« Nous allons être humiliés » [1]. Le 2 décembre 2015, quatre jours avant le premier tour des élections régionales, Jean-Luc Mélenchon ne mâchait pas ses mots pour exprimer son amertume. Dépité, surement lassé par une campagne régionale qu’il avait jugé ô combien désespérante, du fait de ce système d’alliances à géométrie variable [2] qui, selon lui, avait rendu, une fois de encore, le Front de gauche et ses candidats, totalement illisible et par là-même largement inaudible, l’ex-président du Parti de gauche paraissait anticiper l’échec cuisant de son camp politique. Sans doute espérait-il que la roue de histoire lui donna tord et que les siens soient relativement épargnés. Il n’en fut rien. Ses prospectives pessimistes furent validées, une fois n’est pas coutume, par les électeurs.
Ainsi, au soir du premier tour, tandis que le Front national de Marine Le Pen jubilait de ses scores absolument remarquables qui lui permettaient de passer en tête dans six des douze régions métropolitaines, le Front de gauche n’obtint au niveau national qu’un très médiocre 4,15% des suffrages exprimés, ce qui constitua qui plus est un recul par rapport à 2010 où le Front de gauche né en 2009 avait obtenu 5,84% des voix. Le Parti de gauche ne disposait plus, au soir du second tour, en dépit des fusions avec les listes socialistes, notamment en Ille-de France, que sept conseillers régionaux, tandis que le corps des élus du PCF subissait, après les élections municipales de mars 2014 et les élections départementales de mars 2015, une nouvelle déperdition avec, cette fois-ci, les deux tiers des 101 conseillers régionaux sortants qui n’étaient pas réélus.
Pour Jean-Luc Mélenchon, comme pour les différentes composantes du Front de gauche, ce nouvel échec électoral, ce fut l’échec de trop. Accablé, bien qu’il put trouver un motif de satisfaction en constatant que le FN, une fois encore, avait été victime du « syndrome du Parti communiste français » lors de ce second tour, Jean-Luc Mélenchon rassembla ses forces pour s’adresser, quelques minutes, aux Français et à ses partisans. Le ton grave, déprimé, il reconnu sans détours l’échec de l’entreprise politique qu’il personnifiait aux yeux de l’opinion depuis 2009 et en appela à un rapide dépassement de celle-ci dans la perspective de 2017. Sans doute à ce moment là, essaya-t-il de se rappeler du moment où le vent de l’histoire avait tourné pour le Front de gauche. C’était il y a un an et demi tout juste, au mois de mai 2014, au soir des élections européennes.
Ce 24 mai 2014, sur le plateau de France 2, la tristesse de Jean-Luc Mélenchon apparu brute, dans toute sa violence. Juste avant que son visage ne disparaisse dans les paumes de ses mains, le leader du Front de gauche regardait sur l’écran Marine Le Pen radieuse, toute à sa joie de voir son parti remporter, pour la première fois de son histoire, une élection nationale. Ses yeux rougis exprimaient toute sa déception d’avoir encore échoué à la battre, lui qui avait promis au peuple de gauche de le débarrasser de ce qu’il considérait non seulement comme un « poison mortel » pour la société française, mais également comme le verrou à faire sauter pour permettre un rééquilibrage des forces en faveur de la « gauche alternative » : « Il faut pour des raisons morales, affectives que vous connaissez mais aussi pour des raisons politiques que nous levions le verrou que les Le Pen père, fille, et je ne sais qui encore, opèrent sur la situation politique" déclarait-il, le 19 avril 2012, lors de son ultime meeting au Parc des expositions de la porte de Versailles, devant plus de 50 000 personnes confiantes dans l’avenir.
Ce soir d’élection, il n’était pas possible de minorer l’ampleur de l’échec du Front de gauche, cette coalition électorale qui, depuis qu’elle avait vu le jour au printemps 2009, revendiquait l’ambition de disputer au PS la première place dans le champ politique à gauche, préalable pour habiter « la maison du pouvoir » et pouvoir, une fois parvenu à ses fins, mettre en œuvre cette « révolution citoyenne » que Jean-Luc Mélenchon appelait toujours de ses vœux. Les faits furent implacables : 6,61% des suffrages exprimés, correspondant à 1 252 730 voix, qui permirent l’élection, comme député européen, de trois candidats seulement. A peine mieux que 2009, et surtout quatre fois moins de voix que lors de la présidentielle de 2012 où Jean-Luc Mélenchon avait pu se vanter d’avoir rassemblé près de 5 millions de voix sur son nom. Beaucoup d’espérances déçues et d’espoirs enterrés ce soir-là. Cette fois-ci, chacun au sein du Front de gauche reconnu la contre-performance, Jean-Luc Mélenchon le premier : « J’ai le cœur qui saigne ce soir en voyant dans quel état est mon beau pays. Mon propre résultat est celui de 2009, donc très décevant ».
Cet échec constituait d’autant plus une meurtrissure pour le leader du Front de gauche qu’il attendait énormément de cette élection. En effet, combien de fois avait-il rappelé que cette élection européenne devait constituer l’échéance capitale du quinquennat de François Hollande. Depuis plus d’un an et demi déjà, il avait donné rendez-vous, le 25 mai 2014, à tous les déçus, dégoutés, exaspérés du « cours néolibérale », « pro-bisness », « pro-entreprises » assumé par François Hollande et sa majorité présidentielle. Cette élection européenne, cela devait être le moment tournant du quinquennat.
Pour permettre à cette césure d’advenir, une seule condition à remplir : arriver devant le PS. Mélenchon appelait depuis des mois à « renverser la table » lors de ces élections européennes, comme il le déclarait dès le 27 aout 2013 : « Nous allons proposer aux Français de renverser la table. Le parti de Hollande peut s’effondrer. Si nous passons devant lui, tout peut changer ». Il prédisait qu’en cas de succès, François Hollande n’aurait pas d’autres choix que de mettre un coup de barre à gauche, de renoncer à la « politique de l’offre » et de l’appeler lui et les siens à former un nouveau gouvernement pour mener la « politique réellement ancrée à gauche » pour laquelle, selon lui, les électeurs avaient voté le 6 mai 2012. Bien qu’un tel scénario fusse jugé comme tout à fait improbable, d’autant plus qu’il apparaissait évident que quand même bien François Hollande finirait par s’y résoudre, Jean-Luc Mélenchon ne disposerait pas d’une majorité de députés à l’Assemblée Nationale pour soutenir cette autre politique, il proposa cette perspective politique aux militants et électeurs du Front de gauche qui vivaient mal l’atonie sociale persistante, autrement dit l’absence de luttes d’ampleurs dans le monde du travail, comme en dehors et cela en dépit des réformes successives entreprises par le pouvoir socialiste.
Jean-Luc Mélenchon croyait-il vraiment réalisable un tel scénario ? Déjà en 2009, alors que le Front de gauche allait connaitre son baptême du feu électoral, il avait proclamé que son objectif était « d’être devant le Parti socialiste aux Européennes ». Or, le Parti socialiste eut beau subir une défaite d’ampleur à cette occasion, réalisant au passage un de ses pires scores avec à peine 16% des suffrages exprimés, manquant même de peu d’être dépassé par le nouveau parti Europe écologie les verts, le Front de gauche n’en était pas moins relégué à dix points.
Cinq ans plus tard, le leader du Front de gauche fit de nouveau ce pari dans une nouvelle configuration politique, censée lui être plus favorable. Il escomptait, en effet, que la déception ressenti par une franche importante des électeurs de gauche conduisirent nombre d’entre eux à se tourner vers cette « autre gauche » que Jean-Luc Mélenchon et le Front de gauche prétendaient incarner. Revendiquant sans ambiguïté désormais le statut d’opposant de gauche, et cela après avoir tergiversé pendant les premiers mois d’exercice du pouvoir [3], le Front de gauche escomptait capitaliser sur ce ras-le-bol général, en siphonnant une partie importante des voix du PS lors de ces élections intermédiaires censées apporter la preuve de sa justesse de vue. Il espérait, à l’instar de la Ligue communiste révolutionnaire au début des années 1980 lors du premier septennat de François Mitterrand, que le temps jouait pour lui et ses camarades. Au fond, il suffisait d’être patient.
Déjà, en décembre 1981, une large majorité de délégués de la LCR avait acté officiellement lors de leur quatrième congrès une analyse « triomphaliste » de la situation politique en postulant l’avènement d’une « situation révolutionnaire » en France à moyen terme. D’après ces militants, ô combien optimiste dans leurs prospectives, cette « crise révolutionnaire », jugée inévitable, devait être la conséquence de la contradiction entre les attentes de changements soulevées au sein du monde du travail par la victoire historique de la gauche en mai 1981 et la déception que ne manquerait pas de susciter la politique effectivement conduite par le gouvernement Mitterrand-Mauroy-Fiterman, qui refuserait d’imposer aux décideurs capitalistes des politiques contradictoires avec la défense de leurs intérêts de classe. Cette déception engendrerait dans bien des secteurs d’activités la radicalisation de nombre de travailleurs saisis de ressentiment à l’encontre d’un gouvernement menant une politique jugée contraire aux engagements du candidat Mitterrand.
Trente ans plus tard, c’est un raisonnement similaire que développaient les dirigeants du Front de gauche. Les socialistes de nouveau au pouvoir allaient finir par payer le prix de leurs forfaitures, de leurs renoncements et autres capitulations. Il fallait que les électeurs fassent, une fois de plus, leur propre expérience de la gouvernance des socialistes pour redécouvrir, ou découvrir pour les nouvelles générations, qu’ils étaient bien les « gardiens intérimaires de l’ordre établi », pour reprendre l’expression du philosophe Alain Badiou, et se mobilisent contre eux, que ce soit dans les urnes et dans la rue. Malheureusement, les résultats des européennes de mai 2014 apportèrent la preuve que « l’alternance de gestion », pour reprendre une expression de Michel Husson, ne constituait pas automatiquement, obligatoirement un terreau fertile pour le développement du vote en faveur des « gauches alternatives ». Le rejet de la politique conduite par François Hollande depuis 2012, alimentait, certes, l’abstention à gauche, comme rappelle en permanence l’ex-inspecteur du travail, membre de la direction du PS, Gérard Filoche, mais ne se traduisait nullement par un report de voix vers les candidats du Front de gauche, comme cela avait été tant espéré et attendu. Au contraire, lors de ces élections européennes, en dépit de leur score historiquement bas, les socialistes demeurèrent largement devant le Front de gauche.
Le PS plongeait dans les abîmes, mais le Front de gauche continuait, lui, à stagner dans les bas fonds, presque vingt points derrière un Front National, plus que jamais en mesure d’accéder au second tour de la présidentielle en 2017, sans pour autant avoir la moindre chance de l’emporter. L’histoire tendait à se répéter trois décennies après l’expérience mitterrandienne, et, comme les organisations trotskistes dans les années 1980, quoique les deux périodes ne soient pas assimilables, le Front de gauche ne profitait pas de l’échec de la politique des socialistes d’abord et avant tout parce qu’il demeurait minoritaire sur le champ idéologique.
Jean-Luc Mélenchon, lors de la présidentielle de 2012, avait essayé de retourner nombre d’électeurs tentés par le vote FN en leur faisant, à Marseille, l’éloge de la « société bigarrée », en soulignant les bienfaits supposés de l’immigration extra-européenne pour la société française. Contrairement à d’autres candidats, qui optèrent sans vergogne pour la stratégie dite de la triangulation, Jean-Luc Mélenchon, pour conduire cette bataille culturelle contre les idées du FN, ne renonça jamais à ce discours d’ouverture, d’amour raisonné de l’Autre, de célébration de l’altérité, récusant toute conception organiciste de la France, toute conception ethnique, racialiste, exclusive de la nationalité française. En vain. Nombre d’électeurs du Front national, d’abord déterminés dans leur choix par le refus de l’immigration et de ses conséquences jugées néfastes pour l’écosystème immédiat et lointain, se refusèrent en dernière analyse de voter pour lui, bien qu’ils pussent au demeurant être d’accord avec ses critiques acerbes des partis politiques traditionnels (Qu’ils s’en aillent tous) ou encore de l’Union Européenne en tant que « cage de fer », « structurellement de droite » selon l’économiste Frédéric Lordon.
Les élections suivantes le confirmèrent. Marine Le Pen, en continuant à proposer une offre politique, qui fit directement écho à la demande sociale de protection d’une partie importante des électeurs que l’on retrouvait chez les « perdants de la mondialisation néolibérale », demeura incomparablement plus concurrentielle que le Front de gauche sur le marché électoral. Tous ces électeurs, dans l’ordre des ennemis prioritaires, continuaient, au grand dam de Jean-Luc Mélenchon et de ses camarades, à faire primer la figure de « l’immigré », symbole d’un prétendu « grand remplacement », de la concurrence déloyale sur le marché du travail dont aurait à souffrir les nationaux, des manifestations de l’islamisation envahissante de la France et de la perte de ces repères structurants, au détriment de celle du « banquier », symbole d’un capitalisme criminogène pour l’homme comme pour son environnement avec lequel il était urgent de rompre.
Après quatre années de présidence Hollande, il est certain que nombre d’électeurs de gauche rejettent une partie ou la totalité de la politique actuelle du pouvoir socialiste, sans pour autant adhérer aux solutions révolutionnaires préconisées par le Front de gauche pour résoudre les crises sociale, économique et environnementale, au point de lui apporter leur suffrage. Pour Jean-Luc Mélenchon et ses alliés, pour que leurs cerisiers donnent enfin des fruits sucrés au printemps, il ne suffit plus de fustiger sans ambages les politiques gouvernementales en cours, dont l’orientation demeure subordonnée au respect des grands équilibres économiques, pour que la majorité sociologique en vienne à reconnaitre, enfin, cette gauche de transformation sociale comme son correspondant politique.
Pour espérer être hégémonique, un jour, dans le champ politique à gauche au détriment du PS, et ainsi pouvoir faire advenir ce que les militants du Front de gauches espéraient pour 2017, et qui n’arrivera pas, ce « Front contre Front », il leur faudra prioritairement résoudre la crise qui tend à affecter tout projet radicalement de gauche et cela depuis les années 1980 au moins, décennie qui fut celle, doit-on le rappeler, du ralliement rapide et définitif du PS au « consensus capitalo-présidentaliste » et de l’entrée en récession du marxisme aussi bien comme cadre d’interprétation du monde, que comme projet politique.
Cette crise structurelle à laquelle sont confrontées les « gauches alternatives », c’est d’abord celle de l’insuffisance, voire de l’absence de désirabilité des projets post-capitaliste, comme le disait déjà Michel Foucault à la fin des années 1970. Terrible problème, ô combien difficile à solutionner, mais qui n’en demeure pas moins fondamentale pour cette « gauche alternative », candidate au pouvoir central, parce que c’est d’abord cela qui conduit la grande majorité des citoyens, quoiqu’ils puissent penser par ailleurs de la société capitaliste et des crises qu’elle engendre, à être dans l’impossibilité d’envisager des autrement et par là-même de continuer à considérer, bon gré mal gré, que « l’on est condamné à vivre dans le monde tel qu’il est »…
Hugo Melchior