boys agissent donc, au nom d’une jeunesse qui a soif de reconnaissance, de respect, ils sont en lutte contre l’humiliation. Ils ont conscience d’être des jeunes bafoués, méprisés et en appellent à la créativité culturelle, à la reconnaissance identitaire, comme l’affirmation de différences et de ressemblances. Ils en appellent à la culture mondiale des dominés contre le système conduit par les puissants. Ils se perçoivent comme la jeunesse qui caractérise la société en métamorphose face à l’ancien monde, celui d’un système caduque et inadapté, opérateur d’une société inégalitaire.
D’ailleurs, au sein du hip-hop français, le thème de l’aliénation est omniprésent. Les rappeurs ont le désir de lutter contre une certaine forme de négation de la conscience. Il s’agit de résister et de construire des alternatives à l’aliénation pris dans son sens le plus large (asservissement de l’être humain, dû à des contraintes extérieures - économiques, politiques, sociales -, et qui conduit à la dépossession de soi, de ses facultés, de sa liberté.). Lorsqu’ils en appellent à la prise de conscience et à la résistance face à l’aliénation dont ils sont victimes, les rappeurs sont des éveilleurs de conscience. Pour les B-Boys, face aux risques d’aliénation, l’éducation, le savoir, et la réflexion sont des remparts solides qu’il s’agit de consolider pour sortir d’un cercle vicieux.
Pour conclure, nous pensons que le rap est l’expression d’un mouvement désarticulé, erratique dans lequel les acteurs sautent d’un pôle à un autre ou associent plusieurs logiques non hiérarchisées. Le hip-hop est un mouvement hétéroclite et paroxystique. Cependant, les home-boys veulent réagir et agir sur eux-mêmes et leur environnement. Il y a un effort pour constituer une action, vivre et orienter le changement comme réconcilier l’économie et la culture. Certains tentent d’élaborer une identité collective, mais l’adversaire social est flou, indéterminé, et malgré quelques tentatives, le combat reste non théorisé et non politisé. C’est avant tout un réveil culturel, une prise de conscience devant l’écrasement du système qui emprisonne l’esprit [17]. D’ailleurs, rapper, créer, se définir au sein du hip-hop facilite le développement d’une capacité d’action adaptée aux changements : le social est peu à peu remplacé par le culturel. Le hip-hop façonne un espace de résistance, d’affirmation, construisant ainsi une identité contestataire. Il s’agit d’une culture agonistique. D’abord mouvement défensif, les B-Boys s’indignent, s’insurgent contre une société génératrice d’exclusion, de souffrance et de frustration. Ils se révoltent aussi contre un système raciste et inégalitaire. Ils sont également offensifs lorsqu’ils rappent et livrent leurs messages, ils le sont aussi lorsqu’ils inventent et construisent un art cosmopolite. Par conséquent, le hip-hop enrichit, dynamise, conflictualise la complexité du monde. Ainsi, malgré les tensions qui le traversent, le hip-hop semble tout de même être une tentative de construction de mouvement social, mais reste très fragile et instable puisque les acteurs se perdent dans des logiques stratégiques, individualistes ou communautaristes. Quoi qu’il en soit, dans leur tentative de se construire en tant que sujets, les lascars attestent qu’ils ont la volonté d’être des acteurs conscients et non pas seulement des consommateurs qui subissent.
Notes
[1] Voir Manuel Boucher, « Les acteurs de l’intégration et leurs logiques. Entre consensus et éclatement » in Migrations-Santé, n°96/97, 1998, pp. 13-32
[2] Le livre de C. Jelen, La guerre des rues. La violence et les jeunes, Paris, éd. Plon, 1999 et l’émission L’Esprit Public présenté par P. Mayer sur France-Culture le dimanche matin expriment ce climat de suspicion envers la jeunesse et notamment celle issue de l’immigration de la part de représentants de la société dominante et médiatique.
[3] Culture issue de la rue qui met en scène plusieurs types d’expression. Il existe un pôle musical (rap et le DJing), un pôle graphique (graffs, graffitis, tags, fresques), un pôle chorégraphique (break-dance, free dance...). C’est aussi des vêtements, des valeurs, des symboles... c’est en définitive une culture urbaine, technologique et multiculturelle. Aux U.S.A littéralement hip en argot signifiant compétition, hip étant un dérivé de hep qui en « jive talk » signifie au dernier cri et hop voulant dire danser.
[4] Dans cet article, lorsque nous utilisons le mot « hip-hop », nous l’utilisons comme synonyme de rap. Cette désignation rappelle que l’on ne peut penser le rap, hors d’un ensemble culturel plus vaste représenté par toute la diversité de la culture hip-hop. Par ailleurs, les rappeurs eux-mêmes parlent le plus souvent de hip-hop pour désigner le rap.
[5] « La notion d’expérience sociale, notion qui désigne les conduites individuelles et collectives dominées par l’hétérogénéité de leurs principes constitutifs, et par l’activité des individus qui doivent construire le sens de leurs pratiques au sein même de cette hétérogénéité. » (F. Dubet, La sociologie de l’expérience sociale, Paris, éd. du Seuil, 1994, P. 15)
[6] Voir M. Wieviorka, La Démocratie à l’épreuve. Nationalisme, populisme, ethnicité, Paris, éd. La Découverte, 1993.
[7] Voir M. Wieviorka, F. Dubet (dir.), Penser le sujet. Autour d’Alain Touraine, colloque de Cerisy, Paris, éd. Fayard, 1995.
[8] Terme ancien du mouvement hip-hop désignant d’abord un danseur (breaker-boy) et non pas un « bad-boy » (mauvais garçon). Par la suite, ce mot désigne tout membre du mouvement hip-hop.
[9]F. Dubet, op. cit., p.18
[10] Synonyme de « galérien », jeune de banlieue. Dans le vocabulaire français, il désigne aussi un membre du hip-hop.
[11] Terme signifiant le regroupement d’individus, d’amis unis autour d’un concept, d’activités créatrices au sein du mouvement hip-hop.
[12] Synonyme de posse .
[13] D’origine noire américaine, ce terme désigne celui qui appartient au même quartier. C’est donc un ami. Dans le mouvement hip-hop, il désigne le complice passionné par le rap, par une expérience commune. Par extension, cela signifie aussi membre du mouvement hip-hop.
[14] Afrojazz, Yours n°11-12, 1995.
[15] Improvisation de différents rappeurs, rencontre rapologique de posse sur un thème musical le plus souvent en boucle.
[16] Amis.
[17] A Evreux un groupe de rap a choisi pour nom « Prisonnier »(PSR).