Quelques-uns des défis à relever
Bien entendu, en tant qu’organisation syndicale, la tâche première de l’UGTT est de défendre les revendications des salariés des différents secteurs, notamment en matière de salaires et de conditions de travail.
Et cela d’autant plus que nous sommes dans une situation de précarité croissante. Ne parlons pas du taux de chômage qui est très élevé, particulièrement parmi les jeunes.
Les salariés ne cessent de s’appauvrir. Mon salaire, par exemple, si on le convertit en euros, est plus faible qu’il y a 10 ans. Et pourtant la vie est beaucoup plus chère. Le pouvoir et le patronat sont très forts pour masquer la situation réelle en faisant, suivant ce qu’ils veulent essayer de prouver, des calculs en « dinars constants » ou en « dinars courants ».
J’ai l’impression que l’UGTT, ainsi que les partis de gauche, ne se rendent pas vraiment compte de la dangerosité et de la rapidité de l’exécution du projet de restructuration de l’économie - voir texte à paraître (1).
L’économie numérique, dont il est question dans le plan quinquennal, est directement pilotée par la finance internationale. Et la législation nécessaire à sa mise en œuvre est en cours de préparation.
Un problème très important posé par ce projet en cours est la reconversion des salariés et des jeunes qui arrivent sur le marché du travail. En effet, ils ne sont pas forcément adaptés à cette restructuration, et pas grand monde ne parle de cela.
Comme je l’ai dit à plusieurs reprises au sein de l’UGTT, les syndicats et les chômeurs ne doivent pas être dissociés dans la lutte, parce que ce sont deux composantes d’une même réalité. Si on a réussi en 2011 à rassembler tout le monde et balancer Ben Ali, c’est parce que les travailleurs et les chômeurs ont compris qu’ils avaient le même ennemi et qu’ils ont lutté ensemble.
C’est une technique ancienne du capital financier d’opposer les chômeurs et ceux qui ont un emploi.
– Ils disent aux chômeurs « les travailleurs demandent des augmentations de salaire alors que des gens n’ont pas de travail » ;
– Ils disent aux travailleurs « des gens voudraient travailler même en gagnant moins, et ils vont travailler à ta place ».
Une partie des travailleurs vont devenir chômeurs avec cette restructuration, et une partie des chômeurs vont avoir des CDD, puis vont repasser au chômage, pour ensuite revenir au travail dans la précarité.
Il faut donc à mon sens que l’UGTT fasse la jonction avec les chômeurs. Les salariés et les chômeurs sont en effet deux aspects du monde du travail.
Cette idée est en train de mûrir. Mais dans une grosse organisation comme l’UGTT, cela prend beaucoup de temps. En attendant, cela ne doit pas pour autant nous empêcher d’agir.
Syndicalisme et politique
L’UGTT est historiquement étroitement liée au mouvement social et aux réalités sociales. L’UGTT offre des possibilités de mobilisation, de contacts avec les travailleurs. C’est un réseau qui n’existe pas dans d’autres pays. Cela s’explique par l’histoire et du rôle que l’UGTT y a joué. C’est une des grandes différences entre la Tunisie et l’Egypte.
La tradition combative de l’UGTT repose sur le fait que pendant la dictature elle était la seule organisation ayant le droit de bouger un peu, et de dire certaines choses. Elle avait la capacité de protéger les gens qui manifestaient. Pour cette raison, les partis avaient trouvé refuge au sein de l’UGTT du temps de la dictature. Ceux qui, au sein de la gauche radicale, avaient fait le choix de quitter ensuite l’UGTT se sont retrouvés dans une situation très compliquée.
L’UGTT est une organisation syndicale, c’est-à-dire essentiellement une structure revendicative. De ce point de vue, l’UGTT est une organisation réformiste car elle cherche à améliorer, dans le cadre du système en place, les conditions de rémunération et de travail des salariés.
L’UGTT a simultanément un rôle politique, dans la mesure où elle défend l’intérêt du monde du travail, et non celui du monde de l’argent. Les personnes que défend l’UGTT ont des revendications et des aspirations différentes de celles des membres du syndicat patronal UTICA, et elles sont donc en opposition avec eux.
Mais pour autant, l’UGTT n’est pas un parti, avec un projet politique dont celui de se retrouver au gouvernement.
D’ailleurs, ce que demandent les travailleurs à l’UGTT, c’est de garder un lien avec le pouvoir en place, afin qu’il lui soit possible de défendre auprès de lui les revendications. Les salariés estiment en effet qu’en cas de rupture entre l’UGTT et le pouvoir, il ne serait plus possible de revendiquer, et ils ne sont pas d’accord avec cela.
En janvier 2011, l’UGTT aurait pu décider de prendre le pouvoir. Il y avait vacance du pouvoir, et l’UGTT pouvait en disposer.
Mais la Commission administrative, dans sa majorité, a décidé de dire non. L’idée qui prédominait au sein de l’UGTT était : « nous on ne fait pas de politique ».
C’est l’héritage de la période de la fin des années 1970 et du début des années 1980, avec les Plans d’ajustement structurel et de la répression ayant eu lieu à cette époque.
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Et il s’est crée depuis au sein de l’UGTT une culture du genre : « attention à la politique », « il faut éviter la politique si nous voulons que le syndicat puisse continuer à exister ».
Ce réflexe là était très fort en janvier 2011. Peu avant le 14, lorsque je disais qu’il fallait appeler à la grève générale, beaucoup me disaient « tu es fou », « c’est n’importe quoi ». « Tu ne te souviens pas de ce qui a eu lieu dans le passé », « ils vont mettre les gens en prison ». C’est l’expérience de l’organisation qui explique ce type de réflexe de survie.
Pour toutes ces raisons, demander à l’UGTT de faire la révolution ou autre chose de ce type, est tout à fait hors de propos. Cela n’a aucun sens. Si l’UGTT a participé à la révolution de 2011, c’était parce qu’elle était une organisation de masse avec des structures comprenant des militants qui l’ont poussée vers l’avant. On ne peut donc pas à la fois :
* demander à l’UGTT de faire des choses qui ne sont pas de sa responsabilité et de ses prérogatives,
* et lorsqu’elle ne le fait pas lui demander pourquoi elle ne le fait pas.
Cela n’a pas de sens.
L’idée que l’UGTT pourrait donner naissance à un parti politique n’a pas de crédibilité.
En effet, les sensibilités politiques au sein de l’UGTT sont très diversifiées. On y trouve des militants de tous les partis politiques, des islamistes au Front populaire. Lequel d’entre eux va accepter que l’UGTT devienne un parti à la place du sien ?
Par ailleurs, les militants syndicaux sont farouchement hostile à l’éclatement de l’UGTT qui résulterait de la création d’un tel parti.
Mais tout cela ne doit pas empêcher de développer certaines activités, et notamment de faire des études sur la stratégie et essayer d’éclairer un peu les choix possibles. Il serait bien dans ce cadre de re-dynamiser le « Département des études » de l’UGTT pour aider à éclaircir les idées de toutes les forces politiques et syndicales voulant s’opposer à la politique actuelle, qui est à mon avis très dangereuse pour l’avenir du pays, des jeunes, des vieux et de tout le monde.
Sur le fonctionnement de l’UGTT
Il faut comprendre comment l’UGTT fonctionne. J’ai beaucoup aimé le livre d’Héla Yousfi (3) qui a bien expliqué cela.
Souvent, l’UGTT ne peut pas se positionner aussi rapidement que cela serait souhaitable. L’UGTT est en effet une grosse organisation qui avance lentement et difficilement.
Pour que l’UGTT prenne une décision, il faut en effet qu’une discussion préalable ait lieu au niveau des structures, et qu’en final la Commission administrative (CA) fixe l’orientation.
En attendant, les responsables ont peur de prendre position et renvoient à la réunion des instances, compétentes. Ils ont peur que l’organisation puisse éclater en plusieurs morceaux, et ils marchent donc sur des oeufs.
Pour qu’un sujet vienne en discussion à la CA, il faut d’abord que des Fédérations, des Syndicats nationaux ou des Unions régionales commencent à militer sur un sujet donné, et se rendent ainsi compte qu’un problème existe. Elles demandent alors la convocation de la Commission administrative nationale pour décider de la position de l’UGTT.
Pour cette raison, la « paix sociale » que le pouvoir et le patronat veulent instaurer est en train de nous miner, car l’UGTT a fonctionné ces derniers temps au rythme des négociations en cours. Des CA successives ont été convoquées pour discuter sur les négociations, et lorsqu’on a voulu parler d’autre chose, cela a été difficile.
Cela a été par exemple le cas avec le projet de loi de « réconciliation économique » qui vise à blanchir les corrompus de l’époque Ben Ali. Ce texte émane du Président de la république, et il faut comprendre qu’au sein de la CA, il y a des gens qui appartiennent aux partis actuellement au pouvoir. A l’UGTT, toutes les sensibilités existent en effet, et les équilibres mettent du temps à se réaliser. Ce n’est pas aussi facile qu’on le voudrait. C’est très compliqué.
Voici quelques exemples :
* En ce qui concerne la demande par l’UGTT de la levée de l’Etat d’urgence, j’ai tenu bon : j’ai dit que je ne sortirais pas de la salle tant que la décision à ce sujet ne serait pas prise. Cela a été compliqué.
* A propos des comités citoyens que je propose,(4) l’UGTT ne peut pas répondre rapidement.
* J’avais posé la question de la dette au sein de l’UGTT dès la première CA ayant suivi le 14 janvier 2011. Des participants m’ont dit « ça va pas, tu ne veux pas que l’on rembourse, mais après nous allons avoir des problèmes, on ne va pas avoir de crédibilité ». Les mêmes ont ensuite pris conscience et ont changé de position.
* Je suis allé en Belgique aux mobilisations contre la dette, à l’invitation de Sud Santé-sociaux. La direction de l’UGTT a accepté que j’y aille, mais elle ne s’est pas impliquée.
* Il existe un département qui s’occupe de l’international, et de temps en temps, il y a un problème sur lequel l’UGTT prend position. Par exemple sur le Traité transatlantique TAFTA(5), quelqu’un a été désigné pour aller à une réunion, mais ensuite on en a même pas entendu parler.
Tous ces problèmes ne sont en effet pas pas considérés comme des sujets majeurs au sein de l’UGTT. Le gros évènement, c’est de savoir si il y aura ou pas une augmentation salariale de 6 %. Lorsqu’il est question d’une révision du Code du travail protégeant mieux les travailleurs, ça c’est un évènement au niveau de l’UGTT. Il ne faut pas se leurrer : le contenu politique de l’UGTT, c’est le contenu du social.
Pour finir, il ne faut pas croire que si l’UGTT prend une position sur un sujet donné, tout le monde va pour autant l’appliquer au pas cadencé.
Le fonctionnement de l’UGTT n’est pas basé sur le « centralisme démocratique ». La direction ne peut pas donner des ordres et faire la leçon aux syndiqués. Au contraire, ce sont ces derniers qui lui donnent des ordres.
Les gens n’en ont rien à faire des grands discours. Ils veulent gagner sur des revendications précises. Ils demandent avant tout une amélioration de leurs conditions matérielles, comme par exemple des augmentations de salaires. Et le reste passe après.
La stratégie actuelle de l’UGTT
Cela fait très longtemps que l’UGTT ne développe plus de projet alternatif. La raison en est qu’à la fin des années 1970, il y avait eu des affrontements violents avec le gouvernement. Celui-ci expliquait que ce n’était pas l’UGTT qui était au pouvoir , et que ce n’était donc pas à elle de proposer des projets.
L’UGTT est donc ensuite resté sur la défensive, et cela a permis au capital financier de faire passer en janvier 2013 sa politique de « dialogue social » qui est une pièce maîtresse de sa stratégie. (6)
La « paix sociale » que le patronat et le pouvoir veulent instaurer font partie du projet du capital financier pour mettre à genoux le prolétariat.
Les patrons ont renforcé leur pouvoir et disposent de beaucoup d’argent. Ils sont en train de restructurer l’économie et prévoient d’avoir besoin de moins de travailleurs.
Leur syndicat UTICA a pris de l’assurance. Il affirme être une organisation très forte que personne ne peut mettre à genoux. Il reprend les formulations utilisées par l’UGTT en parlant d’elle-même, alors que l’UTICA n’a jamais joué un rôle historique en Tunisie.
L’UTICA n’est pas venue à plusieurs séances de négociations salariales avec l’UGTT. Ce type de comportement est tout à fait récent et grave. Cela prouve à quel point aujourd’hui, le capital financier veut aller très vite vers la destruction de ce socle social qui permet à la grande partie de la population de bénéficier d’un minimum de prestations.
Beaucoup de nouveaux adhérents de l’UGTT ont des orientations politiques différentes, y compris de droite, et beaucoup d’entre eux pensent qu’il faut « calmer le jeu » afin de permettre une croissance économique, etc.
Ce n’est pas parce que la direction de l’UGTT dira autre chose, que cela convaincra l’ensemble des syndiqués. La direction de l’UGTT n’est pas un Bureau politique qui peut décider ce qu’il veut. A la CA, il faut mener bataille pour faire passer une position. Parfois, des idées minoritaires finissent par devenir majoritaires, mais ce ce n’est pas toujours le cas.
Des pressions en faveur d’un positionnement combatif ont été exercées au sein de l’UGTT par les syndicats de divers secteurs, comme par exemple l’Enseignement ou la Santé.
En ce moment une bagarre a lieu avec le patronat du secteur privé en ce qui concerne les augmentations salariales.
Le positionnement final de l’UGTT varie en fonction des rapports de forces. Si il y a des mouvements sociaux, ils pousseront l’UGTT vers l’avant. Si le mouvement social baisse, l’UGTT reculera. C’est une vérité historique qui a toujours existé. C’est la raison pour laquelle les mobilisations sont pour moi très importantes.
Et c’est également pourquoi, à mon avis, il est très urgent de commencer une action citoyenne de résistance au néo-libéralisme. L’UGTT a besoin de celle-ci car elle n’est pas en capacité d’aller au-delà de certaines limites.
Propos recueillis par Alain Baron (Union syndicale Solidaires).
Notes :
1. Sami Souihli : « La nécessité d’une mobilisation citoyenne face à l’offensive du capital financier » (à paraître).
2. Concernant l’histoire du syndicalisme en Tunisie, voir la revue internationale publiée en 2012 par l’Union syndicale Solidaires, et dont des extraits sont disponibles sur http://www.europe-solidaire.org/spip.php?rubrique1027
Pour la période évoquée dans cet article, voir notamment :
Le règne de Bourguiba (1956-1987) http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article27050
Chronologie syndicale (1946-2011) http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article27043
3. Voir la présentation de l’ouvrage d’Hélà Yousfi sur l’UGTT http://www.solidaires.org/article51054.html
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article34977
4. Sami Souihli : « La nécessité d’une mobilisation citoyenne face à l’offensive du capital financier » (à paraître).
5. Le TAFTA (Trans Atlantic Free Trade agreement) est un projet d’accord de libre-échange et d’investissement visant à libéraliser encore davantage les échanges commerciaux entre les États unis et l’Union européenne en démantelant les droits de douane et en s’attaquant aux normes et régulations.
http://www.solidaires.org/-Campagne-contre-le-TAFTA- https://www.collectifstoptafta.org
6. « Tout sur le nouveau contrat social tunisien » (13 janvier 2013) http://www.leaders.com.tn/article/10451-exclusif-tout-sur-le-nouveau-contrat-social-tunisien
Voir également le texte de Lamjed Jemli publié le 24 novembre 2015, et dont une traduction en français est en cours.
http://www.sawt-achaab.tn/بقلم-الأمجد-جملي-بمن-ستطيح-إضرابات-ال/ et dont une traduction est en cours de finalisation.