Les relations entre l’UGTT et le syndicat patronal UTICA n’ont jamais été aussi tendues et proches de la rupture qu’en ce moment, si l’on excepte de rares occasions dont la dernière remonte aux négociations sociales de 2007.
L’Union générale tunisienne du travail (UGTT) s’était alors vu contrainte d’organiser plusieurs réunions publiques, puis un rassemblement des travailleurs à la place Mohamed Ali (1). Suite à cela la partie syndicale avait obtenu les nombreux acquis financiers et règlementaires contenus dans l’accord du 7 juin 2007.
Après la révolution, les relations entre ces deux organisations n’ont pas connu de tensions. Les observateurs et tous ceux qui s’intéressent à la question syndicale et nationale ont considéré unanimement que les relations entre les deux parties avaient évolué. Certains, parmi les adhérents des deux organisations, ont même jugé cette situation comme « exceptionnelle » et « anormale » eu égard aux intérêts contradictoires des travailleurs et des employeurs.
Les dirigeants de l’UGTT ont reconnu l’existence d’un tel rapprochement entre les deux organisations. Ils ont considéré que celui-ci avait eu lieu dans un contexte historique spécifique, où l’UGTT avait fait passer l’intérêt national avant toute autre considération. L’UGTT a voulu dans ce cadre promouvoir la logique du dialogue social impliquant l’établissement d’un nouveau climat de confiance et de transparence entre les différentes parties sociales et économiques.
Cette orientation a donné lieu à de longues discussions entre l’UGTT et l’UTICA, sous les auspices de l’Organisation internationale du travail (OIT).(2) Celles-ci ont abouti à la signature d’un document important, à savoir le « contrat social », parafé le 14 janvier 2013.(3) Ce document, signé également par le gouvernement, fixe les grandes orientations en matière de réformes économiques et législatives, ainsi que celles relatives au développement futur du pays dans un cadre de consultation et de partenariat.
Comme on le sait, ce rapprochement a atteint son apogée avec le « dialogue national » (4) dont le syndicat patronal était partie prenante en tant que quatrième « parrain » du « quartet », et cela sur proposition de l’UGTT comme l’ont déclaré ses dirigeants.
Toutes ces données font de la crise actuelle entre l’UGTT et l’UTICA une crise hors contexte, ou du moins incompréhensible par de nombreux observateurs. A plusieurs reprises, les négociations ont été arrêtées puis ont recommencé. Mais cela sans amélioration significative, malgré les interventions du secrétaire général de l’UGTT et sa rencontre avec la présidente de l’organisation patronale, ainsi que des interventions du Premier ministre et du président de la République. Cette situation laisse la porte ouverte à toutes les hypothèses.
La raison du dernier rebondissement de cette crise est ce que l’UGTT appelle, dans ses communiqués officiels ainsi que dans les déclarations de ses dirigeants, « l’intransigeance des représentants de l’organisation des employeurs » et leur refus d’accorder une augmentation de salaires aux travailleurs du secteur privé.
Lors de sa réunion avec les cadres syndicaux de la région de Sfax, Belgacem Ayari, le secrétaire général adjoint de l’UGTT en charge du secteur privé, avait résumé, les raisons de cette crise en trois points :
– Primo, la revendication par l’UGTT d’un effet rétroactif de l’augmentation demandée, c’est-à-dire sa prise d’effet à partir de la fin de période pour laquelle avait été prévue l’augmentation précédente, et non pas à partir de la date de signature de l’accord ;
– Secundo, le taux d’augmentation : l’UGTT espère obtenir un taux avec une valeur pécuniaire proche de celle obtenu par les travailleurs de la Fonction publique et du Secteur public, soit entre 50 et 70 dinars tunisiens, ce qui signifie un taux d’augmentation pouvant atteindre 12 % dans certains secteurs ;
– Tertio, la question du taux d’augmentation pour les travailleurs du secteur privé ayant une rémunération supérieure à celle prévue dans les accords en vigueur.
Cette réunion à Sfax avait été organisée pour préparer la grève régionale du 19 novembre. Des réunions du même type, supervisées par des membres du Bureau exécutif national de l’UGTT, étaient prévues dans l’ensemble du pays pour préparer les grèves programmées dans les différentes régions. Le calendrier de celles-ci avait été fixé nationalement par le Bureau exécutif élargi du 12 novembre, suite à la Commission administrative nationale du 8 novembre qui avait appelé à organiser une série de grèves en cas d’arrêt du dialogue et de non-aboutissement à un accord.
La première de cette série de grèves avait été fixée le 19 novembre, avec une grève régionale dans la région du Sfax. Les grèves suivantes étaient programmées ainsi :
– mercredi 25 novembre dans tout le secteur privé du district du Grand Tunis (Tunis, Ben Arous, Ariana, La Manouba),
– jeudi 26 novembre à Zaghouan, Nabeul, Sousse, Monastir et Mahdia,
– vendredi 27 novembre à Bizerte, Beja, Jendouba et au Kef,
– lundi 30 novembre à Siliana, Kairouan, Kasserine et Sidi Bouzid,
– et enfin une grève toute la journée du mardi 1er décembre 2015 à Médenine, Gabès, Tataouine, Tozeur, Gafsa et Kebili.
Ce durcissement de l’UGTT est une réponse à ce que le Bureau exécutif élargi a décrit comme une « arrogance et un mépris de l’UTICA envers les revendications des travailleurs et leurs protestations », et ce qu’il considérait comme « une provocation qui frappe les fondements du dialogue social et entrave l’effort de dialogue que l’UGTT œuvre à instaurer et à promouvoir ».
Ainsi, l’UGTT se retrouve dans un mouvement de lutte de grande ampleur, qui rappelle les grèves ayant précipité le départ de Ben Ali. Celles-ci étaient parties de Sfax vers le Grand Tunis, comme c’est le cas pour les mouvements sociaux programmés.
Mais qui l’UGTT va-t-elle renverser cette fois ?
Il semble que ces grèves ne visent pas à renverser l’organisation patronale et même pas sa présidente, Mme Bouchamoui, bien que celle-ci soit un élément de la crise de par ses positions provocatrices à plusieurs reprises. Les directions de l’UGTT sont unanimes à considérer que l’UGTT est toujours prête à dialoguer et à s’asseoir à nouveau à la table des négociations, afin de permettre aux travailleurs du secteur privé d’obtenir leur droit à une augmentation raisonnable, comme cela a été le cas dans le Secteur public et la Fonction publique.
Ces grèves vont sans aucun doute rectifier l’image confuse, floue et ambiguë des relations entre les partenaires sociaux.
Il est nécessaire de mettre fin à cette alternance entre :
– la recherche du compromis et du consensus au sujet des dossiers nationaux,
– la conflictualité et le campement de chaque partie derrière ses intérêts propres en matière sociale.
Il se peut que cette crise, avec ses différentes retombées, soit une occasion pour réexaminer tout le dossier des négociations en vue de le réglementer, et de déterminer qui participe au dialogue social.
Et cela surtout à la lumière des déclarations n’accordant qu’une représentativité très limitée à l’UTICA, ainsi que le désir de nombreux chefs d’entreprise d’engager directement des négociations avec les travailleurs sans attendre la décision de leur organisation.
En résumé, il est clair que l’UGTT est déterminée à défendre les droits des travailleurs du secteur privé en mobilisant massivement les salariés, comme en témoignent les grands rassemblements de Ben Arous, Tunis, Monastir, Sfax et d’autres régions.
Le tout en s’entourant de la grande sympathie et du soutien des travailleurs du Secteur public et de la Fonction publique qui ont émis des déclarations de soutien et appelé à des arrêts de travail d’une heure, de 10h00 à 11h00, le jour de chaque grève régionale prévue dans le calendrier susmentionné, à l’image de l’enseignement secondaire par exemple.
Il est également clair que l’organisation patronale n’a pas une grande marge de manœuvre pour continuer à bafouer le droit des salariés à une augmentation de salaire. Il est fort possible que cette crise soit solutionnée avant d’atteindre le Grand Tunis.
Cependant la question qui reste posée est celle de l’avenir des relations entre les deux organisations, et la possibilité de progresser réellement dans l’établissement d’un dialogue social responsable qui participe de la satisfaction des revendications des travailleurs, et réduise l’impact de la crise économique sur leurs conditions de vie.
Notes :
1. La place Mohamed Ali, située devant le siège national de l’UGTT, est le lieu de rassemblement habituel lors des mobilisations.
2. L’Organisation internationale du travail (OIT) est une agence de l’ONU dont le fonctionnement repose sur la recherche d’un consensus entre salariés, employeurs et gouvernements. http://www.ilo.org/global/about-the-ilo/lang--fr/index.htm
3. « Tout sur le nouveau contrat social tunisien » (13 janvier 2013) http://www.leaders.com.tn/article/10451-exclusif-tout-sur-le-nouveau-contrat-social-tunisien
4. Entre octobre 2013 et janvier 2014, l’UGTT a constitué avec la Ligue tunisienne de défense des droits de l’Homme (LTDH), l’Ordre des avocats (OAT) et l’organisation patronale UTICA un « quartet » visant à trouver un consensus entre les partis politiques permettant notamment la sortie en douceur du gouvernement Ennahdha et le vote d’une nouvelle Constitution.