Les grands journaux bourgeois grecs ne cachent pas leur joie éhontée de la mutation profonde de SYRIZA. Le parti qu’ils ont combattu ardemment – parce qu’il représentait aux yeux de la majorité populaire une opposition radicale à l’austérité et soutenait chaque résistance de masse, même les résistances les plus « extraparlementaires » – n’existe plus.
A sa place, on voit se former un parti du seul chef [1]. Et cela au nom de la perpétuation de la participation du pays dans l’Eurozone. Ce parti a pris la direction d’une farouche politique anti-ouvrière et antisociale. Autrement dit, le parti qui impose le Troisième Mémorandum [2].
Cette joie est partagée par une partie de la gauche sectaire [3] qui, forte de l’orientation de la politique actuelle de Tsipras, se hâte de déclarer : « le projet de SYRIZA était pourri dès le début, la fin était annoncée, la possibilité d’une politique de la gauche à la fois unitaire – et donc de masse – et radicale n’y existait pas ». Dès lors, la seule possibilité qui restait (et reste) ouverte résidait dans un travail lent et patient d’« organisation » et de dénonciation, et un effort de « rassemblement des forces » qui – par définition ou presque – renvoie les batailles décisives à un avenir tout à fait indéterminé [4].
Mais que fait-on si et quand la société réclame des batailles déterminantes, ici et maintenant et non pas repoussées « à demain », pas à engager quand et si un parti de la Gauche réelle est finalement prêt en termes politiques et organisationnels ?
Cette question nous a été posée de façon impérative dès le moment où la crise a éclaté violemment en Grèce [dès 2008, avec accentuation en 2010]. Elle nous a poursuivis durant une grande partie de notre parcours avec SYRIZA. Les réponses que nous lui avons données collectivement ont conduit à des succès politiques importants mais aussi à des grands échecs.
Ces opinions sectaires sous-estiment également un autre facteur, que la Gauche internationale a pu mieux apercevoir même à distance : la rapidité et la massivité de la réaction de « l’aile gauche » de SYRIZA face à la braderie du 13 juillet [5].
La vague de démissions et de départs des dirigeants, des cadres moyens, des membres de base et même des organisations locales a été large et a commencé immédiatement. La Plateforme de Gauche [6] a pris l’initiative de la création du parti-coalition l’Unité Populaire (UP), avec l’apport d’une fraction des « 53 » [7] et de la Jeunesse de SYRIZA. Y compris parmi certain qui restent dans SYRIZA l’anxiété face à direction du parti et du gouvernement de Tsipras trouve des expressions quotidiennes.
L’UP a connu la défaite lors des élections du 20 septembre 2015 [8]. Ayant seulement 20 jours à sa disposition, l’UP n’a pas pu élaborer et diffuser une réponse politique et électorale efficace contre le virage violent – certes prévisible politiquement mais dont le timing précis n’était pas déterminé et se mélangeait aux manœuvres ainsi qu’aux affrontements internes – du groupe dirigeant de Tsipras qui avait le soutien de tout le système économico-politique national et international. Mais l’UP a pu conserver un ralliement important de militante·e·s et il a créé un premier lieu d’organisation et de regroupement qui se réfère au marxisme et à une stratégie socialiste.
Tous ces militant·e·s – mais aussi les forces de « l’autre gauche » [9] – peuvent jouer un rôle crucial dans la bataille de la résistance au Mémorandum III. Et seulement quand on saura l’issue de cette bataille – dans les mois à venir – nous serons en position de tirer les conclusions plus définitives sur le bilan de SYRIZA et des forces qui, sans cesse, sur des points cruciaux, ont fait connaître leurs positions, en toute indépendance et ont contesté des prises de position de la direction Tsipras [depuis le premier accord du 20 février 2015]. Aujourd’hui, nous sommes à un moment de crise, après une défaite politique majeure, mais nous avons devant nous des batailles à venir. Elles peuvent décider du dénouement de la guerre.
A partir de ce que nous avons fait jusqu’à présent, nous avons obtenu les ressources pour être présents, avec des limites certes, sur le champ de bataille et ne pas renoncer, avec le soutien populaire, à une victoire, qui sera liée dans ses possibilités et formes aux évolutions dans différents pays européens.
L’histoire politique récente, l’histoire aussi de SYRIZA, montre que, sur le terrain de la lutte des classes en Grèce, de tels renversements politiques d’importance étaient et restent du domaine de la faisabilité.
Avec l’esprit de cette approche et résolument fixés sur une perspective de contrecarrer, à chaque étape, l’application du troisième mémorandum, nous formulons, ici, quelques premières réflexions sur le bilan nécessaire de notre parcours avec et dans SYRIZA, depuis 2004 jusqu’en 2015.
La préhistoire
Certains des membres les plus arrogants de la SYRIZA actuelle soutiennent que SYRIZA était la continuation ininterrompue du courant de la gauche rénovatrice, c’est-à-dire de la version grecque de l’eurocommunisme. Ils essayent de démontrer que le poids et l’audience de SYRIZA ainsi que sa victoire politique en janvier 2015 [10] sont une preuve que cette coalition-courant existe « depuis fort longtemps » en Grèce.
Ces affirmations ne sont pas exactes. Au début de la première décennie du XXe siècle, tous les sondages d’opinion montraient que Synaspismos [11] était dangereusement proche de la limite de la viabilité électorale, aux alentours de 3%. Tout le monde savait qu’une deuxième période extraparlementaire (suite à l’échec du 2,94% aux élections d’octobre 1993) serait probablement fatale à Synaspismos (SYN).
La raison de cette estimation était la situation tragique à l’intérieur du parti. Il est vrai que l’orientation eurocommuniste [12] était dominante dans SYN. Pourtant, la majorité de ses cadres et de ses membres provenait du Parti communiste de Grèce (KKE). Cette contradiction devenait plus intense du fait que les idées de type « centre-gauche » étaient très répandues dans le parti. Le glamour de la « modernisation » social-libérale, sous Costas Simitis [13], n’avait pas gagné seulement une série de cadres dirigeants (par exemple Androulakis, Damanaki, Mpistis, etc.). Ces idées étaient aussi très répandues parmi l’effectif des cadres intermédiaires et des organisations du parti. En novembre 2001, Léonidas Kyrkos [14], le « Nestor » [15] de la tradition eurocommuniste, avait proposé une « fédération » entre le PASOK et SYN. Cette perspective était soutenue par les groupes le plus versatiles du PASOK – notamment Kostas Laliotis [16] – qui considéraient l’élargissement de la social-démocratie vers SYN comme un contrepoids à l’usure subie par le PASOK sous Simitis. Pour lui c’était le seul espoir pour une nouvelle victoire électorale face la Nouvelle Démocratie de Kostas Karamanlis.
Au sommet de cette pyramide instable qu’était SYN, se trouvaient son président, Nikos Konstantopoulos – qui ne venait pas de la tradition communiste mais de la tradition de la modernisatrice –, et Stergios Pitsiorlas, coordinateur du Comité politique central, cadre de l’ancien Parti communiste de Grèce (intérieur) et aujourd’hui – après une longue absence durant les années de la hausse de SYRIZA – président du TAIPED [17]…
L’« Espace de dialogue et d’action commune de la gauche », qui était un précurseur essentiel de ce qui allait venir, a donc été créé dans ces conditions. Dans l’« Espace » participaient une partie de la Gauche de SYN (le Courant de Gauche et le Réseau Rouge et Vert, qui formaient encore un ensemble), AKOA [la Gauche communiste écologique rénovée], KEDA [Mouvement pour l’unité dans l’action de la gauche], les Citoyens Actifs de Manolis Glezos [héros de la résistance] et une série d’« inorganisés » importants, tels que : Th. Dritsas, Tasia Christodoulopoulou, Demos Tsaknias, J. Milios, M. Spathis, etc. En provenance de la gauche radicale venaient DEA [Gauche ouvrière internationaliste], KOE [Organisation communiste de Grèce, d’origine maoïste], le Réseau, Xekinima [Organisation socialiste internationaliste, pour une certaine période] ; et, au début, SEK [Parti socialiste ouvrier, lié au SWP anglais] et DHKKI [Mouvement démocratique socialiste] ont participé en tant qu’ « observateurs ».
L’« Espace » tentait d’organiser une première discussion systématique sur la situation difficile de la gauche, mais aussi de scruter la possibilité d’actions communes (par exemple, sur la sécurité sociale ou les manifestations contre la guerre…). Toutefois, sa fondation répondait aussi à des « signaux » plus profonds : aux premiers moments du mouvement international de l’altermondialisme (les Marches européennes, Seattle [1996], Prague [septembre 2000], aux succès prometteurs de la première période, en Italie, du Parti de Refondation Communiste [18]. Cet ensemble répondait au besoin d’une critique générale de l’orientation de « centre-gauche » après la faillite de la « gauche plurielle » en France, à un appel vague à une « recomposition » de la gauche qui semblait venir de plusieurs côtés (et, y compris, de sections européennes de la Quatrième Internationale).
L’« Espace » posait clairement une ligne de démarcation face à la stratégie du « centre-gauche » et tentait d’ouvrir une discussion sérieuse sur la façon de mieux répondre aux difficultés engendrées par la crise des partis communistes dans la période difficile des années 1990, mais aussi par la crise et la stagnation des organisations de la gauche révolutionnaire en Europe, trente ans après mai 1968.
Durant cette période, la direction de SYN avait tenté quelques alliances électorales avec des organisations qui ont participé à l’« Espace » : AKOA KEDA, M. Glezos, etc. Mais les résultats furent maigres. La guillotine du quorum des 3% restait toujours menaçante.
Il était clair que, pour une entreprise de plus grande envergure, le préalable était la radicalisation de la politique. Et l’aide est venue de « l’extérieur » de SYN.
Produit de la radicalisation
La fondation de SYRIZA a été facilitée de manière décisive par un vague de radicalisation au sein du parti et à l’échelle internationale.
La grève gigantesque et les manifestations massives partout dans le pays, contre la démolition de la sécurité sociale sous Tasos Giannitsis [19] ont approfondi la distance entre la Gauche et le social-libéralisme. Dans les rangs de SYN, ce développement a aidé l’aile gauche à prendre ses responsabilités, à commencer une bataille contre ceux qui louchaient vers le PASOK et à commencer à mettre en évidence que la réfutation de la stratégie de la centre-gauche était un préalable à la reconstitution.
La plus grande aide est venue du mouvement international contre la globalisation capitaliste et néolibérale. En 2001, à Gênes, les forces participantes à l’« Espace » formaient un grand bloc (Comité grec pour la Manifestation internationale à Gênes), qui a participé, de manière disciplinée, dans les endroits les plus chauds de l’affrontement provoqué par la police. La vague d’espoir qui venait du mouvement international poussait tout le cadre du débat vers la gauche.
Par exemple, à Gênes, la Jeunesse de Synaspismos (alors avec Alexis Tsipras comme secrétaire) utilisait le slogan : « Vous avez noyé les Balkans dans le sang, va te faire foutre camarade D’Alema ! » [20], qui exprimait leur dégoût à l’égard de ceux qui étaient les interlocuteurs respectables de leur parti jusque-là.
La Gauche en Grèce – à l’exception honorable de SEK – a sous-estimé le mouvement international « altermondialiste » (actions, forums). L’approche hésitante du KKE, mais aussi de NAR [Nouveau courant de gauche], etc. a laissé une plus grande marge à l’« Espace » pour prendre des initiatives politiques.
Le mouvement contre la guerre était une première épreuve. Après le 11 septembre 2001, la réaction de Synaspismos a été celle d’une politique « équidistante » de l’impérialisme et des « actions terroristes », qu’il fallait replacer dans le cadre de la guerre impérialiste menée en Irak. Cette position n’était pas acceptable par les autres forces participant à l’« Espace » et une série de débats furent nécessaires afin que s’affirme une ligne antiguerre et anti-impérialiste au moins décente.
Sur la base des succès et des requis politiques de cette première période, on a pu arriver à construire le Forum européen grec. La participation importante aux premières manifestations, durant la première présidence grecque de l’UE (janvier-juin 2004), a démontré qu’il était possible, sur la base d’une ligne radicale de gauche, de mobiliser des forces plus amples qui restaient jusqu’alors dispersée. Ce constat a été confirmé durant les manifestations gigantesques contre la guerre de G. W. Bush en Irak [officiellement déclarée en mars 2003].
En même temps, il devenait évident qu’il faudrait trouver, assez vite, un « instrument » permettant à tout ce monde de participer à la lutte politique de façon plus systématique et plus permanente. A l’intérieur de Synaspismos, le choix de faire une alliance politique avec les forces de « l’Espace et du Forum européen » comme de tenter la reconstitution par une référence « aux mouvements » s’est affirmé de manière stable. A l’opposé, les forces qui plaçaient leurs espoirs dans la jonction avec le PASOK étaient en cours de chute. Les fondements pour la création de SYRIZA étaient, dès lors, posés.
Un produit de conflit politique constant
La Déclaration Politique Constitutive a été signée fin 2003 par : AKOA Citoyens Actifs, DEA, KEDA, KOE, SYN et de nombreux militants inorganisés. La présentation publique de la Déclaration a été faite le 3 décembre 2003 par G. Mpanias , M. Glezos, G. Theonas, N. Galanis, S. Pitsiorlas, T. Christodoulopoulou, A. Ntavanellos. Elle a provoqué des réactions vives de « l’aile rénovatrice » de SYN, qui a critiqué le parti d’être impliqué dans une telle alliance, qui n’était pas seulement électorale, mais politique dans un sens plus général et avec des conséquences imprévisibles sur le parti de SYN.
La Déclaration a été accompagnée d’un accord qui déclarait que : 1° SYRIZA est un front politique des organisations et des militants·e·s qui gardent leur autonomie respective et le droit à la libre expression de leurs avis ; 2° SYRIZA fonctionne par consensus et reconnaît à chacune de ses composantes un droit raisonnable de « veto » ; 3° la représentation au parlement sera pluraliste ; 4° le nom du front comportera le mot « Synaspismos » et le président de son groupe parlementaire sera le président de SYN.
Sur cette base, SYRIZA (après la prise de distance de la part de KOE qui n’a donné que son appui électoral) a participé avec succès modéré aux élections de mars 2004 en obtenant 3,26% des voix.
Lors de ces élections, l’accord sur la représentation pluraliste n’a pas été respecté. Les manipulations de N. Konstantopoulos [21]. Le projet politique de SYRIZA était miné systématiquement par « l’Aile novatrice ». Elle visait clairement à annuler l’entreprise commune sur la base d’un danger de glissement vers des positions « gauchistes ». Dans les élections européennes de juin 2004, SYN a participé seul. Il a obtenu 4,16%, tandis qu’il avait obtenu 5,25% en 1999.
Le choix SYRIZA était désormais lié clairement à la discussion sur la « radicalisation », ou non, de SYN et l’entreprise ne pouvait être reprise sans un pas important dans cette direction. Ce pas a été accompli lors 4e Congrès de Synaspismos (du 9 au 12 décembre 2004). Ce Congrès est aussi connu sous la dénomination de « Congrès du tournant à gauche ». Dans ce Congrès, Synaspismos a changé de président. Alekos Alavanos a été élu à la place de N. Konstantopoulos. C’était aussi le premier Congrès dans l’histoire de SYN où le « Courant de Gauche », à l’époque uni, a réclamé et pris ses responsabilités à la direction du parti.
Au niveau de la direction de SYN, la victoire du « tournant à gauche » était plus difficile que le Congrès ne l’a laissé paraître. Donnons la parole à J. Mpalafas (auteur d’une « chronique » sur les 20 ans de SYN) : « Le texte de l’Aile Gauche, proposé par Panayotis Lafazanis, faisait de SYRIZA un choix stratégique que le parti devrait appuyer. Il accusait SYN d’avoir suspendu la fonction du front et il critiquait le « deuxième texte » d’avoir laissé ouverte la possibilité de coopération avec le PASOK »… Le « deuxième texte », le texte de « L’Intervention » et du « Rassemblement Novateur » présenté par Lykoudis, « portait un œil critique sur SYRIZA et constatait des côtés positifs aussi bien que négatifs ». Dans le Comité politique central de SYN, le texte de Lafazanis a été approuvé avec 51 votes contre 48 ; et il y avait 7 votes blancs, 3 abstentions et un « présent » (celui de N. Konstantopoulos).
Pourtant, le « tournant à gauche » de SYN a créé les conditions nécessaires pour relancer SYRIZA. Le parti-colaition (front) a pu désormais entrer uni dans la période critique de la bataille contre la droite de K. Karamanlis [premier ministre de mars 2004 à octobre 2009]. Mais ça ne signifie pas que les conflits à l’intérieur de SYRIZA aient pris fin. En fait, ces conflits prenaient parfois des allures existentielles. Les plus connus de ces conflits concernaient la candidature de Giannis Panousis [qui sera ministre sous Tsipras] lors des élections régionales d’Attique (en 2006), les problèmes de représentation lors des élections européennes de 2009 ; la crise entre Alékos Alavanos [secrétaire de SYRIZA depuis 2004] et Tsipras [qui lui succède en 2008], et l’insistance de la majorité de SYN en faveur de la candidature d’Alexis Mitropoulos aux élections régionales d’Attique (2010) [22]. Puis vont arriver les grands problèmes propres au programme, à la ligne politique et à la tactique. Ils ont atteint leur point culminant après le succès électoral lors les élections de mai 2012 [Syriza obtient 16,8% des suffrages et 52 sièges de députées [23] ]. Ils ont pris un caractère explosif suite à la victoire du 25 janvier 2015.
Ces conflits se sont déroulés sur un double front. D’un côté, entre le Secrétariat de SYRIZA et le parti de SYN. De l’autre côté, à l’intérieur de SYN, entre ceux qui soutenaient la pérennité de SYRIZA – devenu synonyme de la « radicalisation » de SYN – et l’aile droite « novatrice », qui cherchait constamment la manière de se distancier de SYRIZA.
Des nombreux camarades de l’extérieur de SYRIZA, aussi que quelques camarades de la gauche internationale, pensent de manière erronée que le choix SYRIZA, le choix d’agir par l’intermédiaire d’un sujet politique unitaire de la gauche radicale, signifiait une sorte de « réconciliation » générale avec Synaspismos (SYN), ou que les relations politiques internes constituaient une atmosphère « de lune de miel ». Ces suppositions n’ont rien à voir avec la réalité du chemin troublé que nous ayons parcouru. Cette réalité créait l’exigence de développer des « instruments » pour être partie prenante dans cette bataille politique au sein de ce front, bataille qui eu souvent des conséquences majeures.
D’Alavanos à Tsipras
La période de la direction d’Alékos Alavanos a été importante pour SYN, aussi que pour SYRIZA.
Pour commencer, Alavanos a donné de l’importance à la restauration des relations entre SYN et le Secrétariat de SYRIZA, en soulignant qu’il considérait SYRIZA comme un choix définitif. En fait, vers la fin de son mandat il avait tendance à se « retrancher » dans SYRIZA pour se défendre contre son propre parti.
La qualité principale d’Alavanos a été révélée au niveau politique. Il a rompu avec une certaine tradition des « novateurs » et il est entré vite et avec force en conflit avec la Nouvelle Démocratie de Karamanlis [premier ministre de mars 2004 à octobre 2009]. Ainsi, il a exigé, de nouveau, pour la Gauche des « réflexes anti-droite » qui avaient perdu leur crédibilité et avaient dégénéré sous le PASOK [sous le gouvernement de Kostas Simitis de février 1999 à février 2004]. Il a redonné foi, à temps, à la possibilité que le mouvement des jeunes – contre la privatisation des universités – puisse obtenir une victoire [24]. Ensuite, il a essayé d’identifier son parti à cette possibilité. Ainsi, il a rompu avec une autre tradition des « novateurs », qui hésitaient à bloquer les privatisations. Il a soutenu des tactiques non conventionnelles et risquées – comme sa candidature à Héraklion [Crête] où il fut élu au dernier moment, ou sa proposition de présenter la candidature d’Alexis Tsipras pour la municipalité d’Athènes – qui donnaient un profil radical à SYRIZA. Par ces choix, SYRIZA a obtenu une dynamique dans les sondages électoraux qui était une première indication de l’explosion de ses pourcentages en 2012 [25].
D’importance égale était sa prise de position durant la révolte du décembre 2008. Malgré la pression énorme du côté du système (Conseil des Dirigeants politiques), malgré la pression du côté du KKE (« vous caressez les oreilles des encapuchonnés », soit des anarchistes, nous disait la direction du PC) et malgré les réactions véhémentes à l’intérieur de SYN – qui demandaient de « condamner la violence de tous les côtés », autrement dit de la police comme des autonomes – il a pu maintenir l’orientation SYRIZA sur position basique : « continuer à manifester » ! L’effet sur les sondages électoraux était négatif, l’influence de SYRIZA pouvait sembler en souffrir. Pourtant, l’effet politique fut le contraire : SYRIZA s’est démarqué des partis traditionnels et a construit les fondements de sa victoire politique et électorale dans la période prochaine.
A mon avis, un moment exceptionnel de la direction Alavanos de SYRIZA résida dans sa position sur les tâches de la Gauche quand la crise de 2008 est arrivée : 1° L’estimation que la Grèce était le maillon faible du capitalisme en Europe ; 2° L’encouragement de rompre avec l’« européanisme » [au sens de pro-UE] qui était dominant à l’intérieur de SYN, autrement dit la fin de l’acceptation du Traité Maastricht sur l’UE, conclu en février 1992, entré en vigueur en novembre 1993 ; 3° L’estimation concernant le « Décembre ouvrier » à venir [par analogie au soulèvement étudiant de décembre] ; 4° Le slogan de « gouvernement de la gauche » ; 5° La proposition de transformer SYRIZA en parti unifié.
Toutefois, la principale faiblesse d’Alavanos était ses positions sur l’organisation même de SYRIZA. Ces positions se sont révélées par son assaut mené contre « l’existence d’organisations indépendantes », une attaque totalement déplacée. Puis cela a été confirmé par sa résignation inattendue de la direction du parti et sa tentative d’instaurer une « dyarchie » [deux règnes en position égale] : une personne à la direction de la politique et une autre pour contrôler les mécanismes de fonctionnement, soit un contrôle « sur » le parti. La remarque acerbe faite ensuite par Dimitrios Papadimoulis [député européen de SYRIZA] est correcte : « Alavanos n’a pas simplement proposé que Tsipras prenne la direction du parti, en fait il l’a imposé. »
Dans cette période tumultueuse nous avons soutenu au début la politique d’Alavanos, en tant que poursuite du « tournant à gauche » de SYN, en tant qu’étape nécessaire à la continuation de SYRIZA. Nous l’avons suivi dans le Front de Solidarité et de Renversement (FSR), contre le choix de la majorité de SYN concernant la candidature de A. Mitropoulos aux élections régionales d’Attique, un choix que nous avons estimé comme indiquant des « ouvertures » plus générales en direction des sociaux-démocrates. Nous avons essayé –avec d’autres dans le Secrétariat de SYRIZA – d’éviter que le conflit entre Alavanos et Tsipras prenne des caractéristiques catastrophiques, de trouver un mode de « coexistence » entre eux et de contrer les scénarios d’une rupture définitive avec SYRIZA.
Quand ces propositions de la majorité du Secrétariat de SYRIZA ont été rejetées (de la part de SYN et d’Alavanos également), nous avons accepté (avec la grande majorité de ceux qui ont engagé la bataille des élections régionales d’Attique avec le FSR) de relancer SYRIZA dans la dernière ligne droite avant les élections régionales de novembre 2010 [7 et 14 novembre].
Aux élections législatives de 2009 – juste après cette crise ouverte – SYRIZA a obtenu 315’000 votes et 4,16%. Alexis Tsipras a été élu président du groupe parlementaire par les 9 députés de SYRIZA.
Un parti de ses membres ?
Les propositions d’Alavanos de transformer SYRIZA, de façon immédiate, d’un parti unifié, à un « parti de ses membres » et « non pas d’une coalition de courants » entrait en résonance avec une tendance interne de SYRIZA. Elle traduisait une exigence authentique de démocratisation du parti et d’un fonctionnement plus cohésif de son appareil. Cette tendance était composée des membres de PASA, d’AKOA, du Groupe Rosa, de Kokino, d’APO, etc. La proposition comportait une transition immédiate à des organisations unifiées – organisations fondées sur des sections de quartier et de ville et de secteur (éducation, santé, usine, etc.) –, l’adoption du principe « un membre-une voix », la prise des décisions à la majorité.
Notre objection à cette proposition concernait l’absence des préalables politiques (d’une orientation claire, débattue), l’absence des relations de confiance nécessaires à assurer véritablement une telle unification. Et notre réponse fut négative.
Premièrement, cette proposition était rejetée par la grande majorité des membres de SYN : le Courant de Gauche [dont la figure centrale était P. Lafazanis] restait très sceptique, les « novateurs » [eurocommunistes social-démocratisants] parlaient de casus belli, et le groupe des cadres autour de Tsipras formulait des idées qui indiquaient qu’une unification prématurée pourrait nous mener directement à la création d’un parti de chef [sic] sous prétexte d’introduire la « démocratie directe » [« un membre une voix » par rapport à une formation ayant des courants et des organisations]. Ce danger, que SYRIZA soit transformé en « Synaspismos élargi », était notre souci principal dans cette discussion d’importance critique.
Ces questions ont été posées dans la troisième Conférence nationale de SYRIZA (27-28 novembre 2009). Dans cette Conférence nous avons œuvré pour réussir un « compromis pour progresser », qui prenait des mesures organisationnelles et réglait la question de la transformation de SYRIZA en « parti de ses membres » dans le cadre d’une procédure plus spécifique et par étapes.
Le slogan de cette Conférence de SYRIZA était « SYRIZA partout ! », un slogan qui définissait le devoir de bâtir des organisations locales dans les quartiers, dans les petites villes, les bourgades. Leurs assemblées devraient devenir l’épicentre de leur fonctionnement. Elles devaient établir un registre unique des membres (comportant les membres organisés dans des « courants », aussi que les inorganisés, soit les « non-encartés » dans une organisation). Ces membres devaient recevoir une « carte d’adhérent » et élire des « directions » locales ayant des tâches de coordination. Au niveau du Secrétariat, on a maintenu la représentativité des « courants » et la prise des décisions par consensus. Le principe « un membre-une voix » et les décisions par majorité ont été reportés à la Conférence suivante, la quatrième, fixée dans un délai d’un an. Autrement dit, ces décisions étaient reportées à une Conférence qui était censée être composée de délégués élus par les membres des organisations locales, constituées sous la forme décrite ci-dessus.
Cette décision a provoqué la furie de l’aile droite de SYN. L. Kyrkos a déclaré publiquement que l’Aile novatrice devait « prendre la décision de mener cette bataille sans compromis » et, que si elle était dans une position minoritaire, « elle devait former un nouveau sujet politique ». A.Nefeloudis (l’actuel secrétaire général du ministre du Travail) faisait appel – dans les colonnes d’Avgi, le quotidien de SYRIZA, plus exactement de SYN – à ses camarades d’en finir avec SYRIZA, « ce groupuscule ahistorique-gauchiste-obscure… ».
Mais la décision de la Troisième Conférence a de même rencontré la réaction violente du courant de la « sensibilité démocratique » dans SYRIZA – beaucoup de ces camarades ayant les meilleures intentions ! Quand, par la suite, A. Tsipras utilisait sans frein ladite « démocratie directe » (par exemple, lors des assemblées gigantesques où il demandait des votes à l’improviste et se posait comme candidat supposé égal aux autres participants, restés stupéfiés), ils considéraient qu’« Alexis démolit ainsi les mécanismes ». Ils ont trop tardé à réagir et restèrent paralysés et liés à la dynamique de Tsipras. Heureusement, ils ne l’ont pas suivi les jours décisifs de 2015.
Dans les partis dits larges, la relation entre la démocratie interne – les droits et les devoirs des membres – et la maturité politique générale du parti est un « exercice » difficile de sincérité, de sérieux et de responsabilité. Aujourd’hui que, dans le cas de Podemos, Iglesias utilise une « démocratie directe » virtuelle pour détruire les droits démocratiques des membres, nous disposons d’un exemple encore plus clair.
Dans SYRIZA, après la Troisième Conférence, beaucoup d’entre nous ont travaillé pour achever la transition vers un « parti de membres ». Les conditions de démocratie et de discipline, le principe d’« un membre-une voix », les décisions par majorité, etc. étaient présentés dans les statuts et adoptés finalement pendant la Conférence fondatrice de SYRIZA, mais violés systématiquement et cruellement par la suite. Nous avons, dans ce cadre, refusé de dissoudre DEA et avons gardé notre presse, nos publications, notre activité propre dans le cadre d’une politique loyale au cours des combats politiques menés par SYRIZA.
Gouvernement de la Gauche
La grande épreuve de SYRIZA, comme pour toute la Gauche en Grèce, résida lors la période de déclenchement de la crise.
Ce fut une période de luttes tumultueuses et prolongées, ayant à l’épicentre la grève et la rue (entre 2010 et 2012) ; une phase une mobilisation qui a dépassé de beaucoup le niveau précédent de la lutte des classes en Grèce et en Europe, dans ces années. Une période où la classe ouvrière, en tant que colonne vertébrale d’une mobilisation plus générale des forces populaires, s’est affrontée à plusieurs reprises à la force nue de l’Etat.
SYRIZA est entré dans cette période avec des forces organisées moins importantes que le KKE (Part communiste, sur une ligne sectaire de type « troisième période » et se revendiquant ouvertement du stalinisme), mais plus importantes quantitativement qu’ANTARSYA [26].
En 2012, il était désormais clair que SYRIZA était dominant au niveau électoral. Déjà avant 2012, il avait remporté la bataille politique en gagnant l’appui des forces ouvrières et populaires les plus importantes dans cette période d’action directe de salarié·e·s et malgré ses problèmes internes de cohésion et de solidité idéologiques.
Ce phénomène a besoin d’être expliqué. Une première dimension de la réponse réside dans l’appel de SYRIZA pour l’unité dans l’action, dans le caractère de front « populaire » de sa politique et de son programme qui – au-delà des problèmes – qui se trouvait en syntonie avec les sentiments et l’humeur de larges fractions de la population. Mais cela ne suffisait et ne suffit pas. SYRIZA a gagné la bataille politique au cours de cette période parce qu’il a pris la responsabilité de proposer une solution-perspective au problème du pouvoir gouvernemental qui correspondait aux conditions générales d’une situation que nous ne caractérisions pas comme « révolutionnaire » ou « pré-révolutionnaire ». Le fondement de son succès était le mot d’ordre de « gouvernement de la gauche ».
Les personnes engagées dans diverses luttes comprenaient que, pour se sauver eux-mêmes et pour sauver leur classe des conséquences de l’austérité, ils devaient renverser le gouvernement des mémorandums. Ils l’ont réussi contre Georges Papandreou [27], ils l’ont réussi contre Loukas Papademos [28] et ils se sont trouvés opposés à Antonis Samaras [29], avec les CRS, les lacrymogènes et les réquisitions des ouvriers en grève [30]. Renverser Samaras en ayant recours aux méthodes de la « rue », de l’action directe, présupposait une situation quasi révolutionnaire, présupposait une force ouvrière et populaire plus grande que celle dont on disposait. Quand la grande majorité populaire est arrivée à cette conclusion, suite à des certaines « tentatives », les gens se sont tournés en direction d’une perspective de s’engager sur la voie des élections. Il ne s’agissait pas d’un « tournant à droite » massif : malgré les efforts incessants des médias dominants – contrôlés par une oligarchie que l’ambassade américaine devait décrire avec exactitude – il était impossible, dès lors, de continuer à enchaîner à nouveau une grande partie des électeurs et électrices derrière les grands partis bourgeois [Nouvelle Démocratie et PASOK].
Nous n’avons pas pu, cela va de soi, choisir les conditions-cadres – comme beaucoup d’autres, nous aurions préféré que les gens puissent prendre la direction du renversement gouvernemental par l’action, prenant appui sur leur propre action –, mais les conditions restaient quand même exceptionnelles du point de vue historique : le sentiment qu’un grand changement était nécessaire et faisable était palpable partout. Dans cette situation, le mot d’ordre « gouvernement de la Gauche » était judicieux et pouvait être rempli de diverses dynamiques, au-delà du renversement politique du gouvernement Samaras.
Il a été mis en avant dans la discussion publique pour la première fois par Alékos Alavanos en 2008-2009 – comme nous l’avons indiqué ci-dessus – et cela avant l’enclenchement de la crise, avant les grandes luttes de 2010-2012. A l’époque nous l’avions rejeté en considérant que la seule façon de le réaliser concrètement, dans cette séquence politique, concrètement serait un tournant en direction d’un parlementarisme, soit d’un tournant vers la collaboration avec les premiers fragments issus de la social-démocratie, du PASOK.
La discussion a changé qualitativement après 2010-2011. Désormais, on avait une certaine accumulation de conditions et de forces qui rappelait vivement la discussion, avec les limites de l’analogie, du Quatrième Congrès de l’Internationale Communiste [novembre-décembre 1922] : une crise économique profonde, une confrontation radicale dans la société, une montée verticale des luttes de classe qui – pourtant – n’arrivaient pas ou n’arrivaient pas encore à déboucher sur une situation pré-révolutionnaire, un désir ardent du prolétariat de changer la situation qui – pourtant – n’arrivait pas encore au point de prendre la décision d’« abattre le mur capitaliste », une crise profonde des partis bourgeois principaux qui ne pouvaient pas donner une solution politique de stabilité minimale pour le système…
Nous avons essayé de défendre une position concernant le gouvernement de la Gauche qui s’inscrivait dans la tradition de l’Internationale Communiste et les décisions prises lors de son Quatrième Congrès : le gouvernement de gauche en tant que mot d’ordre nécessaire dans les conditions de crise profonde, mais pas (ou pas encore) de crise pré-révolutionnaire. Le gouvernement de Gauche, avec un programme cherchant à répondre aux besoins de la classe ouvrière et des masses populaires et non pas en partant de notions sans référence à la classe, comme la conception d’un « développement de l’économie nationale ». Le gouvernement de Gauche pouvant représenter une perspective transitoire dans ce climat, dans ce point culminant de la lutte des classes. Un mot d’ordre inscrit de manière constante, dans la propagande et ses accroches concrètes, dans l’émancipation socialiste de la société et non pas comme le point « final » d’un effort réformiste fondé sur le faux espoir que puisse être gardés unis les forces capitalistes et les ouvriers dans une politique de « sortie du pays de la crise » et de « reconstruction de l’économie nationale ». Avec cette position nous étions en accord avec les membres les plus radicaux au sein de SYRIZA. Ils considéraient – en tant que point d’accord minimal – le gouvernement de gauche comme partie intégrale du projet d’imposer un programme de « non-collabortion de classe ».
Si l’on en juge aux résultats, ce camp a connu la défaite. Cette défaite a besoin d’être expliquée.
• Un facteur majeur fut le recul du mouvement de masse survenu progressivement après 2012 et avec un rythme plus rapide après 2013. La véritable réalisation du projet de « gouvernement de gauche » présuppose une participation notablement élevée des composantes d’un leadership politique. Cette constatation ne doit pas être comprise en tant que transfert de la responsabilité à ce leadership. Au contraire, ce constat est une forme d’autocritique (mais aussi de critique) ayant trait aux attentions des forces de la gauche radicale dans SYRIZA concernant le poids à mettre sur l’effort visant à rallier de manière plus organique le mouvement de masse et de prendre plus en considération ce facteur dans la formulation de leur tactique par rapport aux événements politiques.
• A moins de faire de l’histoire « contre-factuelle », nous n’allons jamais savoir si un projet de « gouvernement de gauche » a connu la défaite en Grèce pour des raisons objectives, à cause du rapport des forces. Puisque ce projet a été abandonné par la direction de SYRIZA, en vérité juste après les élections de juin 2012 et ouvertement après la victoire de janvier 2015. Il était remplacé par un projet de « gouvernement de salut national », par une politique d’unité nationale qui ne laissait dehors du schéma que la droite de Samaras [l’aile droite de la Nouvelle Démocratie] et Aube dorée [les néonazis].
Nous pouvons constater des « tournants » similaires – même avant l’arrivé au pouvoir – dans la politique du Bloc de Gauche en Portugal [dans le cadre de la ville de Lisbonne, avec un test à venir à l’échelle du gouvernement] et dans les projets d’Iglesias concernant le futur de Podemos en Espagne.
C’est une preuve que dans les partis larges de la gauche radicale [31], nous ne pouvons pas considérer que le dilemme stratégique classique « reforme ou révolution » soit clos. Un dilemme qui, contrairement à ce que croit une grande partie des nouvelles couches et directions politisées, ne concerne [pas] que le passé (historique) ou un futur distant et éloigné. Cette problématique, exprimée ici sous une forme apodictique, définit en fait largement la tactique, même durant des périodes d’exigence de réformes dans le climat présent de crise structurelle, et devient encore plus décisive au cours des périodes de chamboulements politiques généralisés.
Notre insistance sur cette orientation explique notre refus de dissoudre DEA, malgré les pressions que nous avons reçues lors de la conférence constitutive de SYRIZA. Elle explique aussi le poids que nous avons mis sur l’effort de bâtir une opposition de gauche la plus large [32] et notre initiative de fonder le Réseau rouge [33].
La fondation de la Plateforme de Gauche (pendant les jours de la Conférence constitutive de SYRIZA en 2013) a été aussi une décision difficile. Elle provoquait la colère du groupe dirigeant autour d’Alexis Tsipras qui constatait que, avec la création de la PG, il avait désormais une forte opposition dans son propre parti [quelque 33% des délégués lors de la Conférence]. La PG, prenant de façon systématique un rôle de « correction » de décision et surtout d’affrontement en insistant sur l’orientation de classe, elle provoquait une radicalisation de chaque voix critique au sein de SYRIZA. C’est pour cette raison que nous avons subi une « pression » systématique du groupe dirigeant (avec une politique de « la carotte et du bâton »…) visant à briser notre accord politique, avec les camarades du Courant de Gauche, et donc de mettre en question l’existence de la PG.
Mais la création de la PG a provoqué aussi la réaction d’une section plus « radicale » au sein de SYRIZA (ANASA, « 53 » centre-gauche, hésitant, de Syriza, etc.). Des camarades qui ne voyaient pas, alors, des raisons importantes de se distancier de manière décisive de la majorité dirigeante. Ils voyaient par contre des raisons de critiquer (parfois assez agressivement) la collaboration entre une section de la Gauche anticapitaliste et internationaliste (les « trotskistes » de DEA) et les camarades du Courant de Gauche qui se referaient à une tradition issue des Partis communistes. Dans les jours difficiles de 2015 il était démontré que l’insistance sur politique pratique anti-austérité, sur l’orientation en direction de la classe ouvrière, sur l’insistance de se référer effectivement au marxisme, que tout cela constituait le fondement qui permettait à la PG de garder unis ses rangs. Et cela rend honneur aux camarades du Courant de Gauche – au-delà des différences – d’avoir maintenu leur engagement, envers leurs membres, envers le « monde » de SYRIZA et du mouvement social, ayant des responsabilités plus lourdes que les nôtres [34].
Nous faisons référence à cette expérience parce que, dans la période après le 20 septembre [élections qui aboutirent à l’actuel gouvernement de Tsipras, en alliance avec ANEL] des courants et des organisations qui s’affrontaient dans le passé sont aujourd’hui obligés de travailler ensemble pour bâtir le lit d’un fleuve commun pour la gauche radicale.
Dans le chemin vers les élections de janvier 2015, notre dernier espoir était que la victoire certaine de SYRIZA puisse provoquer une nouvelle vague de revendications de la part des masses, une vague d’expression d’aspirations et de besoins exigeant leur réalisation immédiate, une vague des luttes venant d’en bas. Cela n’est pas arrivé. Et il faut dire que, sur ce point, la responsabilité revenait de plus en plus au système « gouvernement et parti SYRIZA » [35] qui, dans l’espace entre le 25 janvier et le 12-13 juillet 2015 [36], a cultivé systématiquement la passivité des masses et a placé tous les espoirs sur le résultat des négociations avec les créanciers.
Du réformisme au néolibéralisme
Après la victoire lors des élections de juin 2012 a commencé dans SYRIZA un processus de tournant vers un conformisme. Le sentiment que SYRIZA gagnerait le pouvoir gouvernemental dans le cadre d’élections à venir – indépendamment de la date de leur déroulement – au lieu de conduire une relation de radicalisation de ses relations aux masses et un armement politique contre l’influence du système. Cela a mené à ce que Yannis Dragasakis [37] qualifia de « maturation violente ».
C’est-à-dire, le développement de relations avec les cercles sociaux-démocrates, avec la droite de Karamanlis, avec des fractions de la classe dominante. Le glissement du programme de « classe » vers la recherche politique d’une vague « sortie de la crise ». Cela allait de concert avec le changement du fonctionnement du parti, l’autonomisation du groupe dirigeant et la limitation des membres au rôle des simples « supporters ». S’imposèrent dès lors, dans les cercles dirigeants majoritaires, l’abandon de toute tactique radicale-interventionniste et le rôle prédominant des intentions définies absolument par la « pêche aux suffrages ».
Ce glissement à droite a été accéléré par la grande victoire électorale et politique de janvier 2015.
Le groupe dirigeant formé autour d’A. Tsipras a géré la période critique suite aux élections avec deux critères principaux :
1° Eviter le conflit avec la classe dominante à l’intérieur du pays. Donc, les « actions unilatérales », que SYRIZA avait promises, ont été renvoyées aux calendes grecques (augmentation du salaire minimum, 13e retraite pour les retraités à revenu faible, restauration des conventions collectives, baisse des impôts pour les classes populaires, etc.).
La direction de Tsipras était en train de découvrir que même les réformes les plus modérées en faveur des travailleurs, dans une période de crise profonde, ne peuvent être imposées qu’en étant intégrées à un programme de transition politique anticapitaliste. Et, devant cette constatation, elle a été « mise en déroute », pour utiliser un euphémisme, et elle a annulé la totalité de son programme des réformes. Cette déroute est arrivée à son point culminant pour le secteur critique des banques, où Yannis Dragasakis, au lieu de suivre la politique de nationalisations (« sous contrôle public, démocratique et ouvrier »), prévue dans le programme de SYRIZA, a simplement (simplement !) réintégré… les cadres les mieux connus de la période social-libérale de K. Simitis (premier ministre 1996-2004, membre du PASOK).
2° Eviter – à tout prix !– le conflit avec la direction de l’UE et les préteurs. Cette politique a commencé en tant qu’illusion faisant partie de la rhétorique pré-électorale (« Merkel va signer l’accord en plein jour », disait Tsipras). L’abandon de la politique de SYRIZA concernant le non-paiement des intérêts de la dette (ou d’une partie de cette dernière) et la demande d’annulation de la dette (dans sa plus grande partie) s’est transformé au cours d’une « négociation » sans fin et sans conditions avec les créanciers, pour arriver, finalement, à l’accord honteux avec les eurodirigeants du 20 février 2015, un accord que chacun pourrait voir qu’il nous menait à un nouveau mémorandum.
La tentative de Tsipras de se libérer de ce piège mortel [ou de donner l’impression qu’il le voulait], sous la pression menaçante de la majorité de son parti, a mené à la décision d’organiser le référendum du 5 juillet 2015, le dernier « spasme » radical de SYRIZA. La grande intervention des forces ouvrières et populaires, avec le NON clair de 62%, a placé la direction de SYRIZA devant des dilemmes dans leur forme véritable : soit insister sur un programme de refus de l’austérité imposée par les « institutions », et donc engager une rupture totale avec les créanciers et sortir, finalement, de la zone euro ; soit se soumettre au nouveau mémorandum pour « garder le pays dans l’euro », dans le système euro. La direction de Tsipras a eu besoin de moins de 24 heures (jusqu’au 6 juillet) pour passer définitivement dans le camp du deuxième « choix ».
Le réformisme qui essayait d’éviter le conflit avec la classe dominante grecque, de maintenir ses alliances internationales et ses choix, a été obligé de s’engager dans une politique néolibérale.
Le message de cette capitulation est de la grande importance pour la politisation à l’intérieur du pays, mais aussi pour la gauche internationale qui a suivi attentivement les événements en Grèce : pour que la politique de l’anti-austerité puisse être victorieuse il est nécessaire qu’elle s’oppose – sans limites – à la classe dominante à l’intérieur de chaque pays ; pour que la politique anti-austéritaire puisse sortir victorieuse, il est nécessaire d’entrer en conflit avec les eurodirigeants et de briser la discipline des « accords » qui étaient imposés durant les années antérieures de domination néolibérale, d’oser, en fin de bataille, la sortie de l’euro et de son système. Ce sont les conditions « minimales » pour qu’un gouvernement de gauche puisse compter sur la solidarité internationale et la stimule, ce qui est absolument nécessaire.
En essayant de contourner ces deux choix critiques, la direction de Tsipras a été conduite, de facto, à accepter un nouveau mémorandum (le 3e) et de prendre la responsabilité de l’imposer, en agissant désormais frontalement contre les intérêts des travailleurs et des classes populaires qu’elle était censée représenter.
Premières conclusions
1° Dans la situation actuelle du mouvement, mais aussi de la gauche marxiste internationale, le choix de participer aux partis larges, le choix du front unique – avec ses modalités spécifiques dans les différents pays – au niveau politique, le choix de la coopération politique longue et systématique avec des segments du réformisme radical ou du « centrisme », reste souvent nécessaire. Il est lié au caractère défensif de la lutte des salariés, il est lié à l’obligation de concentrer des forces capables de revendiquer des victoires partielles, il est lié aux problèmes de « réorganisation politique » par tous les courants de la gauche effective. La politique du front unique, sous des modalités prenant en compte les configurations sociales et politiques, reste un critère de distinction entre l’action décisive qui vise véritablement à changer la situation et la référence seulement verbale au marxisme, à la « révolution », etc.
2° Ce choix a des conditions politiques importantes. La fondation de SYRIZA avait comme préalable le rejet de la stratégie de centre-gauche (social-démocrate actuelle). Mais l’évolution elle-même de SYRIZA a démontré que les faiblesses politiques, idéologiques et organisationnelles des entreprises unitaires de la gauche radicale offrent des opportunités de reconstitution au centre-gauche (SYRIZA post-juillet, bien qu’ayant maturé avant) qui peuvent aller jusqu’à la dégénérescence social-libérale complète, comme dans le cas de la direction de Tsipras.
L’orientation d’Iglesias, dans le cas de Podemos (avec une alliance possible avec le PSOE), et le tournant de la direction du Bloc de Gauche au Portugal vers un soutien – certes conditionnel – à un gouvernement social-démocrate avec des tests à venir démontrent que ces phénomènes sont loin d’être isolés.
3° Cela signifie que les forces de la gauche marxiste et anticapitaliste, quand (et où) elles font le choix de participer aux « partis larges », doivent le faire de façon spécifique : en maintenant leur autonomie idéologique et organisationnelle, en maintenant leur liberté et les moyens de critiquer et de prendre leurs distances. En prenant soin à temps de former une aile gauche, donnant une importance au programme et à l’orientation de classe. Tout cela doit être fait publiquement, pour s’adresser à l’ensemble membres du parti ou de la coalition, mais aussi à l’avant-garde des militants-es en dehors du parti.
4° La lutte de la « période SYRIZA » en Grèce n’était pas une tâche sisyphéenne. La constitution à temps de la Plateforme de Gauche (PG) et la formation d’autres « oppositions » radicales-marxistes (une partie des « 53+ », la Jeunesse de SYRIZA) à l’intérieur de SYRIZA ont eu comme résultat, dans le moment critique, qu’une partie importante du parti a réagi contre sa dégénérescence, avec une prise de distance nécessaire et affirmée.
Tout « ce monde », avec des fragments d’ANTARSYA et de la base du KKE (des fragments qui ont d’autres problèmes à résoudre, des problèmes d’orientation également importants, comme le sectarisme et un type d’action qui ne s’intéresse qu’à l’auto-affirmation idéologique), pourrait former une force d’importance stratégique dans les nouvelles conditions créées en Grèce par l’imposition du troisième mémorandum par la direction politique de SYRIZA et d’Alexis Tsipras.
Le travail de la reconstitution en Grèce d’une gauche massive, radicale et anticapitaliste, dans l’environnement du XXIe siècle, va continuer.
5° C’est le sens de notre participation à l’Unité Populaire. L’UP a été le lieu de rencontre de la partie la plus avancée de l’ « opposition » de gauche dans SYRIZA, de la Plateforme de Gauche, d’une partie d’ANTARSYA (ARAN, ARAS) et des militants·e·s inorganisés, qui ont compris la nécessité d’exprimer, dès le début, l’opposition politique et électorale à la mutation mémorandiste de SYRIZA.
Son échec dans les élections (elle n’a pas passé la limite des 3% et elle est restée sans représentation parlementaire pour 7000 suffrages manquants) fut réel. Mais elle a à sa disposition un regroupement organisé, les moyens de prendre des initiatives politiques et la possibilité d’un élargissement significatif. Donc, pour ce qui nous concerne, nous ne considérons pas l’UP en tant que « parti fini », mais en tant que « front politique en construction ». Si l’on prend aussi en compte la dynamique d’autres initiatives radicales, on arrive à une constatation intéressante : il s’agit des armes de « plus grand calibre » que celles qui étaient à notre disposition quand nous avions commencé l’entreprise de SYRIZA, dans les conditions « lointaines » de 2003-2004…
Antonis Ntavanellos