NB : cet entretien a été réalisé le 20 octobre 2015, soit environ un mois avant la grève générale régionale de Sfax du 19 novembre et l’attentat du 24 novembre qui a fait reporter à plus tard les grèves générales suivantes.
Au premier semestre 2015, d’importantes grèves ont eu lieu en Tunisie. Comment s’est-elle manifestée dans le secteur des télécommunications et des centres d’appels ?
Ali Ourak : Ces grèves du premier semestre ont surtout touché les entreprises publiques.
A Tunisie Télécom (1) ont eu lieu successivement trois grèves de 72 heures. En avril, pendant la période du préavis d’appel à une quatrième grève, une réunion de conciliation a eu lieu sous la présidence du Ministère des affaires sociales, et un accord a été conclu. (2)
Une grève a également eu lieu à l’Agence tunisienne d’Internet (ATI) (3) ainsi qu’à l’Office national de télétransmissions (ONT). Un accord d’entreprise a été signé à Topnet. (4)
Chez les opérateurs privés, un accord a été signé à Orange. (5) En ce qui concerne les centres d’appels, des grèves ont eu lieu à Laser contact, Stream et Mezzo, et un accord a été conclu à Téléperformance. (6)
Au final, qu’avez-vous obtenu suite à ces grèves ?
Au niveau de Tunisie Télécom, l’accord obtenu est supérieur à celui qui a été ensuite signé pour l’ensemble du secteur public.
A Topnet, la convention d’établissement peut être considérée comme historique, et elle a été signée en présence du secrétaire général de l’UGTT. En effet, celle-ci répond en grande partie aux attentes des salariés de la boite.
Dans les centres d’appels, un accord a été trouvé avec Stream Convergis.
Au niveau de toutes les entreprises couvertes par la Fédération UGTT des télécoms et centres d’appels, Armatis Lasercontact est la seule entreprise où les grèves n’ont pour l’instant pas abouti à des avancées.
Mais ces acquis n’ont fait que compenser de façon minime la dégradation continuelle du pouvoir d’achat. Il y a eu en effet depuis 2012 deux ou trois années sans négociation, alors que les prix ont flambé. Il en va de même dans tous les secteurs d’activité.
Quel a été l’effet sur les salariés de l’attentat du 26 juin à Sousse ?
Dans notre secteur comme dans l’ensemble du pays, un premier effet a été la solidarité nationale face à cet acte barbare et au terrorisme.
Une partie du peuple en a marre d’avoir ce genre d’évènement tous les deux ou trois mois.
Une autre partie pense qu’il s’agit de machinations venant d’Etats ou de partis politiques qui cherchent à faire passer leur projet politique. Ce genre d’affirmations complotistes est fréquent parmi ceux qui appartiennent aux courants les plus à droite d’Ennahdha.
L’attentat de Sousse a eu un impact très négatif sur le tourisme. Le tournant en direction d’une clientèle tunisienne n’a pas fonctionné car les Tunisiens n’ont pas les moyens de se payer des hôtels à 50 ou 100 euros la nuit.
Après les congés d’été, les luttes ont eu du mal à redémarrer.
Comment s’est passée la rentrée sociale ?
Dans le secteur privé, des mobilisations ont commencé un peu partout dans les régions concernant les augmentations salariales. J’ai récemment participé à un rassemblement des salariés du privé de Ben Arous. Nous étions environ 5 000 devant le siège de l’Union régionale UGTT. Des rassemblements similaires ont eu lieu à Tunis et à Sfax.
Un conflit important a eu lieu dans les transports routiers où le patronat avait refusé de verser les augmentations accordées au titre de l’année 2014. En final, un accord a fini par être signé après deux grandes grèves.
On semble en ce moment (20 octobre) aller vers un conflit, voire même une grève de l’ensemble du secteur privé, comme l’a déclaré récemment Belgacem Ayari, le responsable UGTT de la prise en charge du privé. (7)
Un accord cadre est en discussion pour l’ensemble du secteur privé. Le syndicat patronal UTICA n’est pas d’accord avec le montant des augmentations salariales revendiquées par l’UGTT.
De plus, le patronat voudrait imposer que le versement de celles-ci soit conditionné par une hausse de productivité, ainsi qu’à l’absence de grèves pendant deux ans ! En final, cela donne l’impression que par la suite, tel ou tel patron pourrait venir voir ses salariés en leur disant « mon bilan est négatif cette année, et donc je ne donnerais pas les augmentations ». Ce serait une variante plus formalisée de ce que les patrons ont souvent fait ces dernières années : signer des accords et ne pas les appliquer.
Quel a été l’effet de l’annonce, le 9 octobre, de l’attribution du prix Nobel à quatre organisations dont l’UGTT et l’UTICA ?
Les syndicalistes sont fiers de voir que l’UGTT a joué un tel rôle historique car ils considèrent que le « dialogue national » a été impulsé par l’UGTT. Je pense que ce « dialogue » a été utile à un moment donné au niveau du pays. Cela restera quelque chose de très important dans l’histoire de l’UGTT.
Il y avait trois autres parties prenantes, mais beaucoup de gens ont considéré qu’elles ne faisaient que s’aligner sur l’UGTT.
Le fait que la Ligue tunisienne de défense des droits de l’Homme (LTDH) et l’Ordre des avocats partagent ce prix ne pose pour moi aucun problème. Ce sont en effet des organisations qui ont toujours travaillé avec l’UGTT. Ils font partie de la même famille. De nombreux militants de la LTDH sont, ou ont été, membres de l’UGTT. Certains avocats sont liés à l’UGTT et passent fréquemment dans ses locaux. Militants des droits de l’Homme, avocats et syndicalistes ont chacun leur personnalité propre, mais tout se passe un peu comme si ils appartenaient à la même organisation.
L’UGTT est apparue comme étant à la fois une force de mobilisation et une force de proposition. Dans le conflit salarial concernant le secteur privé, l’obtention du prix Nobel par l’UGTT a été vécu par les salariés comme un renforcement du poids du syndicat face au patronat.
Reste le fait que le prix Nobel soit partagé avec l’UTICA peut avoir rapidement des conséquences négatives.
Cela revient à blanchir une organisation dont tous les membres marchaient avec Ben Ali. Cette organisation patronale va chercher à se présenter comme ayant joué un rôle historique et contribué à sauver le pays. L’UGTT a aidé à lui donner cette dimension historique alors qu’elle n’en avait pas auparavant.
Mais le fait que l’UGTT et le syndicat patronal UTICA aient eu ensemble le prix Nobel ne va rien changer dans la réalité de la vie quotidienne des salariés. Cela ne leur rapporte rien. Par exemple, le désaccord sur les augmentations salariales demeure.
Et cela d’autant plus que de graves dissensions internes existent au sein de l’UTICA. On trouve à la fois dans cette organisation des patrons de grandes entreprises et des artisans n’ayant qu’un camion ou un taxi. Chaque chambre sectorielle patronale fonctionne en fonction de sa vision propre. Des luttes de clan existent entre ceux qui reconnaissent la légitimité du Bureau exécutif et sa porte-parole, et ceux qui ne le font pas. Un certain nombre de patrons sont d’ailleurs partis de l’UTICA pour rejoindre la centrale patronale CONECT.
Que penses-tu du projet de loi de blanchiment des corrompus de l’époque Ben Ali ?
Il n’est pas possible de se « réconcilier » avec des gens qui ont piqué l’argent à l’Etat ou aux caisses de Sécurité sociale, ou qui ne remboursent pas leurs dettes aux banques.(8)
Dans le cas de la compagnie aérienne Syfax, par exemple, un rééchelonnement de ses dettes a été accordé pour permettre sa réouverture et c’est un truc de dingue :
* lorsqu’un salarié emprunte 5 000 ou 10 000 euros à une banque et qu’il ne peut pas rembourser, il peut se retrouver en prison,
* quand un patron doit 100 000 euros ou 100 millions d’euros à l’Etat et qu’il ne les rembourse pas, on lui propose de se « réconcilier » avec lui.
Je pense que les mobilisations contre le projet de loi de « réconciliation » ont été relativement faibles. La raison en est à mon sens que la majorité des Tunisiens commencent à se foutre pas mal de ce qui se passe au niveau politique. La dégradation de la situation sécuritaire les préoccupe beaucoup plus.
Il y a eu de l’intérêt pour la politique après le 14 janvier, mais cela a diminué petit à petit parce qu’on a perdu le chemin où nous aurions dû aller.
Les gens ne remarquent pas de changement au niveau de leur vie quotidienne, ou alors pour dire qu’il s’agit de changements négatifs, et ils se sont désintéressés de la politique.
Certes, le Front populaire refuse l’adoption de ce projet de loi, mais le gouvernement repose sur une majorité d’environ 80% des députés et il peut faire passer ce qu’il veut.
N’as-tu pas le sentiment qu’avec les mobilisations contre le blanchiment, certains sont revenus à l’action politique ?
Il y a deux catégories de gens :
* Certains se mobilisent pour empêcher vraiment l’adoption de cette loi, au moins en l’état ;
* D’autres s’opposent à la loi uniquement pour pouvoir dire ensuite, en cas de succès, qu’il s’agit d’une victoire de leur parti politique. Ils combattent pour cette raison automatiquement tout projet déposé par le gouvernement. C’est par exemple le cas du CPR de Marzouki. (9)
Où en sont les liens entre les jeunes et les organisations syndicales, associatives et politiques ?
Après janvier 2011, il y a eu un éloignement entre une partie de la jeunesse et les organisations existantes. Mais au niveau de l’UGTT, il existe une dynamique au niveau des jeunes.
En ce qui les concerne, les associations ont par contre des difficultés avec les jeunes, notamment en raison de conflits entre organisations politiques.
L’Union générale des étudiants de Tunisie (UGET) a éclaté lors de son dernier congrès.Les responsables d’une des deux fractions sont liés au PPDU (Watad unifié) et ceux de l’autre fraction au Parti des travailleurs (ex-PCOT). Cela rend les choses très compliquées pour l’UGTT, car si elle travaille avec l’une des deux courants, elle se le fait reprocher par l’autre ! Cela est d’autant plus insensé que ces deux courants politiques appartiennent tous deux au Front populaire. On retrouve parfois cela au sein de l’UGTT où il arrive que des militants de ces deux partis s’affrontent lors de certains congrès de syndicats de base.
Propos recueillis le 20 octobre 2015 par Alain Baron (Union syndicale Solidaires).
Notes :
1. Tunisie Télécom http://www.tunisietelecom.tn/tt/internet/fr/tunisietelecom/entreprise
2. Sur la grève de Tunisie Télécom : « La Presse » du 28 avril et http://www.businessnews.com.tn/greve-des-agents-de-tunisie-telecom--loperateur-regrette-le-mouvement-et-veut-poursuivre-le-dialogue,520,55459,3
3. ATI http://www.ati.tn/fr/qui-sommes-nous
4. Topnet http://www.topnet.tn
5. Orange Tunisie http://www.orange.tn
6. Signature d’un accord sur l’augmentation des salaires à Téléperformance (12 février 2015)
http://www.realites.com.tn/2015/02/teleperformance-et-lugtt-signent-un-accord-sur-laugmentation-des-salaires/
http://www.realites.com.tn/wp-content/uploads/2015/02/PROCES-VERBAL-DACCORD_CEREMONIE.pdf
7. Comme l’avait évoqué Ali Ourak, l’UGTT a par la suite soigneusement organisé un cycle sans précédent de grèves salariales dans le secteur privé. Des grèves générales régionales, accompagnées de débrayages de solidarité dans le secteur public, ont en effet été programmées dans l’ensemble du pays entre le 19 novembre et le 1er décembre :
19 novembre : Sfax
25 novembre : Grand Tunis
26 novembre : Nabeul, Zaghouan, Sousse, Monastir et Mahdia
27 novembre : Bizerte, Béja, Jendouba et le Kef
30 novembre : Siliana, Kairouan, Sidi Bouzid et Kasserine
1er décembre : Médenine, Gabès, Tataouine, Tozeur, Gafsa et Kébili.
Couronnant ce processus, une grève générale nationale était envisagée face à l’inflexibilité et l’arrogance du patronat.
La première de ces grèves régionales, le 19 novembre dans la région de Sfax, avait été un franc succès avec un taux de grévistes de l’ordre de 90 % dans les 164 plus grosses entreprises appelées à faire grève.
Le rassemblement devant le siège de l’UGTT et la manifestation avaient regroupé plus de 20 000 participant-e-s. Cette mobilisation rappelait par son ampleur et son dynamisme la grève générale du 12 janvier 2011 ayant préludé au départ de Ben Ali. http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article36456
Hasard du calendrier ou intention délibérée, l’attentat du 24 novembre à Tunis est intervenu la veille de la grève générale prévue dans la région. La dynamique en cours s’en est trouvée au moins provisoirement bloquée, et les grèves prévues reportées à plus tard. A l’heure où cette note est rédigée (3 décembre), il n’est pas possible de savoir quand les mobilisations pourront repartir.
8. Concernant les mobilisations contre le blanchiment des corrompus de l’ancien régime :
Sur la place de cette mobilisation dans la situation politique
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article36020
Sur les mobilisations avant le 8 septembre
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article35989
Sur les mobilisations entre le 8 et le 21 septembre (dont les
manifestations du 12 septembre)
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article36012
Reprise de la mobilisation contre le blanchiment des corrompus de l’ère Ben Ali
(19 octobre 2015)
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article36118
Samar Tlili : L’émergence d’une nouvelle génération militante en Tunisie
(13 novembre)
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article36458
9. Le CPR (Congrès pour la République) de Marzouki participait au pouvoir dirigé par Ennahdha en 2012-2013 lorsque ont eu lieu la répression violente de la manifestation du 9 avril 2012, les tirs à la chevrotine de la police sur la population de Siliana fin novembre 2012, l’attaque du siège de l’UGTT par des milices islamistes le 4 décembre 2012, les assassinats de Chokri Belaïd (6 février 2013) et Mohamed Brahmi (25 juillet 2013), etc.
Le poste de Président de la république avait été attribué à Marzouki qui recevait au palais présidentiel des prédicateurs extrémistes venus d’Arabie saoudite et des responsables des milices islamistes (LPR).
http://www.kapitalis.com/politique/14124-le-palais-de-carthage-deroule-le-tapis-rouge-au-predicateur-wahhabite-nabil-al-awadi.html
http://www.businessnews.com.tn/Tunisie---Une-délégation-des-LPR,-avec-«-Recoba-»,-chez-Marzouki-au-palais-de-Carthage,520,35636,3