Cécile, qui ne souhaite pas révéler son nom comme la plupart des migrantes, enchaîne les plaisanteries, surtout pour parler des situations difficiles. Avec une dizaine d’autres exilées, elle a bénéficié d’une formation action emploi jusqu’à la mi-décembre à la Maison des femmes (MDF) de Paris. La jeune Camerounaise voudrait être guide touristique car elle en a assez de « tuer le temps en soignant les pattes des pigeons dans les parcs ».
Arrivée à Paris voilà presque deux ans, elle n’a pas de titre de séjour. « J’ai un sac plein de papiers avec moi mais je n’ai pas le bon, dit-elle. Sans papiers, tu ne peux rien ici : pas de travail, pas de logement. Ça encourage les trafics, les violences contre les femmes. Tu peux te retrouver dans la maison d’un monsieur qui va te faire toutes les peurs de ta vie. »
La migration prend des allures de double peine, pour les femmes. En 2013, 111 millions d’entre elles ont pris la route de l’exil, représentant 48 % des migrants dans le monde. Comme les hommes, elles fuient la guerre, les persécutions… Mais aussi les violences dirigées contre elles, mariages forcés, excisions ou viols – souvent pratiqués comme actes de guerre –, auxquelles l’exil ne leur permet pas toujours d’échapper. Alors qu’avait lieu, le 18 décembre, la Journée internationale des migrants, un rapport de l’ONU sur les femmes dans le monde, paru fin octobre, démontre que les migrantes affrontent des risques spécifiques de violence et d’exploitation dans leur exil mais aussi dans le pays d’accueil. La France ne fait pas exception.
« La nuit, des hommes frappent violemment à la porte parce qu’ils veulent… Eh bien, vous savez ce que veulent les hommes… » Dimanche 18 octobre, à Paris, sur le parvis de l’Hôtel de Ville, Amal, qui a fui la Libye en mai, se saisit d’un mégaphone avec hésitation, en compagnie d’une trentaine de militantes féministes rassemblées en soutien aux exilées. Son écharpe beige nouée autour du cou, elle raconte les conditions de vie précaires qu’elle a connues avec les occupants du lycée Jean-Quarré dans le 19e arrondissement, et les risques qui pèsent sur les femmes migrantes comme elle. Sans papiers, Amal squattait le lycée depuis juillet. Le 23 octobre, au petit matin, elle a pris un bus avec d’autres exilées et obtenu une place dans un nouveau centre d’hébergement jusque fin janvier, avec possibilité de renouvellement du séjour.
Elles étaient une trentaine à occuper ce lycée vétuste, au milieu de plusieurs centaines d’hommes. Certaines, comme Amal, avaient trouvé refuge dans une petite pièce réservée aux femmes et aux enfants. D’autres étaient éparpillées avec leur copain, mari ou « protecteur », dans les salles de classe au sol tapissé de matelas et reconverties en dortoir géant. Une femme migrante aurait été violée dans une rue proche du lycée, selon plusieurs témoignages. Dans les campements qui ont éclos en région parisienne ces derniers mois, les femmes, minoritaires, affrontent ces violences en plus de celles liées à leur situation précaire d’exilées.
Emprise
Selon les estimations de la Ville de Paris, environ 100 personnes, hommes, femmes ou enfants, sont arrivées chaque jour en Ile-de-France au mois de juillet. A la rentrée, le flux s’est atténué pour tomber à 80, nombre qui n’a pas encore été actualisé. La région voit passer des populations fuyant les conflits ou une migration qualifiée d’économique venant du Maghreb, d’Afrique de l’Ouest ou d’Afrique centrale francophone.
Bien que le phénomène de migration vers l’Europe reste essentiellement masculin, les associations comme France Terre d’Asile, la MDF ou Médecins du monde évoquent une amplification des situations de détresse, liée à cette hausse de l’arrivée des femmes – Camerounaises, Nigérianes, Erythréennes, Soudanaises, quelques Syriennes… – en région parisienne. C’est un recueil sans fin : prostituées, femmes enceintes après un viol, isolées, à la rue, hébergées pour quelques mois au fin fond de l’Ile-de-France avec leurs enfants, sans suivi, sans soutien, ne parlant pas la langue… Avec prudence, la Ville de Paris, qui constate aussi un pic dans la courbe migratoire des femmes, avance le chiffre de 200 migrantes sorties – au moins temporairement – de la rue depuis le début d’année.
« Ces femmes se sentent vulnérables, elles cherchent des soutiens, explique Amina, de l’association Femmes migrantes debout ! Elles essaient d’avoir des “copains” qui les protègent. » Les situations d’emprise et d’exploitation deviennent alors plus difficiles à rompre. « On a organisé une réunion d’accueil avec une distribution de vêtements chauds à la Maison des femmes, raconte Amina. Certains hommes du lycée n’ont pas voulu décrocher de leur femme ou de leur copine. Ils ont trouvé un tas de prétextes pour ne pas les laisser venir. Tout passait par eux, il y a une relation de domination qui persiste. »
Face à l’urgence, un collectif féministe de soutien aux femmes exilées s’est créé début septembre, rassemblant une quarantaine d’organisations, sous la houlette de Femmes migrantes debout ! et de la Maison des femmes, lieu non mixte d’accueil et d’informations dans le 12e arrondissement de Paris. Ce collectif réclame davantage de moyens pour répondre aux demandes d’asile et exige l’ouverture de centres d’hébergement et d’hôtels sociaux incluant une offre de lieux en non-mixité pour femmes et enfants. Il insiste sur la nécessité d’une prise en charge spécifique des femmes au niveau de la sécurité et de l’accès à la santé.
Au centre de soins de Médecins du monde, à Saint-Denis, les médecins bénévoles tentent de parer au plus urgent, quand les migrants arrivés depuis moins de trois mois ne peuvent pas bénéficier de l’aide médicale d’Etat par exemple. « Pour les femmes, il y a de vrais problèmes de santé sexuelle, de violences, d’IST [infections sexuellement transmissibles], d’absence de suivi gynécologique et de suivi de grossesse », estime Jeanine Rochefort, gynécologue.
Autre fait alarmant : 30 % des femmes migrantes venues d’Afrique subsaharienne sont contaminées par le virus du sida après leur arrivée en France, pointe l’enquête Parcours menée par l’Agence nationale de recherche sur le sida, parue le 1er décembre. « Nous relions ce chiffre aux situations de précarité des femmes migrantes, explique Annabel Desgrées du Loû, chercheuse qui a coordonné l’étude. Elles ont plus de risques d’avoir des relations sexuelles transactionnelles au cours des années où elles sont sans papiers ou sans logement. »
Les femmes sont « les premières cibles des violences masculines, appuie Florence Allouche, membre du collectif féministe. Ici, en Ile-de-France, les réseaux de proxénètes vont jusque dans les hôtels sociaux. Ils les menacent de mort. Ces réseaux sont aussi en lien avec les passeurs, et font pression sur elles en leur disant qu’elles sont redevables. »
Tout devient alors plus compliqué pour que ces femmes migrantes accèdent aux démarches d’asile, aux soins, à la sécurité, à un emploi. A Paris, les travailleurs sociaux essaient de repérer ces situations lorsque les couples identifiés sur les campements sont hébergés. « Quand nous avons des doutes sur le couple, si nous voyons que le mari prostitue sa femme, nous faisons en sorte que les travailleurs créent un lien suffisamment fort pour l’aider et la libérer de cette situation », précise la Ville de Paris.
Assise sur un banc dans un parc de la capitale, Angela raconte « la misère » qu’elle a vécue depuis son départ d’Afrique centrale il y a presque un an. Après être passée par le Liban et la Grèce, elle a atterri en France avec un faux passeport fin janvier. Dès le lendemain, elle a commencé « à avoir des visiteurs ». Les cheveux couverts par un foulard rouge enroulé en turban, elle se tord les mains. « Je veux enlever cette image de ma tête », dit-elle. La prostitution reste un sujet tabou, lourd à porter pour les migrantes. Angela ne parvient pas à retrouver le nom de la ville où son « ami » l’a emmenée en banlieue parisienne, emprisonnée et forcée à se prostituer. « Il faisait venir des gens que je ne connaissais pas. Il fermait la porte et s’en allait. Je couchais avec deux hommes, parfois trois en même temps », souffle-t-elle, en détournant le visage.
« J’allais avec n’importe qui »
La trentaine, Angela a vendu tout ce qu’elle possédait pour financer son voyage. En Afrique, dans un pays dont elle ne souhaite pas dévoiler le nom, elle a aussi laissé ses deux jeunes enfants, avoue-t-elle après un long soupir. « Au pays, j’avais un travail, poursuit-elle. Avec la crise et la pauvreté, mon ami m’a dit de venir, qu’il pouvait m’aider. J’espérais trouver une vie meilleure et être heureuse avec quelqu’un que j’aime. »
Un jour, un mois environ après son arrivée en France, un « visiteur », auprès de qui elle s’est confiée, laisse la porte ouverte en partant. Angela s’enfuit et se retrouve à la station de RER Charles de Gaulle-Etoile. « Il fallait que je mange, que je me lave. J’allais avec n’importe qui », explique-t-elle d’un ton dur.
Au printemps, elle trouve un peu d’aide auprès d’« une compatriote » qui l’héberge quelque temps, mais Angela se retrouve à nouveau seule, à la rue. Depuis, elle prend ses marques à Paris, connaît les lieux et les associations qui aident les sans-abri et prostituées. Elle ne demande pas l’asile car elle est persuadée qu’elle sera déboutée. Cet hiver, Angela a eu la chance d’obtenir une place dans un centre d’hébergement.
Si l’ouverture de centres hivernaux mixtes met à l’abri jusqu’au 31 mars, un employé du SAMU social regrette le manque de places spécifiques pour les femmes : « Sur le terrain, on voit que les places pour femmes en nuitée sont malheureusement insuffisantes, surtout depuis la fermeture avant l’été d’un centre d’urgence pour femmes isolées dans le 12e arrondissement, témoigne-t-il, sous couvert d’anonymat. On a l’impression que les pouvoirs publics sont restés à la statistique d’une femme dans la rue pour cinq hommes, alors que c’est plutôt une femme pour trois hommes. »
La Ville de Paris indique être « en nette progression en termes de places pour les femmes » et assure qu’avec la prise en charge de plus de 4 000 migrants depuis cet été, « il n’y a plus de situation de goulot d’étranglement ». Un nouveau centre d’hébergement de longue durée, réservé aux femmes sans abri ou primo-arrivantes, doit ouvrir début 2016 à Bourg-la-Reine (Hauts-de-Seine), « loin des réseaux de proxénètes », signale la Ville. Il sera doté de 45 places.
En attendant, les femmes sans abri se regroupent, souvent par communauté, pour être moins vulnérables. « Tous les espaces sont occupés par des hommes, souligne Zahra, chargée de l’accueil à la MDF. Elles doivent avoir une stratégie pour survivre dans la rue. » Pour Angela, le mal est déjà fait. « Dans la rue, j’ai peur d’approcher des hommes maintenant. Je suis déjà à l’offensive quand il y en a un qui m’aborde. » Elle tient à témoigner parce qu’elle veut sensibiliser les gens. « Quand je bavarde avec des femmes africaines, je leur dis : “Dites la situation à ceux qui sont au pays, dites-leur de ne pas s’aventurer à partir.” »
Emilie Jéhanno