- 1. Remarques préliminaires
- 2. LES CINQ PREMIERES ANNEES
- 3. LE DEBAT SYNDICAL (1920 (…)
- 4. LE DERNIER COMBAT DE (…)
- 5. LIMITES DE LA POSITION (…)
- 6. Comment expliquer une (…)
- 7. UN BLOC LENINE - TROTSKY
- 8. TROTSKY PASSE A L’OFFENSIVE
- 9. Quels sont les facteurs (…)
- 10. LE DEBAT SUR LE COURS (…)
- 11. QUEL BILAN DE LA DISCUSSIO
- 12. LA MORT DE LENINE
- 13. L’ATTITUDE DE LENINE (…)
- 14. LE COMBAT de Léon Trotsky
1. Remarques préliminaires
Premièrement, les marxistes et le problème de la société de transition entre le capitalisme et le socialisme : Quand les bolchéviks ont été confrontés à la construction d’un Etat ouvrier à partir de l’insurrection d’Octobre 1917, ils avaient très peu de bases théoriques sur lesquelles s’appuyer en cette matière. C’était effectivement la première expérience historique, pratique, sur grande échelle, de tentative de construction d’une société socialiste.
Des écrits marxistes abordaient les problèmes de la transition, des écrits d’avant 1917. Ce sont les écrits de K. Marx et F. Engels, notamment la Critique du programme de Gotha et d’Erfurt, et les leçons tirées par Marx, Engels, et plus tard par Lénine, de l’expérience de la Commune de Paris. Celle-ci représente la première expérience historique de dictature du prolétariat, bien que de courte durée et sur une échelle géographique très réduite, pas spécialement comparable à la Russie tsariste. Enfin, il y a un livre extrêmement important écrit par Lénine lui-même pendant l’année 17, à savoir L’Etat et la Révolution. Ce texte prolonge les analyses de Marx et propose une méthode de direction politique de la société de transition, mais ne pose pas le problème sous l’angle économique.
Deuxième remarque. Comment voyait-on jusqu’en 1917 le problème de la transition entre le capitalisme et le socialisme, le problème de la dictature du prolétariat ?
Celui-ci était posé de manière triangulaire par les marxistes de l’époque et notamment par Lénine. Triangulaire, dans la mesure où il mettait en présence trois classes sociales essentielles : la bourgeoisie, le prolétariat industriel et la paysannerie. Il s’agissait de réaliser l’alliance du prolétariat et de la paysannerie pour renverser la dictature bourgeoise. Cette alliance devait se faire sous la conduite du prolétariat et devait être maintenue après la prise du pouvoir si l’on voulait à la fois combattre les vestiges de l’ancien ordre, faire face aux attaques de la bourgeoisie impérialiste, réaliser les tâches de la révolution démocratique et entreprendre des transformations socialistes.
Lénine a beaucoup réfléchi au problème de l’alliance ouvrière et paysanne. La pierre d’achoppement dans ce schéma, c’est que, en réalité, la construction d’une société de transition ne se pose pas de manière triangulaire mais quadrangulaire. A la bourgeoisie, au prolétariat et à la paysannerie s’ajoute un quatrième acteur : la bureaucratie. Ni Marx, ni Engels, ni Lénine, ni les autres dirigeants bolchéviques dans l’immédiat après insurrection de 17, ne se sont posé le problème de la bureaucratie comme couche sociale qui allait jouer un rôle spécifique autonome par rapport aux trois autres grandes forces sociales.
Pourtant, le problème de toute la société de transition, c’est que la classe ouvrière alliée à la paysannerie ne devra pas simplement combattre la bourgeoisie sur le plan international et national, elle devra également combattre les déformations bureaucratiques. Et si celles-ci prennent de l’ampleur, elle devra lutter contre la couche bureaucratique qui se sera cristallisée. Pour la période qui va de l’année 1919 à 1923, vous trouverez une série de textes de dirigeants bolchéviques qui dénoncent le bureaucratisme et la bureaucratie. Mais on ne trouve aucune analyse de la bureaucratie comme couche, qui en se cristallisant, peut jouer un rôle autonome. Au sein de « l’opposition trotskyste », il faudra attendre 1928 pour que soit écrit un texte qui analyse la bureaucratie sous cet angle. Il s’agit du fameux texte de Christian Rakovsky intitulé « Les dangers professionnels du pouvoir ».
2. LES CINQ PREMIERES ANNEES DE L’ETAT OUVRIER SOVIETIQUE
Cinq ans après la révolution, en 1922-23, il y a une grande réflexion à propos des problèmes de bureaucratisme et la manière de les combattre. C’est surtout le dirigeant principal du parti, Lénine, qui pose la question des déformations bureaucratiques de manière systématique et essaie d’y apporter une série de solutions précises. Le bureaucratisme est aussi dénoncé par des tendances minoritaires dans le parti bolchévique, notamment par l’Opposition ouvrière (depuis 1920-21) et par la Tendance du Centralisme démocratique.
Qu’est-ce qui s’est passé dans les 5 premières années de l’Etat ouvrier soviétique ? Le nouvel Etat est à la tête d’un pays qui compte une majorité écrasante de paysans. Au moment de la révolution, il n’y a que 3 millions d’ouvriers d’industrie et 5 ans après, ils ne sont plus que 1,2 million environ.
Ce qu’apporte la révolution à la majorité paysanne, c’est l’accès à la terre ; ils la donnent à ceux qui la travaillent. La paysannerie n’est donc pas organisée dans des fermes d’Etat ou dans des coopératives. Elle est essentiellement composée de 25 millions de familles paysannes qui chacune cultive sa parcelle de terre. Les salariés agricoles sont peu nombreux ; les fermes d’Etat et les coopératives ne représentent qu’un peu moins de 2% des terres cultivées.
Entre 1917 et 1922, la politique économique soviétique passe par trois phases :
La première phase permet d’initier des transformations socialistes par des incursions « despotiques » de la dictature du prolétariat dans le domaine de la propriété privée, pour paraphraser Marx. Dans la situation de la Russie, cela implique le transfert de la terre à la nation et son attribution en usufruit à ceux qui la travaillent, la nationalisation du crédit et des banques, l’instauration du monopole d’Etat sur le commerce extérieur, la généralisation du contrôle ouvrier... Lénine, dans un discours au congrès extraordinaire des soviets du 4 décembre 1918, énumère quelques unes des mesures citées plus haut en affirmant explicitement leur caractère socialiste : « Cette révolution est socialiste. L’abolition de la propriété privée de la terre, l’introduction du contrôle ouvrier, la nationalisation des banques sont autant de mesures qui mènent au socialisme. Ce n’est pas encore le socialisme, mais ce sont des mesures qui nous y mènent à pas de géant. Nous ne promettons pas aux paysans et aux ouvriers un pays de cocagne du jour au lendemain, mais nous disons : l’alliance étroite des ouvriers et des paysans exploités, la lutte ferme, sans défaillance, pour le pouvoir des Soviets nous conduisent au socialisme. » (Lénine, Oeuvres Choisies, tome 2, p. 508-509).
Le caractère radical des mesures prises dès le lendemain de la prise du pouvoir n’implique aucunement dans l’esprit des bolchéviks une quelconque illusion sur la possibilité d’instaurer rapidement le socialisme en Russie. Ils considèrent au contraire que la Russie ne peut atteindre le socialisme qu’avec l’aide des prolétariats des principales puissances impérialistes de l’époque, à commencer par le prolétariat allemand. Par ailleurs, les bolchéviks considèrent que, pendant une phase transitoire, il est nécessaire de maintenir un important secteur privé, y compris capitaliste, au niveau industriel et commercial. Mais ce schéma de départ sera rapidement abandonné, en moins d’un an, parce que l’impérialisme et la contre-révolution intérieure développent à un rythme accéléré une politique d’agression extérieure et de guerre civile. Par exemple, les conditions mises par l’Allemagne à la conclusion de la paix de Brest-Litovsk, affaiblissent terriblement l’économie soviétique [2].
Le traité de Brest-Litovsk est ratifié entre l’Allemagne et la Russie soviétique en mars 1918. Il s’agit d’une paix séparée entre ces deux pays alors que la guerre continue dans le reste de l’Europe jusqu’en novembre 1918. Le prix payé par la révolution pour obtenir la paix, c’est la perte d’un tiers de la population russe, d’un tiers des terres cultivées, de la moitié de l’industrie et de 90% des mines de charbon en activité. L’Ukraine est soustraite à la Russie soviétique alors qu’elle représente 75% de la production de charbon, 2/3 du minerais de fer, 80% du sucre, 75% du manganèse, 90% du blé exportable, 2/3 du sel.
Sur le plan intérieur, on assiste à un sabotage systématique de la part de la bourgeoisie industrielle. Les patrons « lock out » les usines, notamment celles où les ouvriers appliquent le contrôle ouvrier. Il faut savoir qu’un des premiers décrets du pouvoir soviétique prévoit la généralisation de la possibilité du contrôle ouvrier. Le lock out patronal et la volonté des travailleurs de voir exproprier les patrons amènent la Direction soviétique à nationaliser la plupart des usines en juillet 1918.
Sous la pression de l’agression impérialiste et de la contre-révolution intérieure, la direction bolchévique décide alors de passer au communisme de guerre, en investissant tout l’effort économique dans le soutien à la guerre et ceci, avec une économie qui est déjà dans une situation désastreuse à cause des pertes dues au traité de Brest-Litovsk. Pour donner un exemple de ce que cela impliquait, en 1920, l’Armée rouge absorbait 50% de la production industrielle, 60% du sucre, 40% des fournitures de graisse, 90% des chaussures d’homme, 40% du savon, 100% du tabac.
La politique dite du communisme de guerre crée certaines illusions dans une partie de la direction bolchévique. Comme le pouvoir soviétique est obligé de diriger d’une main de fer toute l’économie, il est amené à supprimer les échanges monétaires entre l’industrie et la campagne. Au niveau de la campagne, on procède à des réquisitions de blé pour alimenter les villes et l’armée. Au niveau des villes, on rétribue la classe ouvrière directement en nature. Cela produit dans une partie de la direction bolchévique (Boukharine, Préobrajensky) l’idée selon laquelle on est déjà en train de passer à des formes d’échange de type socialiste car la monnaie est quasi supprimée.
Mais c’est naturellement une forme de socialisme de la misère dans lequel on répartit des rations de famine. Ce n’est absolument pas vivable sur le long terme. Et dès que, sur le plan militaire, l’Armée rouge réussit à vaincre la contre-révolution (fin de l’année 1920 - début 21) s’ouvre tout de suite un débat dans la direction bolchévique afin d’adopter un autre schéma de développement économique. On n’a plus besoin de tourner tout l’effort vers la guerre, on peut se poser les questions du développement économique, plus exactement, du redressement économique. En effet, en prenant comme indice 100, la production de la grande industrie en 1913, celle-ci est tombée en 1920 au niveau 18 ! II s’agit donc de remonter tout doucement la pente de la production.
Lénine, à la suite de Trotsky, propose la nouvelle politique économique (la NEP) qui dit en substance : « Maintenant il faut faire une retraite. La pression sous laquelle nous avons mis la paysannerie avec les réquisitions, etc., ne peut plus continuer. Il faut absolument convaincre la paysannerie d’augmenter la production de manière volon¬taire. Nous supprimons les réquisitions et nous les remplaçons par un impôt en nature. Nous permettons au paysan de vendre le surplus de sa production agricole et nous relançons un commerce privé ». C’est une retraite par rapport aux premières années de la révolution parce que le pouvoir soviétique fait des concessions aux paysans privés moyens et au commerce privé. Lénine dit lui-même que cela va introduire une dynamique très dangereuse.
Une dynamique d’économie privée, une dynamique de renaissance de l’accumulation privée qui pourrait se transformer en accumulation capitaliste à l’intérieur de la société de transition. Mais ce recul, continue-t-il, est absolument nécessaire pour une période temporaire. Le temps de consolider l’alliance entre la classe ouvrière et la paysannerie.
Voilà donc résumés de manière simplifiée, les trois stades de politique économi¬que qui se sont succédé à partir de 1917.
En 1921-22, on connaît une situation très particulière pour une société qui veut
construire le socialisme sous la conduite de la classe ouvrière. En effet, celle-ci ne compte qu’1,5 million de travailleurs d’industrie, tandis que l’armée compte 5,5 millions de membres (qui viennent d’être démobilisés).
L’appareil des fonctionnaires compte presque 6 millions de membres et rappelons que la paysannerie est composée essentiellement de 25 millions de familles.
Le tableau suivant présente l’évolution numérique des familles paysannes et des salariés agricoles, des ouvriers d’industrie, de l’armée et l’appareil des fonctionnaires entre 1917 et 1922 :
Ouvriers d’industrie | Armée | Fonctionnaires des inst. soviétiques | Familles paysannes | Ouvriers agricoles | |
1917 | 3.024.000 | 50.000 (gardes rouges) | — | — | 2.000.000 |
1918 | 2.486.000 | 800.000 | 114.539 | 18.000.000 | — |
1919 | 2.035.000 | 3.000.000 | 529.841 | — | 34.000 |
1920-21 | 1.480.000 | 5.500.000 | 5.880.000 | 24.000.000 | — |
1922 | 1.243.000 | — | — | — | — |
La chute très forte du nombre d’ouvriers d’usine s’explique par la contribution énorme apportée par ceux-ci à l’effort de défense de leur Etat ouvrier, ils se sont engagés massivement dans l’Armée rouge.
Par ailleurs, une partie importante des ouvriers est entrée dans le nouvel appareil d’Etat soviétique. Cette faiblesse du prolétariat industriel ne constitue pas une base de départ favorable au développement d’une société socialiste. D’autant plus que les conséquences de la guerre civile ajoutées à celles de la 1re guerre mondiale ont terriblement marqué la population de l’Etat soviétique. Près de 8 millions de personnes sont mortes pendant la guerre civile dont plus de 7,5 millions à cause de la faim, du froid et des épidémies contre 350.000 morts au combat. Le nombre de morts durant la guerre civile, est supérieur à celui des morts durant la guerre de 14-18 en Russie (environ 7 millions).
3. LE DEBAT SYNDICAL (1920 - 1921)
De décembre 1920 au printemps 1921 se déroule dans le parti bolchévique, le débat syndical. C’est à l’occasion de ce débat que Lénine est amené à mettre en évidence la déformation bureaucratique qui marque l’Etat ouvrier soviétique et à en déduire que les syndicats doivent constituer un organe de défense des travailleurs par rapport à cet Etat. Trotsky fut un des principaux protagonistes de ce débat et il adopta une position différente de celle de Lénine qui handicapa sa lutte antibureaucratique ultérieure.
Dans quelles conditions ce débat démarra-t-il ? Début 1920, la guerre civile n’est pas terminée mais l’Armée rouge a repris le contrôle d’une grande partie du territoire. Le poids de la guerre ayant diminué, se pose la question de la réorganisation de la production. L’exécutif des soviets (février 1920) puis le 9e congrès du Parti (avril 1920) décident d’organiser un service du travail et de constituer des « armées de travail ». Il s’agit de mobiliser, organiser, déplacer la main-d’œuvre nécessaire au travail de reconstruction. C’est Trotsky qui est chargé par le Bureau politique de la conduite des discussions ainsi que d’une partie de l’exécution des décisions. La priorité est donnée à la réorganisation des transports et Trotsky reçoit en mars 1920 la charge d’un nouveau ministère, il devient commissaire aux Transports tout en conservant son poste de commissaire à la Guerre.
Il démontra une nouvelle fois ses capacités d’organisateur en réorganisant complètement les chemins de fer et en utilisant pour ce faire une partie de l’armée démobilisée. Mais pour obtenir ce résultat, il mit de côté la direction syndicale traditionnelle en en créant une nouvelle. Il se mit à dos les directions syndicales et certains travailleurs.
Face à l’épuisement de la classe ouvrière, à la situation économique désastreuse, Trotsky proposait la militarisation de la classe ouvrière et des syndicats. Il considérait qu’il fallait la discipline militaire dans la production, l’absence au poste de travail étant égale à une absence au poste de combat. Il proposait le remplacement des directions syndicales par des directions plus ouvrières et plus compétentes (ce qui impliquait de pouvoir faire appel à des cadres venant de l’extérieur de l’entreprise), jouant un rôle de courroie de transmission entre le parti, l’Etat et la classe ouvrière. II critiquait les réflexes syndicalistes de défense des intérêts immédiats des travailleurs.
Au départ, Lénine soutint fermement la position de Trotsky. Puis face aux protestations des directions syndicales et de certains cadres ouvriers du parti (auxquels il faut ajouter l’Opposition ouvrière), Lénine prit la mesure des dangers qui découlaient de la position de Trotsky et la critiqua de plus en plus vigoureusement à partir de décembre 1920.
Mais il eut soin de circonscrire ses critiques à l’égard de Trotsky (soutenu par Boukharine et Préobrajensky). Il ne rompit nullement ses relations avec Trotsky au contraire de ce qu’il fit deux ans plus tard à l’égard de Staline. Lénine savait mesurer l’ampleur réelle des divergences au sein de la direction bolchévique. Lénine dira à plusieurs reprises que Trotsky, dès qu’il est devenu bolchévique fut l’un des meilleurs ! En effet, Trotsky a dirigé l’insurrection d’Octobre 1917. C’est lui qui a mené à la victoire l’Armée rouge qu’il a contribué grandement à construire, c’est encore lui qui joue un rôle de tout premier plan à la tête de l’Internationale communiste créée en 1919.
Mais revenons au débat sur les syndicats. Selon les positions de Trotsky de cette époque, le pouvoir de contestation des syndicats à l’égard de l’Etat n’a plus de raison d’être dans la mesure où cet Etat appartient aux travailleurs. A cela, Lénine réplique que l’Etat ouvrier est un Etat à déformations bureaucratiques. Les ouvriers doivent donc conserver un outil pour se défendre contre les déformations et les erreurs possibles de celui-ci. Il considère que les syndicats doivent être des écoles du communisme pour pousser la classe ouvrière à mieux travailler, mais aussi pour la défendre, sans toutefois recourir aux grèves étant donné que la situation économique est dangereuse.
Lénine avait raison contre Trotsky. Il avait également raison contre l’Opposition ouvrière.
Trotsky et l’Opposition ouvrière se revendiquaient du programme du parti qui impliquait que les syndicats devaient exercer la gestion de l’économie. Mais, ce qui les différenciait, c’est que l’Opposition ouvrière manifestait une profonde méfiance à l’égard de l’Etat bureaucratisé et partant de là, refusait la fusion entre les organes étatiques et les syndicats, ce que Trotsky proposait.
Selon l’Opposition ouvrière, les syndicats devaient être au pouvoir, devaient diriger les usines parce qu’ils représentaient véritablement les ouvriers à la différence de l’Etat atteint par les déformations bureaucratiques.
Mais faire en sorte que les syndicats deviennent la direction des usines ne constitue pas un garde-fou contre la bureaucratie ; c’est, au contraire, à terme, catalyser la bureaucratisation des syndicats et de l’Etat ouvrier.
En effet, si les syndicalistes deviennent les gestionnaires, ils perdent la possibilité de contrôler la gestion car ils l’exercent directement et ils risquent à coup sûr de devenir un rouage de la bureaucratie. Donner la gestion des usines aux syndicats, c’est catalyser la bureaucratisation des syndicats et de l’Etat ouvrier. Il faut en effet maintenir une relation dialectique entre gestion étatique ou publique d’une part, et contrôle ouvrier d’autre part. Les positions de Trotsky, Boukharine, Préobrajensky, Rakovsky, Piatakov, d’une part, et celles de l’Opposition ouvrière, d’autre part, ne permettaient pas de maintenir une dynamique de contrôle ouvrier.
Néanmoins, il serait erroné de présenter la politique défendue par Trotsky comme étant de nature bureaucratique. Il voulait par cette proposition permettre un élargissement de la démocratie ouvrière. Il considérait que les masses devaient jouer le rôle essentiel dans la reconstruction de l’appareil économique dévasté au cours de la guerre civile. Le problème, c’est qu’il ne voyait pas la nécessité d’assurer l’autonomie des syndicats par rapport à l’appareil de gestion économique et plus généralement par rapport à l’Etat. Un autre élément qui montre que la motivation de Trotsky n’était pas bureaucratique, c’est qu’il était appuyé par des dirigeants bolchéviques comme Préobrajensky, Rakovsky, I.N. Smirnov qui tout au long des années 20, ont mené de manière constante une lutte contre la bureaucratie. Mais si Trotsky ne partait pas d’un point de vue bureaucratique, les positions qu’il a défendues dans le débat sur les syndicats pouvaient alimenter, accélérer la bureaucratisation.
4. LE DERNIER COMBAT DE LENINE (FIN 1922 - DEBUT 1923)
En octobre 1921, Lénine déclarait : « Le prolétariat industriel en raison de la guerre, de la ruine et des destructions terribles, est déclassé... et a cessé d’exister en tant que prolétariat » (Œuvres, tome 33, p.59). Il parle aussi d’un Etat ouvrier avec des déformations bureaucratiques prononcées et déclare notamment au 11e congrès du parti bolchévique (1922) : « Si nous considérons la machine bureaucratique, qui donc mène et qui est mené ? Je doute fort qu’on puisse dire que les communistes mènent. A vrai dire, ce ne sont pas eux qui mènent. C’est eux qui sont menés » (Œuvres, tome 33, p.293).
Qui dirige donc cette machine bureaucratique ? C’est la masse des fonctionnaires qui en grande partie provient de l’ancien appareil d’Etat tsariste détruit. Le pouvoir soviétique a dû garder toute une série de spécialistes et même d’employés de bureau du tsarisme. Il y a des chiffres stupéfiants au niveau de la proportion des fonctionnaires tsaristes dans des parties du nouvel appareil d’Etat.
Lénine commande à Staline une étude sur cette situation. Cela donne les résultats suivants : pour la région de Viatka, sur 4766 fonctionnaires permanents, il y en a 4430 qui étaient déjà là sous le tsarisme. C’est naturellement une masse de fonctionnaires difficiles à guider d’un point de vue communiste.
Fin 1922, début 1923, Lénine se lance dans une bataille terrible sur cette question. Dans une série de textes destinés au comité central et à tout le parti, dans des articles publiés dans la Pravda, il propose des solutions radicales pour sortir « du marais bureaucratique dans lequel s’est enlisée la révolution ».
4.1. Le parti : garde-fou antibureaucratique
D’abord il considère que le garde-fou contre les déformations bureaucratiques, c’est le parti bolchévique. Il faut donc prémunir le parti contre les déformations et il mentionne dans une partie de son « testament », écrit fin 1922 début 1923, qu’il faut absolument élargir le comité central. Celui-ci devrait doubler en y faisant entrer quelques dizaines d’ouvriers de la production.
Lénine précise que ceux-ci ne doivent pas être passés par l’appareil des soviets (lui-même bureaucratisé), ni avoir quitté la production depuis un certain temps.
Un certain nombre de paysans « simples » doivent aussi être inclus. Il faut des ouvriers de la production, des communistes de la production.
4.2. L’inspection ouvrière : à réformer car bureaucratisée
Deuxièmement, Lénine observe que le gouvernement et le parti ont commencé à faire double emploi ; il considère que ceux-ci tournent bien souvent à vide et il veut dès lors une réforme profonde du système de direction du pays permettant mieux de préciser la frontière entre parti et gouvernement par l’établissement de responsabilités précises et la mise en place de meilleurs organes de contrôle des appareils. Lénine déclare qu’il faut réformer complètement l’Inspection Ouvrière et Paysanne ainsi que la Commission Centrale de Contrôle. Deux ans auparavant en 1920, on avait créé cette institution soviétique afin d’enquêter sur toutes les déformations bureaucratiques. Tout citoyen soviétique devait pouvoir porter plainte auprès de cette institution, y compris contre tout responsable soviétique, jusqu’au plus haut rang. Lénine constate, fin 1922, que cette institution de 12.000 fonctionnaires dirigée par Staline, est devenue un organe parfaitement bureaucratique ; c’est un rouage qui s’ajoute à l’appareil bureaucratique, il faut donc absolument réformer l’Inspection car celle-ci ne sert absolument pas aux fins auxquelles elle est destinée.
4.3. Lénine attaque Staline pour son rôle funeste dans la question nationale
Le troisième point de la réflexion de Lénine concerne la question des nationalités, l’empire tsariste ayant « intégré » de force toute une série de nationalités opprimées. Sans entrer dans les détails sur ce point, il faut signaler que Lénine met l’accent non seulement sur l’obtention de l’égalité des droits pour les nations opprimées, tels les Ukrainiens, les Géorgiens, les Tadjiks, les Ouzbeks, les Turkhmènes, les Arméniens, etc. mais aussi sur la garantie d’une situation qui leur permette de se hausser au même niveau que la nation russe traditionnellement dominante. Il considère indispensable que les différentes nations opprimées puissent développer leur propre culture et communiquer dans leur langue avec l’autorité centrale de Moscou. Dans ce cadre, il fallait mettre en place une Fédération de Républiques soviétiques, et non pas une seule république multinationale. Le responsable de la question nationale au sein du parti et de l’Etat est Joseph Staline. Lénine l’affronte à partir de la question géorgienne. Staline était entré en conflit avec la direction bolchévique géorgienne qui réclamait une autonomie relative pour mener à bien la politique communiste en Géorgie. Staline, lui-même géorgien, envoya un de ses « représentants », Ordjonikidze, pour aller mettre au pas la direction géorgienne. La méthode employée fut particulièrement brutale puisque Ordjonikidze en vint à frapper un dirigeant communiste géorgien au cours d’une réunion de direction. Quand Lénine apprend cela, il envoie une lettre à la direction communiste géorgienne dans laquelle il se déclare totalement solidaire de celle-ci et décide de s’occuper à fond de la question. Il rédige un texte qui est une véritable dénonciation des méthodes de Staline qu’il désigne par le terme de « Grand-Russe Chauvin ».
Les 30 et 31 décembre 1922, Lénine dicte le texte suivant : « Un rôle fatal a été joué par la hâte de Staline dans son zèle d’administrateur... l’internationalisme du côté de la nation dite grande (encore qu’elle ne soit grande simplement comme l’est l’argousin), doit consister non seulement dans le respect de l’égalité formelle des nations, mais encore dans l’effort vers une égalité (réelle) compensant... l’inégalité qui se manifeste pratiquement dans la vie... Le Géorgien (= J. Staline, N.D.L.R.) qui considère avec dédain ce côté de l’affaire, qui lance dédaigneusement des accusations de « social-nationalisme » (alors qu’il est lui-même non seulement un vrai, un authentique social-nationaliste, mais encore un brutal argousin grand’ Russe), ce Géorgien-là porte en réalité atteinte à la solidarité prolétarienne de classe... » (Lénine : Œuvres, tome 36, p.621, 622, Edition de Moscou).
4.4. La composition de la direction
Quatrième point, Lénine décide de se prononcer sur la composition du bureau politique. Cela semble à première vue un peu bizarre que le dirigeant principal du parti s’adresse au comité central et à tout le congrès du parti pour dire ce qu’il pense d’autres membres de la direction et pour distribuer ce qui semble être des bons et des mauvais points. Naturellement ce qui est enjeu, c’est en partie l’avenir du parti après la disparition de Lénine. Celui-ci est extrêmement malade depuis plusieurs mois ; alité, il écrit ce que l’on appellera bientôt, son « testament ». Il craint une scission dans le parti au cas où il disparaîtrait. Considérant que le parti est le dernier garde-fou contre les dangers de déformations bureaucratiques de l’Etat, que la direction du parti est un point vital, Lénine désire donc se prononcer sur la question de la composition du bureau politique. C’est pourquoi il porte un jugement sur les personnes qui le composent et dit notamment que Staline doit être écarté du poste de Secrétaire Général du parti. Il justifie sa position en fustigeant son comportement brutal, encore tolérable sur le plan personnel, mais intolérable quand il s’agit de quelqu’un qui occupe de telles fonctions. Par ailleurs, il met en valeur Trotsky, « Il est incontestablement l’homme le plus capable de l’actuel Comité Central » (Lénine, t.36, p.345, traduit du russe par Moshé Lewin, Le dernier combat de Lénine, p.88 ) bien que celui-ci, dit-il, pêche par une vision administrative des choses. Ce type de travers de Trotsky, ajoute-t-il, a été démontré dans des débats antérieurs concernant les syndicats et la militarisation du travail.
4.5. Développement des coopératives et révolution culturelle dans les campagnes
Cinquième point, Lénine se prononce pour la mise en place et le développement d’un système de coopératives agricoles dans lesquelles les paysans entreraient volontairement et feraient l’expérience d’un système de relations sociales les mettant sur la voie du socialisme. (« A proprement parler, il nous reste seulement à rendre notre population assez « civilisée » pour comprendre tous les avantages qu’offre un ralliement généralisé aux coopératives qu’il nous faut à présent pour passer au socialisme », t.45, p370).
Pour Lénine, le système coopératif à généraliser est celui qui permet aux paysans de commercialiser leur production en commun. Il ne s’agit donc pas encore de passer à des coopératives de production collective. Lénine englobe dans cette démarche le lancement d’une « révolution culturelle » dans les campagnes arriérées de manière à augmenter leur niveau culturel en évitant soigneusement d’y faire une propagande schématique et dogmatique pour le communisme. Ce n’était pas la tâche de l’heure car les conditions matérielles et culturelles minimales n’y étaient pas réunies (« Cela ne doit aucunement être pris en ce sens que nous devrions tout de suite porter dans les campagnes des idées communistes pures et simples. Tant que nous n’avons pas de base matérielle pour le communisme au village, ce serait, peut-on dire, faire œuvre nuisible, œuvre néfaste pour le communisme ».(Lénine, t.45, p.387 ). Lénine se prononce pour la combinaison, d’une part, de la propagation des idées soviétiques dans les campagnes via des groupes d’ouvriers volontaires, vaccinés contre un comportement paternaliste et bureaucratique et, d’autre part, par la revalorisation des conditions d’existence et de travail des instituteurs de village.
5. LIMITES DE LA POSITION DE LENINE
Au sein de la direction bolchévique, Lénine perçoit donc avec grande acuité les dangers de déformations bureaucratiques et décide de les combattre. Toutefois, certaines limites se posent à sa réflexion. Pour lui, la bureaucratie est l’héritage du passé tsariste (c’est en partie physiquement vrai). Il ajoute que si l’on était passé par le capitalisme développé, ce problème n’existerait pas.
Lénine conçoit la bureaucratie surtout comme le legs de l’héritage tsariste alors qu’elle est aussi le produit de la société de transition telle qu’elle est après la destruction de l’appareil tsariste. La bureaucratie occupe une fonction dans l’Etat ouvrier. Pour l’illustrer, reprenons une image utilisée plus tard par Trotsky : si lors d’une pénurie, une file s’allonge devant un magasin, on aura besoin d’un gendarme pour l’ordonner et celui-ci, bien souvent, se sert le premier...
La deuxième limite de la position de Lénine concerne le parti. II a toujours été favorable à un débat extrêmement vivant et démocratique à l’intérieur et à l’extérieur du parti. Les batailles politiques entre les militants du parti se déroulent y compris à travers la presse. Cela est vrai aussi en 1918. Non seulement il y a débat dans la presse officielle du parti, la Pravda, mais on laisse même Boukharine, dirigeant bolchévique, créer avec d’autres responsables (Préobrajensky, etc.) son propre organe de presse fractionnel. Il était de tradition dans le parti bolchévique de considérer qu’il fallait débattre à fond, mais qu’une fois la décision prise, elle devait être appliquée dans l’unité.
Le problème, c’est qu’en 1921, Lénine « tourne » sur le mode de discussion dans le parti. Précisément au 10e Congrès du parti, il y a un débat très dur qui met en présence la direction du parti et la tendance « Opposition ouvrière ». Cette dernière est minoritaire, composée de 60 délégués parmi 690 au total. Avant 10e congrès, l’Opposition ouvrière a pu diffuser à 250.000 exemplaires sa plate-forme dans la Pravda et dans une autre brochure, ce qui montre bien que le caractère démocratique du débat reste important.
Mais au dernier jour, alors que plusieurs centaines de délégués ont déjà pris le chemin du retour vers leur province, Lénine dépose la motion suivante : « Dès aujourd’hui, suppression du droit de tendance et de fraction dans le parti ; étant donné que l’Opposition ouvrière est minoritaire et que ses positions représentent un danger pour l’Etat ouvrier, toute propagation de ses positions, à l’intérieur du parti, entraînera l’exclusion de ses membres ». Il ajoute que deux dirigeants de l’Opposition ouvrière doivent être membres du comité central.
Ce texte de Lénine, adopté avec 30 voix d’opposition seulement, ne mentionne pas que la suppression du droit de fraction et de tendance, est temporaire. Ce texte comprend en plus une disposition secrète qui interdit également les groupes, il sera utilisé par la suite par la fraction Staline pour un délai indéfini.
6. Comment expliquer une telle attitude de Lénine ?
Il considère que la tension extrême qui se développe dans le pays - pendant le congrès se déroule le soulèvement de Kronstad - nécessite une limitation de la démocratie interne du parti afin que celui-ci fasse bloc. Sans doute Lénine conçoit-il ce changement comme limité dans le temps, mais il n’a pas la prudence de le préciser noir sur blanc. Cette erreur aura des conséquences terribles deux ans plus tard quand la fraction stalinienne se servira du texte du 10e congrès pour condamner l’Opposition de 1923 et consolider ainsi son pouvoir sur le parti.
Trotsky reviendra plus tard sur cette question avec le commentaire suivant :
« Le Parti bolchévique a, il est vrai, interdit les fractions au 10e congrès (mars 1921), à un moment de danger mortel. On peut discuter sur la question de savoir si cela fut juste ou non. Le cours ultérieur de l’évolution a montré en tout cas que cette interdiction a été l’un des points de départ de la dégénérescence du parti. La bureaucratie s’est empressée de faire de cette idée de « fraction » » un épouvantail pour ne pas permettre au parti de penser ou de respirer. C’est ainsi que s’est formé le régime totalitaire qui a tué le bolchévisme » » (in Le Trotskysme et le PSOP, 25/07/1939. Œuvres, tome 21, page 272).
La troisième limite de Lénine, c’est la réponse qu’il donne au problème du pluripartisme dans la transition au socialisme. Alors que dans les premiers mois qui suivent la prise du pouvoir, Lénine et la direction bolchévique mettent en pratique une politique et développent des conceptions qui impliquent le respect du pluripartisme (les bolchéviks ont formé une alliance gouvernementale avec les Socialistes Révolutionnaires de gauche fin 1917 - début 1918), leur attitude s’infléchit progressivement dans le courant de l’année 1918 et, dans les années qui suivent, tous les partis d’opposition sont progressivement interdits, voire réprimés. L’interdiction des partis d’opposition a entraîné une limitation très forte de la vie démocratique en U.R.S.S.
7. UN BLOC LENINE - TROTSKY CONTRE STALINE ?
Fin 1922, début 1923, Lénine propose un bloc à Trotsky dans la bataille concernant les événements de Géorgie et sur la question nationale en général.
Cette proposition de bloc fait suite au rapprochement manifeste qui s’est opéré à cette époque entre Lénine et Trotsky. En effet, fin 1922, Lénine avait manifesté à plusieurs reprises au sein du BP et par des lettres au CC son accord avec Trotsky sur les questions clés en discussion.
C’est ainsi qu’il mena bataille avec Trotsky contre les dirigeants bolchéviques – dont Staline – qui voulaient mettre fin au monopole de l’Etat ouvrier soviétique sur le commerce extérieur. A la même époque, il se déclara d’accord avec les positions de Trotsky concernant la tactique que l’Internationale communiste devait adopter pour gagner la majorité dans la classe ouvrière. Cela s’articule avec d’autres éléments, puisque Lénine veut proposer, au même congrès, l’élargissement du comité central [3], la réforme de l’Inspection ouvrière et Paysanne et l’éviction de Staline.
En décembre 1922, quand Lénine propose à Trotsky un bloc contre la bureaucratie, celui-ci répond que le combat contre la bureaucratie devrait commencer par l’élimination de ce mal au sein du parti et notamment dans ses instances suprêmes. Lénine allait par la suite accepter cette proposition en chargeant Trotsky de mener la bataille pour lui au 12e congrès et en déclarant dans son Testament qu’il fallait démettre Staline de sa fonction de secrétaire général.
Cette dernière proposition n’était connue que par les membres du BP et quelques proches collaborateurs de Lénine et de Trotsky. Quelques mois plus tard, Lénine, paralysé, ne peut être présent au 12e congrès. Trotsky ne mène pas la bataille que Lénine lui a proposée.
Ce sont d’autres dirigeants bolchéviques, Rakovsky et Boukharine qui mènent bataille sur la question des nationalités. Et la lutte contre les déformations bureaucratiques est prise en main par Préobrajensky, dirigeant qui a été l’un des trois secrétaires du parti bolchévique.
A l’occasion de la préparation du 12e congrès se constitue au sein du Bureau Politique une alliance fractionnelle entre Staline, Zinoviev et Kamenev, la fameuse Troïka. Celle-ci se réunit en secret régulièrement avant les séances du bureau politique afin de mettre en minorité Trotsky de plus en plus souvent.
Préobrajensky est le premier dirigeant bolchévique à dénoncer publiquement au congrès l’existence de la Troïka.
Lors de la préparation du 12e congrès du printemps 1923, Staline voulait amadouer Trotsky. Se sentant menacé par le bloc proposé par Lénine à Trotsky, il avait proposé au BP que Trotsky fasse le rapport central en lieu et place de Lénine absent. Trotsky refuse. Considérant que Lénine ne peut être remplacé, il propose qu’il n’y ait pas de rapport central. Trotsky se charge du rapport sur l’industrie.
Trotsky pense qu’il est possible via une politique économique adéquate de recréer les conditions matérielles permettant d’une part, au prolétariat industriel de retrouver toute sa vitalité et, d’autre part, d’assurer la « soudure » entre les villes et la campagne. Au 12e congrès, Trotsky met donc l’accent sur les transformations économiques, alors que Lénine, s’il avait été présent, aurait certainement porté à juste titre toute son attention sur une série de mesures politiques – dont l’éviction de Staline du poste de secrétaire général – permettant au parti de commencer à affronter la déformation bureaucratique.
Après coup, Trotsky portera le jugement suivant sur ce qu’aurait pu donner le bloc avec Lénine ou, en l’absence de ce dernier, une bataille menée en son nom :
« Notre action commune contre le comité central, si elle avait eu lieu au début de l’année 1923, nous aurait assuré certainement la victoire. Bien plus. Si j’avais agi à la veille du 12e congrès dans l’esprit du « bloc » Lénine-Trotsky contre la bureaucratie stalinienne, je ne doute pas que j’aurais remporté la victoire, même sans l’assistance directe de Lénine dans la lutte. Dans quelle mesure aurait-elle été durable, c’est une autre question ».
Il poursuit en déclarant notamment que s’il avait mené le combat voulu par Lénine : « Mon action pouvait être comprise, ou plus exactement, représentée comme une lutte personnelle pour prendre la place de Lénine dans le parti et dans l’Etat. Je ne pouvais songer à cela sans frémir. J’estimais que cela pourrait causer dans nos rangs une démoralisation qu’il aurait fallu ensuite payer cher, même en cas de victoire. » (Ma vie, p 554-555)
Au Congrès de mars 1923, Trotsky déclare dans son discours, qu’il se trouve dans la ligne du bureau politique, par là, il se démarque des interventions de l’opposition. Trotsky emploie des formules fortes sur la dictature du prolétariat et sur le rôle du parti bolchévique : « Nous nous sommes battus unanimement en 1917 pour la dictature du parti, nous nous battrons aujourd’hui contre toute tentative visant à retirer le monopole de la direction à tous les niveaux » (in Trotsky, La Lutte antibureaucratique en URSS, t.1, p.77, 10/18).
Cette formule avait été adoptée par Lénine lui-même en 1922. Même si pour Trotsky et Lénine, elle n’a pas la même signification que pour Staline (qui reprendra cette analyse à son profit avec appui de Zinoviev en 1924-25), cette formule donne une mauvaise éducation au parti et est dangereuse dans la mesure où, s’il est vrai que le parti constitue l’avant-garde du prolétariat allié à la paysannerie, il n’en demeure pas moins que le pouvoir mis en place à partir d’Octobre 1917 était exercé par les conseils ouvriers et paysans au sein desquels le parti bolchévique était devenu majoritaire. Un des effets terribles de la guerre civile qui suit octobre 1917, c’est la baisse d’activité des soviets (non voulue par les bolchéviks) et le transfert du pouvoir au parti. La formule employée par Trotsky (et Lénine un peu auparavant) ne mettait pas suffisamment l’accent sur le fait que l’exercice du pouvoir par le parti était un avatar de la guerre civile et pas d’Octobre 1917.
8. TROTSKY PASSE A L’OFFENSIVE CONTRE LA BUREAUCRATISATION DU PARTI (automne 1923)
Après le Congrès de mars 1923, l’opposition dans le parti bolchévique reprend vigueur, toujours en l’absence de Lénine qui est malade.
En juillet-août-septembre 1923, des grèves ont lieu et l’agitation monte à l’intérieur du Parti bolchévique. Elle est menée notamment par des membres des anciennes Opposition ouvrière et Centralisme démocratique (les dits décistes), par le Groupe ouvrier et la Vérité ouvrière. Cela amène Djerzinsky – chef du GPU (devenu par la suite KGB) –, que Lénine avait proposé en vain de sanctionner pour son rôle funeste dans l’affaire géorgienne, à proposer au CC, en septembre de pouvoir intervenir à l’encontre des membres du parti qui se rendraient coupables de lutter dans le parti contre la ligne de la direction. Trotsky décide d’entamer la bataille et adresse le 8 octobre 23 une longue lettre au CC dans laquelle il déclare que la proposition de Djerzinsky reflète à quel point la situation s’est détériorée dans le parti et il précise : « Beaucoup, beaucoup de membres du parti, si pas la plupart, ont été alarmés par les méthodes et les procédés utilisés dans la préparation du 12e congrès. » Il continue en déclarant qu’on n’a pas appliqué les propositions économiques qu’il avait mises en avant à ce congrès et qui avaient été adoptées. Il en explique les conséquences : un profond mécontentement des paysans qui a affecté ensuite les ouvriers, ce qui alimente le développement des groupes d’opposition.
Trotsky met ensuite en cause le fonctionnement du parti en dénonçant le bureau d’organisation dirigé par Staline : « Quand les décisions sur les désignations, les démissions et les transferts sont prises, les membres du parti sont évalués avant tout du point de vue de l’appui qu’ils peuvent apporter ou non au maintien du régime interne du parti qui est réalisé, secrètement et non officiellement mais très efficacement, par le bureau d’organisation et le secrétariat du Comité Central. » (...) « La bureaucratisation de l’appareil du parti a atteint des proportions inouïes par l’application de la sélection des secrétaires » (...) « Il s’est créé une très large couche de fonctionnaires du parti, appartenant à l’appareil de l’Etat ou du parti, qui ont renoncé totalement à l’idée d’avoir des opinions personnelles ou du moins de les exprimer, comme s’ils croyaient que la hiérarchie du secrétariat est l’outil adéquat pour définir les opinions du parti et prendre les décisions. En dessous de cette couche qui s’abstient d’avoir des opinions personnelles, il y a la grande couche de la masse du parti à laquelle chaque décision arrive sous forme d’appel ou de commandement. A l’intérieur de cette base du parti, il y a un extraordinaire degré de mécontentement, dans certains cas légitime, dans d’autres, provoqué par des facteurs accidentels. Ce mécontentement n’est pas apaisé au travers
d’un échange ouvert d’opinions lors des réunions du parti (dans l’élection des comités de parts, des secrétaires » etc...), au contraire, il continue à se développer en secret et parfois, conduit à des abcès internes ».
Trotsky propose ce qui sera appelé un peu plus tard un « Cours nouveau » pour le parti : « La démocratie dans le parti doit jouir de la place qui lui revient afin de prévenir le parti de la menace d’ossification et de dégénérescence. Le militant de base du parti doit exprimer ses insatisfactions dans le cadre des principes du parti et en tant que membre responsable du parti ».
Il en vient alors à annoncer qu’il exprimera dorénavant ses divergences à l’extérieur du Comité Central : « Les membres du CC et de la Commission centrale de contrôle savent que, tout en combattant résolument et sans équivoque la politique erronée, j’ai délibérément évité de soumettre la lutte à l’intérieur du Comité Central au jugement d’une couche même étroite de camarades. (...) Je suis forcé de constater que mes efforts de ces derniers 18 mois n’ont produit aucun résultat. (...) Je pense qu’il n’est pas seulement de mon droit mais de mon devoir de faire connaître la situation réelle à tout membre du parti que je considère être suffisamment préparé, mûr, et faisant preuve de retenue, en conséquence capable d’aider le parti à trouver une voie pour sortir de cette impasse sans convulsions fractionnelles et sans soulèvements ». (Trotsky, 8.10.1923)
Trotsky prend ainsi l’initiative de lancer une bataille offensive contre la bureaucratie à l’intérieur du parti et décide de la mener avec d’autres cadres du parti. Simultanément, il opère une autocritique qui n’était pas tactique et à laquelle pas mal de ses biographes n’ont pas accordé l’importance qu’elle devait certainement avoir dans l’esprit de son auteur : il déclare que l’attitude qu’il a adoptée pendant 18 mois au sein du parti n’a produit aucun résultat (voir citation plus haut).
9. Quels sont les facteurs qui poussent Trotsky à changer d’attitude ?
Premièrement, l’ampleur du mécontentement ouvrier (nombreuses grèves) et la gravité des mesures répressives qui s’est traduite par l’emprisonnement de centaines de militants, dont certains ont été exclus du parti bolchévique quelques mois auparavant.
Deuxièmement, l’espoir de voir triompher la révolution allemande tant attendue. Une insurrection est planifiée en Allemagne pour la fin octobre 1923 et, si le bloc Staline- Kaménev-Zinoviev s’est vigoureusement opposé à la demande de la direction communiste allemande d’envoyer Trotsky sur le terrain, il n’en demeure pas moins que les deux envoyés soviétiques Radek et Piatakov, lui sont très proches. Trotsky espère qu’une victoire allemande permettra une relance solide de l’enthousiasme révolutionnaire de la jeunesse et de la classe ouvrière soviétiques, conditions nécessaires à un profond changement de cours du régime du parti bolchévique.
Une semaine après la lettre de Trotsky, un texte confidentiel signé par 46 des plus importants cadres bolchéviques parmi lesquels Préobrajensky, ex-secrétaire du parti, Piatakov, un des éléments les plus prometteurs selon le Testament de Lénine, Antonov Ovséenko, un des organisateurs de l’insurrection de 1917,... est envoyé au BP. Nombre de ces signataires ont été, dans le passé récent, étroitement associés à Trotsky, d’autres ont fait partie de l’ancienne opposition déciste. Les 46, auxquels on peut ajouter 3 dirigeants soviétiques en mission à l’étranger, Rakovsky, vieux bolchevik, dirigeant de la république ukrainienne, Radek, dirigeant de l’Internationale Communiste et Krestinsky, ex-secrétaire du parti, demandent la convocation d’une conférence extraordinaire du Comité Central élargie aux « ouvriers les plus importants et les plus actifs du parti ». Les 46 mettent en cause la majorité du BP pour sa politique économi¬que désastreuse et pour le régime bureaucratique imposé au parti.
10. LE DEBAT SUR LE COURS NOUVEAU (déc. 1923 - jan. 1924)
La réponse commune de la troïka Staline-Kaménev-Zinoviev prend deux formes : une condamnation violente de la lettre de Trotsky et de celle des « 46 », combinée à une ouverture. Celle-ci s’exprime par le lancement d’un débat public via la Pravda visant à permettre l’application de la démocratie ouvrière dans le parti. Côté bâton : à l’intérieur des instances du parti, Trotsky est accusé de « vouloir exercer une dictature personnelle sur le plan militaire et économique » et ses divergences passées avec Lénine sont mentionnées de manière falsifiées.
Les 46 sont condamnés par le CC élargi le 25 octobre 1923 comme ayant constitué une fraction (interdite depuis le 10e congrès).
Dans une nouvelle lettre au CC, Trotsky réplique durement aux critiques qui lui sont adressées montrant le rapprochement qui s’est opéré entre Lénine et lui fin 1922 début 1923. Côté carotte : comme dit précédemment, ouverture d’un débat public comme soupape de sécurité au mécontentement dans le parti. Ce débat entraîne une recrudescence de l’intérêt de la base du parti pour les discussions. L’attente est grande : en témoigne le fait qu’en novembre-décembre 1923, la diffusion de la Pravda, dans laquelle paraît une large tribune de discussion quotidienne, double. En public, il n’est fait mention ni de la lettre de Trotsky au CC, ni de celle des 46. Cela donne l’impression fausse que le BP a pris l’initiative du débat sur la démocratie ouvrière au sein du parti sans avoir été mis sous pression. En fait la Troïka ouvre le débat pour le canaliser.
Fin novembre, le débat se radicalise : Préobrajensky dans la Pravda du 28 novembre 1923, exprime les critiques des 46. D’autre part, dans les assemblées de base du parti à Moscou, l’opposition gagne une large audience.
La discussion de novembre-décembre 1923 trouve un très large écho dans la presse du parti (ce sera la dernière fois avant la nuit stalinienne). Jusqu’à la mi-décembre 1923, le lecteur soviétique peut prendre connaissance dans la Pravda du contenu exact des discussions se déroulant dans les assemblées moscovites du parti. Les interventions des porte-paroles de l’opposition et les articles de Trotsky sont reproduites in extenso au même titre que les positions de la Troïka et de ses partisans. Les choses changent à partir du 11 décembre 23 : dans le compte-rendu d’une assemblée qui s’est déroulée à Petrograd, seules les interventions de la Troïka sont reproduites. Celle-ci a obtenu la mise au pas de la Pravda [4], et les deux jeunes responsables de la rubrique de discussion démissionnent en signe de protestation. Par la suite, d’autres articles de Trotsky venant compléter sa série Cours Nouveau, sont publiés mais flanqués d’articles qui lui sont virulemment opposés et qui représentent le point de vue de la Troïka sans nécessairement être signés. Début janvier 1924, Trotsky, Radek et Piatakov protestent vigoureusement contre ce changement qui traduit le raidissement de la Troïka. Celle-ci a pris, d’une part, la mesure de l’importante audience acquise par, l’opposition même si celle-ci n’a les moyens d’intervenir en force qu’à Moscou et, d’autre part, elle se rend compte du danger que représente pour elle l’attitude de Trotsky, danger qui pourrait monter d’un cran si celui-ci opérait publiquement la jonction avec les 46.
C’est pourquoi jusqu’au 11 décembre 1923, la Troïka a tout fait pour éviter cette jonction. On peut assez facilement, en se basant sur la Pravda, retracer l’évolution de l’attitude des protagonistes du débat. Le 3 décembre 1923, Staline, prenant la parole dans un quartier ouvrier moscovite, déclare qu’il faut mener la lutte contre la bureaucratie au sein du parti. Pour couper l’herbe sous les pieds de Trotsky et des 46, il insiste notamment sur la nécessité de mettre fin aux nominations par en haut et d’en revenir au principe électif. En parlant ainsi, il rompt avec la position qu’il a prise au 12e congrès du printemps 1923 où il disait qu’à côté de l’appareil d’Etat déformé bureaucratiquement, le Parti restait sain. Par ailleurs, il affirme qu’il y a identité de vue entre Trotsky et le reste du BP ; il dirige son tir contre les 46.
Le 5 décembre 1923, le bureau politique adopte un texte rédigé par Trotsky (avec Boukharine, semble-t-il) et amendé par Staline et Kaménev, dans lequel la direction annonce la nécessité d’un cours nouveau afin de changer le régime intérieur du parti. Staline a particulièrement insisté pour qu’un tel texte soit adopté et il a été d’accord de reprendre à son compte une série de points que Trotsky développe depuis octobre 1923. Staline considère qu’avec l’adoption de ce document publié le surlendemain dans la Pravda, il a réussi à dissocier Trotsky des 46 et à apparaître comme chevauchant le mouvement pour le Cours Nouveau.
Trotsky, quant à lui, y voit une victoire des partisans du changement. Néanmoins, pour vérifier la fiabilité de l’accord intervenu avec la Troïka, il adresse le 8 décembre à une assemblée du parti à Moscou une lettre dans laquelle il exprime sa vision du texte du BP. Cette lettre publiée le 11 décembre fait l’effet d’une bombe car elle met en évidence le danger de voir les bureaucrates faire mine d’accepter le changement pour mieux l’empêcher : « Et maintenant les bureaucrates sont prêts formellement à « prendre acte » du « Cours Nouveau », c’est-à-dire pratiquement à l’enterrer ».
Il s’en prend ainsi implicitement à Staline qui déclarait le 3 décembre que le Cours Nouveau tient largement à une question de pédagogie nouvelle. Trotsky, considère au contraire qu’ « Il faut aborder la question, non pas du point de vue pédagogique, mais du point de vue politique. On ne saurait faire dépendre l’application de la démocratie ouvrière du degré de « préparation » des membres du parti à cette démocratie. Notre Parti est un parti. Nous pouvons présenter des exigences rigoureuses à ceux qui veulent y entrer et y rester ; mais une fois qu’on est membre, on participe par là même à toute son action ». Il ajoute : « Il est nécessaire de régénérer et de renouveler l’appareil du parti et de lui faire sentir qu’il n’est que l’exécuteur de la volonté de la collectivité ». Il présente la résolution du 5 décembre comme une rupture avec le passé récent tandis que la Troïka tient à la présenter comme la conséquence logique des décisions du CC d’octobre 1923. Ce qui va surtout faire l’objet d’une polémique très dure, c’est que Trotsky déclare dans sa lettre qu’il y a un danger de dégénérescence de la vieille garde bolchévique qui pourrait connaître une évolution comparable à celle de la direction de la II Internationale à la veille de la première guerre mondiale.
Dans les jours qui suivent l’adoption par le BP de la résolution du 5 décembre, plusieurs assemblées générales de quartier se tiennent à Moscou. Trotsky ne peut y être présent car il est très malade depuis fin octobre (les réunions du BP doivent d’ailleurs se tenir dans son appartement du Kremlin). Les porte-paroles des 46 qui assistent à ces assemblées appuient la résolution du 5 décembre ainsi que les points clés de la lettre de Trotsky. L’opposition réussit à gagner une très large majorité dans une série d’assemblées larges tenues à Moscou. A l’une d’elle, Kamenev parlant pour le CC n’obtient que 6 voix face à une écrasante majorité favorable à Préobrajensky. 2/3 des cellules bolchéviques dans l’Armée rouge à Moscou votent pour l’opposition. Une grande partie des dirigeants des Jeunesses communistes ainsi que les cellules des Ecoles supérieures, constituées essentiellement de jeunes ouvriers boursiers, soutiennent également l’opposition. Dans les cellules d’usine moscovite, l’opposition fut par contre minoritaire. 67 cellules la soutinrent sur un total de 346 (on ne connaît pas le % qu’obtint l’opposition dans les cellules où elle fut minoritaire). Comme le remarque l’historien E.H.Carr : « L’échec de l’opposition dans le prolétariat révélait la faiblesse non seulement de l’opposition mais aussi, celle du prolétariat lui-même » (in « Interregno » p 327). De fait, en 1923, le prolétariat soviétique n’est plus que l’ombre de ce qu’il avait été lors de la prise du pouvoir en 1917.
Au total, l’opposition obtint 36% des voix dans les organes de base du parti à Moscou. C’est un chiffre impressionnant quand on tient compte du fait que la Troïka se
déclarait elle-même favorable au Cours Nouveau tout en attaquant virulemment l’opposition pour son caractère fractionnel et quand on sait que les partisans de celle-ci se savaient menacés de mesure d’écartement si pas d’exclusion. La Troïka ne se contenta d’ailleurs pas longtemps de menaces : Antonov-Ovseenko, responsable politique de l’Armée rouge et oppositionnel sera destitué et 15 dirigeants des Jeunesses Communistes connaîtront le même sort ou seront envoyés en province. Quelques mois plus tard, une vague d’exclusions frappera d’autres membres et partisans de l’opposition.
Quand la 13e Conférence du Parti se tint à la mi-janvier, la Troïka se trouva assurée d’une majorité écrasante. Elle avait gardé la haute main sur les organisations provinciales sauf à Riazan, Penza, Kaluga, Simbirsk et Cheliabinsk où l’opposition remporta la majorité grâce à la présence de cadres oppositionnels qui, écartés de Moscou, y avaient été relégués quelques mois auparavant.
11. QUEL BILAN DE LA DISCUSSION SUR LE « COURS NOUVEAU » ?
Premièrement, le système de contrôle du parti par la bureaucratie s’est révélé très efficace, il a été secoué en cours de discussion mais a résisté.
Deuxièmement, la vague de reflux au sein du parti, un moment contrecarrée par la perspective d’une victoire en Allemagne - et dans une moindre mesure par l’ouverture du débat en novembre 1923- est restée très forte.
Troisièmement, les positions de Trotsky et des 46 convergeaient largement tant sur le plan du changement à apporter au régime intérieur du parti que sur le plan économique. Le caractère limité de cette étude ne permet pas de présenter de manière détaillée les propositions économiques de l’opposition. Il faut néanmoins considérer que tant Trotsky que Préobrajensky et Piatakov mettent l’accent sur la nécessité de développer de manière planifiée l’industrie étatisée dans le cadre de la NEP. Cela correspondait à une préoccupation de Trotsky exprimée dès l’année 1922 et avec laquelle Lénine avait finalement exprimé très clairement son accord (voir tome 45 de ses œuvres à propos du Gosplan). Trotsky, Préobrajensky et Piatakov soulignaient qu’en l’absence d’un tel développement planifié, la NEP allait produire des effets de plus en plus pervers, ce que niaient la troïka et Boukharine. Il est clair que si la ligne de l’opposition avait été adoptée par le parti, cela aurait permis d’éviter la catastrophe économique de la fin des années 1920.
La bataille menée par Trotsky et les 46 constitue la première offensive publique concertée d’un membre du Bureau Politique et d’une série impressionnante de cadres du parti contre la fraction stalinienne et ses alliés. Le fait qu’il y a eu jonction entre Trotsky et les 46 a été contestée à tort par Isaac Deutscher dans sa captivante biographie de Trotsky. Un autre historien qui fait autorité comme E.H. Carr affirme à juste titre que la lettre du 8 octobre 1923, de Trotsky n’avait pas pu ne pas faire l’objet d’une concertation avec les dirigeants des 46. Mais il ne met pas suffisamment en exergue le fait que les 46 s’appuyaient sans réserve sur les prises de positions de Trotsky d’octobre 1923 à janvier 1924. La lecture de leurs propres interventions publiques ne laisse pourtant pas de doute à ce sujet (voir Préobrajenski, Sapronov, Piatakov, op. cit.). Pierre Broué dans son récent Trotsky donne une version correcte des faits.
Sur une question, Préobrajensky et Trotsky adoptent pourtant une tactique différente (que ne relève pas Broué). Le premier propose la suppression de l’interdiction des fractions et groupes décidée par le 10e congrès. Il déclare que l’exercice par les militants du droit de se constituer en groupe défendant le même type de proposition, permettrait de mettre fin à l’existence de regroupements secrets qui empêchent de progresser dans le débat et qui constituent des abcès de fixation. Il déclare que ces groupes, s’ils étaient permis, n’auraient qu’un caractère temporaire -le temps que se déroule la discussion préparatoire à telle ou telle conférence ou congrès – et que leur composition pourrait varier en fonction des sujets en débat...
Trotsky partageait sur le fond la position de Préobrajensky, mais il n’en reste pas moins vrai qu’il ne fait pas la proposition de mettre fin à l’interdiction des groupes et tendances. Par contre, Staline tenait à ce que soit réaffirmée leur interdiction, ce qui l’amène à manœuvrer Trotsky lors de la rédaction du texte du BP du 5 décembre. Staline le relatera lui-même plus tard : « Le camarade Kaménev et moi mettions en avant de manière déterminante la question des groupes. Le camarade Trotsky protesta sous forme d’ultimatum, déclarant que, dans de telles circonstances, il ne voterait pas en faveur de la résolution. Dès lors, nous nous sommes limités à faire référence à une partie de la résolution du 10e congrès que, sans nul doute, Trotsky ne lut pas à cette occasion et dans laquelle il était mentionné que non seulement les fractions étaient interdites, mais aussi les groupes. » (Staline, cité par Carr, op.cit. p 304)
Trotsky, qu’il ait été dupe ou pas, avait de toute manière décidé de ne pas mener explicitement la bataille pour mettre fin à la décision du 10e congrès.
Il pensait certainement qu’il serait impossible de gagner une majorité sur cette question si sensible. Notamment parce que cela aurait été présenté par la Troïka comme la remise en cause d’une mesure voulue par Lénine. Néanmoins, le fait que l’opposition ne pouvait pas s’organiser officiellement en groupe, diminuait ses possibilités de gagner plus de partisans.
Une autre question tactique a fait l’objet d’un jugement controversé.
Il s’agit de l’opportunité pour Trotsky de signer avec la Troïka le texte du BP du 5 décembre. Carr, par exemple, y voit la preuve que Trotsky se contente d’une victoire sur papier alors que Staline et ses alliés ne sont pas prêts à tenir leurs engagements. Cette critique ne paraît pas opportune car comment expliquer que, s’il se contentait du texte, Trotsky ait décidé de rédiger presqu’immédiatement une lettre publique concernant sa version de l’accord intervenu. En fait, je crois qu’à cette occasion, Trotsky a tiré une leçon clé du débat sur la question géorgienne, il ne se contente pas d’un compromis, même s’il est bon à 90% et il continue l’offensive publiquement pour emporter un véritable changement de régime. En faisant cela, il évite l’isolement des 46 recherché par la Troïka. De leur côté, les porte-paroles des 46 s’appuient énergiquement sur ce texte, ils considèrent que celui-ci renforce leur position, (voir les interventions dePréobrajensky, Sapronov, Piatakov de décembre 23- janvier 24 reproduites par New Park Publications).
Néanmoins, cette tactique de Trotsky a son revers : le texte du 5 décembre, donne l’impression qu’il y a maintenant un accord au sein du BP, que la Troïka est bel et bien désireuse d’appliquer le Cours Nouveau. Staline décide de profiter au maximum de la situation. Dépité un moment par la prise de position de Trotsky le 8 décembre, Staline décide de changer de tactique : dans un article de la Pravda daté du 15 décembre, il dénonce publiquement pour la première fois Trotsky en lui reprochant sa duplicité. Après l’avoir accusé de chercher à tourner les jeunes contre les vieux, Staline termine son article sur le mode « à qui profite le crime ? ».
« Pourquoi cette tentative de déconsidérer la vieille garde et de flatter démagogiquement la jeunesse afin d’ouvrir, puis d’élargir une fissure entre ces deux détachements principaux de notre Parti ? A qui cela peut-il servir, si l’on ne veut voir que l’intérêt du Parti, son unité, sa cohésion, sans chercher à ébranler cette unité au profit de l’opposition ? Est-ce ainsi que l’on défend le Comité central et sa résolution sur la démocratie à l’intérieur du Parti, résolution adoptée de surcroît, à l’unanimité ? Il est du reste bien évident que Trotsky ne s’est pas proposé cet objectif lorsqu’il a adressé sa lettre aux conférences du Parti. Manifestement, son intention était autre : fournir un appui diplomatique à l’opposition dans sa lutte contre le Comité central du Parti, tout en prétendant défendre la résolution du Comité central. C’est ce qui explique, à proprement parler, la duplicité dont la lettre de Trotsky est empreinte. Trotsky fait bloc avec les centralistes démocratiques et une partie des communistes « de gauche » » : tel est le sens politique de sa lettre. » (in Pravda n° 285,15 décembre 1923. Signé : J. Staline ).
On peut se poser la question à l’infini de savoir si une autre tactique de Trotsky aurait été possible à la fin de 1923. Un autre scénario peut être imaginé. Premièrement, Trotsky aurait pu publiquement et explicitement prendre la tête de l’opposition des 46 et proposer la suppression de l’interdiction des groupes.
Il aurait pu se refuser de signer un texte avec la Troïka. Le choix entre deux lignes et deux groupes de dirigeants s’en serait trouvé plus clair. Mais, il n’est pas évident qu’une telle tactique aurait été plus efficace, et pour plusieurs raisons. La première, c’est que la création d’un tel regroupement formel de l’opposition aurait été condamnée et sanctionnée comme fractionnelle par le CC... La seconde, c’est que ni Trotsky, ni les 46 ne considéraient opportun de proposer une direction alternative, ils déclaraient même ne pas vouloir un changement de composition de la direction. La troisième raison, c’est que, de toute manière, la majorité du BP, la Troïka secrète, se serait présentée comme la garante de l’unité du parti, comme la meilleure représentante de la vieille garde et aurait déclaré qu’elle voulait elle aussi la démocratie interne... sauf les groupes, fractions, bref, tout ce qui pouvait représenter un danger de scission du parti. Pour se forger un jugement sur l’attitude de Trotsky, il faut aussi prendre en compte le fait qu’aucun dirigeant des 46 ne l’a critiqué pour son attitude. Au contraire.
12. LA MORT DE LENINE
La dernière intervention de Lénine en direction du parti remonte au premier trimestre 23. Son absence affectera durement le parti. Sa mort, le 21 janvier 24, survient une semaine après la défaite de l’opposition. La cérémonie d’adieu à la dépouille mortelle sera hautement symbolique. Staline s’est arrangé pour empêcher Trotsky d’y participer. Alors que Trotsky, sur avis des médecins du Kremlin et du BP, était en route pour le Sud, Staline lui communique la nouvelle de la mort de Lénine en lui transmettant une fausse date pour les funérailles de manière à le convaincre de l’impossibilité de rebrousser chemin pour arriver à temps à Moscou. Trotsky absent, c’est l’occasion pour les membres de la Troïka de se présenter comme les uniques continuateurs de Lénine. La forme de la cérémonie est totalement en contradiction avec la volonté de Lénine. La Troïka a en effet décidé de le faire embaumer.
C’est le début d’un culte du défunt qui, sous le prétexte de poursuivre son combat, le dénature complètement et vise à justifier tous les choix tactiques de la Troïka (le discours de Staline au IIe congrès des Soviets est totalement édifiant à ce sujet, cité par Deutscher dans son « Staline » p 333).
Lénine mort, il revient à sa compagne à qui il a remis son texte sur la composition de la direction (rédigé en deux temps : décembre 1922/janvier 1923 ) et connu comme son « Testament », d’en demander la publication pour le prochain congrès. En l’absence de Trotsky, le BP décide de ne pas communiquer le texte, mais décide néanmoins de se faire couvrir par le CC qui précède le congrès de mai 1924. Le texte est donc communiqué au CC. Il fait l’objet d’une bombe sur ses membres pourtant largement rangés derrière la Troïka. D’après un témoin de la scène, Zinoviev déclara : « Camarades, chaque parole d’Ilyitch (Lénine) fait loi pour nous. Nous avons juré de faire tout ce que Lénine mourant nous a ordonné de faire (...) Mais nous sommes heureux de dire que, sur un point, les craintes de Lénine se sont révélées sans fondement. Je veux vous parier du cas de notre secrétaire général. » (Bajanov cité par Deutscher, op.cit. p 335). II est ensuite décidé, malgré une minorité significative (dont la veuve de Lénine, Kroupskaia), de ne pas communiquer le texte au congrès. Il aura fallu attendre 60 ans pour que le public soviétique puisse connaître par des voies officielles, le contenu du dit Testament. Trotsky s’est tu pendant la discussion, il ne croit pas que la divulgation du texte pourrait changer la situation.
13. L’ATTITUDE DE LENINE ET DE TROTSKY FACE A LA BUREAUCRATISATION
Avant d’en venir à une analyse critique de l’attitude de Trotsky en 1923, je crois nécessaire de faire le point sur l’attitude de Lénine dans son dernier combat. Celui-ci a décidé fin 1922- début 1923, comme on l’a vu, de monter une véritable machine de guerre pour causer la déroute de la fraction stalinienne et de ses alliés, sanctionnée par l’éviction de Staline du poste de secrétaire général. Il a en vue, par ailleurs, une série de réformes des instances de direction du parti et de l’Etat. Enfin, il considère que Trotsky doit prendre une place clé dans la direction de l’Etat ouvrier (il lui propose de devenir le vice-président du Conseil des commissaires du peuple, ce qui ramènerait normalement à la présidence en cas de disparition de Lénine).
En conséquence, il déclare à la direction du parti qu’il forme un bloc avec Trotsky. Lénine fait cela après avoir revu son attitude par rapport à la répartition des tâches au sein du Bureau Politique (rôle prédominant de Staline en l’absence de Lénine, grâce à son contrôle sur le bureau d’organisation) et de la direction de l’Etat.
Il n’en demeure pas moins que c’est Lénine lui-même qui a porté Staline aux postes qu’il occupe, ce qui lui a permis de constituer sa fraction en la mettant à une série de postes clés. Il faut rappeler également que Lénine a obtenu l’interdiction des fractions et des tendances au 10e congrès sans en préciser la durée. Lénine ne doit naturellement pas être tenu pour autant pour responsable de la constitution et de la consolidation de la fraction stalinienne. Dans son dernier combat, Lénine met toute son énergie dans la lutte antibureaucratique.
Staline et le stalinisme constituent l’antithèse de la pensée et de l’action de Lénine.
Trotsky, dans plusieurs textes très forts, revient de manière autocritique sur son passé conciliateur d’avant 1917 (voir notamment Cahiers Léon Trotsky de juin 88) mais il n’y joint pas son attitude du premier semestre 1923. Or je crois, qu’au printemps 1923 aussi, il a fait, à tort, preuve de conciliation à l’égard de la fraction stalinienne et de ses alliés conjoncturels (Kaménev-Zinoviev jusque 1925). Une autre attitude aurait-elle permis de changer le cours de l’histoire ? Il est très difficile de répondre affirmativement à cette question, mais j’ai la conviction néanmoins que le combat de l’opposition de 1923 aurait été incontestablement plus fort si Trotsky avait mené une bataille ouverte dès le congrès du printemps 1923.
Ce qu’il n’a pas vu lors du débat sur la question géorgienne du printemps 1923 (il l’a par contre compris en décembre 1923), c’est que la Troïka ne recule que momentanément pour mieux renforcer sa position ensuite. Au printemps 1923, Lénine était partisan d’un autre combat, Trotsky le savait, mais il n’en mesurait pas toute la portée. Lénine se refusait à un accord avec Staline sur la question géorgienne et sur d’autres questions. Il voulait lui infliger une défaite politique complète sanctionnée par une décision organisationnelle : son éviction. Lénine avait à plusieurs moments décisifs de l’histoire du parti su trancher organisationnellement des problèmes politiques. Trotsky n’a pas saisi à ce moment-là cet aspect vital du combat politique.
L’éviction de Staline était-elle possible en l’absence de Lénine ? Difficile d’y répondre. Mais la bataille méritait d’être menée. Si Staline avait pu être démis du poste de secrétaire général, la lutte antibureaucratique s’en serait trouvée facilitée. Elle n’aurait pas été gagnée pour autant car Staline (comme l’a mis en évidence Trotsky plus tard) n’était que l’émanation et le porte-parole de la couche bureaucratique qui commençait à se stabiliser, à se cristalliser dans les pores de la société soviétique, de l’Etat et du parti bolchévique dès le début des années 1920.
La lutte pour extirper le chancre bureaucratique impliquait des changements d’ensemble comprenant une reprise de l’auto-activité des masses, une relance concomitante des soviets (qui sera proposée par l’Opposition unifiée en 1926-27), la restauration du droit de tendance dans le Parti et du pluripartisme. L’éviction de Staline n’aurait donc pas constitué l’issue de la lutte anti bureaucratique mais elle aurait représenté un point d’inflexion favorable de celle-ci.
A partir d’octobre 1923, Trotsky rompt avec l’attitude qu’il a adoptée auparavant et se lance avec les 46 dans la première offensive publique et concertée de cadres clés du bolchévisme contre la bureaucratie à l’intérieur du parti ce que Lénine n’avait pas pu faire auparavant. Les articles de Trotsky (voir Cours Nouveau) constituent pour l’année 1923 la meilleure explication de la bureaucratisation et de ce qu’il fallait lui opposer. C’est en s’arc-boutant sur le Cours Nouveau de Trotsky que les 46 combattent et gagnent une influence significative dans le parti. Après la défaite de l’Opposition en janvier 1924, il faudra attendre deux précieuses années pour que Trotsky reprenne l’initiative de la lutte. Trotsky a été paralysé politiquement entre janvier 1924 et fin 1925 à un moment tout à fait crucial pour le parti, celui où progressent de manière importante les déformations bureaucratiques. Il a été paralysé politiquement au sens où il ne prend pas la tête d’une bataille à la fois politique et organisationnelle visant à tenter de mettre Staline et ses alliés en minorité.
Politiquement paralysé, cela ne veut pas dire par ailleurs qu’il a cessé de réfléchir et de débattre avec d’autres cadres clés du parti qui partagent son opposition à la bureaucratisation ; au contraire, il analyse pas à pas celle-ci et manifeste son opposition ouvertement dans le BP (où il est complètement isolé) et par des lettres confidentielles à ses alliés. Par contre, il considère qu’il n’est pas possible de recourir à une bataille ouverte dans le parti et l’Internationale.
C’est à partir de 1926 que Trotsky reprend le combat de manière décisive contre la bureaucratie thermidorienne. Avant que celle-ci ne se lance dans la collectivisation forcée et dans une répression de masse qui détruisit physiquement le parti bolchévique, il crée l’opposition unifiée.
Pour conclure cette étude, il me reste à revenir sur une des lacunes de la compréhension qu’avaient les dirigeants bolchéviques des problèmes de la transition dans les premières années de la révolution. J’ai évoqué cette lacune dès l’introduction.
Dans les articles de Trotsky, dans les interventions des 46, tout comme dans les derniers textes de Lénine, la bureaucratie n’est pas encore perçue comme un acteur social et politique indépendant, à la fois séquelle du passé tsariste et produit des conditions particulières du développement de l’Etat ouvrier soviétique. Il était bien sûr, très difficile aux protagonistes de prédire la fonction qu’allait occuper la bureaucratie. En 1923-1924, et dans les années qui ont suivi, les opposants de gauche (Trotsky, Rakovsky, Préobrajensky, Piatakov...) considéraient que la bureaucratie risquait, par la politique erronée qu’elle imposait au parti, de renforcer les forces sociales voulant la restauration du capitalisme, à savoir les Nepman, les Koulaks, etc.
Ils ne comprenaient pas que la bureaucratie visait un but spécifique de monopolisation du pouvoir et de cristallisation de ses privilèges sans que cela n’implique la restauration du capitalisme. Cette erreur de perspective (facile à mettre en lumière rétrospectivement) explique en partie le ralliement de Préobrajensky à Staline en 1929 quand celui-ci, rompant avec la NEP, donnera l’impression de revenir à une politique prolétarienne socialiste.
Il revient à Rakovsky puis à Trotsky d’avoir saisi progressivement à partir de 1928, la place spécifique occupée par la bureaucratisation dans l’Etat soviétique. Il revient à Trotsky et aux militants qui partagèrent ce combat jusqu’au bout d’avoir su mener une lutte indéfectible contre la bureaucratie stalinienne et d’avoir produit une analyse achevée de la dégénérescence de l’Etat ouvrier soviétique (voir La Révolution Trahie). A l’heure du bilan, c’est tout à fait fondamental de le souligner.
14. LE COMBAT de Léon Trotsky, de Rosa Luxembourg et de la Quatrième internationale pour la démocratie socialiste
Le combat de L. Trotsky et de l’Opposition de gauche constitue un apport fondamental à la lutte pour la démocratie dans la transition au socialisme tant du point de vue pratique que du point de vue de l’analyse des processus de dérive dictatoriale après la prise du pouvoir. Sans une compréhension du processus de dégénérescence, on ne peut pas définir une politique pour y faire face. De ce point de vue, l’ouvrage "La Révolution Trahie” rédigé par Léon Trotsky au milieu des années trente constitue un outil indispensable.
Trotsky et la Quatrième internationale ont lutté pour une véritable Révolution politique en URSS, cette révolution devait permettre aux masses de renverser le pouvoir de la bureaucratie et de reconstituer des organes de pouvoir démocratiques. Voici quelques extraits d’un des textes essentiels adoptés par la IVe Internationale à son congrès de fondation (1938) :
« L’Union Soviétique est sortie de la Révolution d’Octobre comme un État Ouvrier. L’étatisation des moyens de production, condition nécessaire du développement socialiste, a ouvert la possibilité d’une croissance rapide des forces productives. Mais l’appareil de l’État ouvrier a subi entre-temps une dégénérescence complète, se transformant d’instrument de la classe ouvrière en instrument de violence bureaucratique contre la classe ouvrière et, de plus en plus, en instrument de sabotage de l’économie ». (Programme de Transition, Éd.de la Taupe Rouge, Paris, 1977, p. 60).
Le texte contenait une série de tâches et de revendications pour mener à bien la restauration de la démocratie socialiste :
« La nouvelle montée de la révolution en URSS commencera sans aucun doute sous le drapeau de la lutte contre l’inégalité sociale et l’oppression politique. A bas les privilèges de la bureaucratie ! A bas le stakhanovisme ! A bas l’aristocratie soviétique avec ses grades et ses décorations ! Plus d’égalité dans la rémunération de toutes les formes de travail !
La lutte pour la LIBERTÉ des syndicats et les comités d’usine, pour la LIBERTÉ DE RÉUNION ET DE LA PRESSE, se développera en lutte pour la renaissance et l’épanouissement de la démocratie soviétique !
(...)
Il faut rendre aux soviets non seulement leur libre forme démocratique, mais aussi leur contenu de classe. (...)
La démocratisation des soviets est inconcevable sans la LÉGALISATION DES PARTIS SOVIÉTIQUES. LES OUVRIERS ET LES PAYSANS EUX-MÊMES MONTRERONT PAR LEURS LIBRES SUFFRAGES QUELS PARTIS SONT SOVIÉTIQUES ».
Pour comprendre ce texte de 1938, il faut rappeler la destruction des acquis de la révolution d’octobre que venaient de commettre Staline et ses comparses : collectivisation forcée, aggravation des conditions de travail dans les usines avec le mouvement stakhanoviste, augmentation des inégalités, répression du droit d’expression, répression et embrigadement des artistes, création du goulag, condamnation et exécution des dirigeants du Parti bolchévique de 1917, des dirigeants de l’insurrection d’octobre. De 1936 à 1938 se sont succédé 4 vagues de procès appelés ‘Procès de Moscou’. Trois procès ont abouti, sur ordre de Staline et de son clan, à la condamnation des principaux dirigeants du parti. Tous les noms qui figurent dans ce texte sont concernés : Zinoviev, Kamenev, Smirnov, Piatakov, Radek, Boukharine, Rakovski, Preobrajenski, Antonov-Ovseenko, Krestinski… La plupart ont été exécutés. Et seuls ont eu droit à un procès ceux qui ont, dans certains cas sous la torture, avoué leurs ‘trahisons’. Des centaines de milliers de militants ou de personnes considérées comme opposants ont exécutés d’une balle dans la tête, sans autre forme de procès.
Le procès de mai-juin 1937, a visé les responsables militaires soviétiques, dont des dirigeants de l’Armée rouge de la guerre civile (Mikhaïl Toukhatchevski, Maréchal et vice-commissaire à la Défense, Iona Yakir, Commandant la région militaire de Kiev, par exemple). Suite à ce procès, l’Armée rouge a été décapitée juste avant la seconde guerre mondiale.
Trotsky a été assassiné par un agent de Staline en août 1940 à Mexico.
Le combat pour la démocratie dans la culture et dans l’art
Le Manifeste pour un Art Révolutionnaire Indépendant (rédigé en juillet 1938 par André Breton et Léon Trotsky, signé pour publication par André Breton et le peintre mexicain Diego Rivera) constitue également une référence de très grande actualité :
« L’art véritable, c’est-à-dire celui qui ne se contente pas de variations sur des modèles tout faits mais s’efforce de donner une expression aux besoins intérieurs de l’homme et de l’humanité d’aujourd’hui, ne peut pas ne pas être révolutionnaire, c’est-à-dire ne pas aspirer à une reconstruction complète et radicale de la société, ne serait-ce que pour affranchir la création intellectuelle des chaînes qui l’entravent et permettre à toute l’humanité de s’élever à des hauteurs que seuls des génies isolés ont atteintes dans le passé. En même temps, nous reconnaissons que seule la révolution sociale peut frayer la voie à une nouvelle culture.
(…)
Nous reconnaissons, bien entendu, à l’État révolutionnaire le droit de se défendre contre la réaction bourgeoise agressive, même lorsqu’elle se couvre du drapeau de la science ou de l’art. Mais entre ces mesures imposées et temporaires d’autodéfense révolutionnaire, et la prétention d’exercer un commandement sur la création intellectuelle de la société, il y a un abîme. Si pour le développement des forces productives matérielles, la révolution est tenue d’ériger un régime socialiste de plan centralisé, pour la création intellectuelle elle doit, dès le début même, établir et assurer un régime anarchiste de liberté intellectuelle. Aucune autorité, aucune contrainte, pas la moindre trace de commandement ! Les diverses associations de savants et les groupes collectifs d’artistes qui travailleront à résoudre des tâches qui n’auront jamais été si grandioses peuvent surgir et déployer un travail fécond uniquement sur la base d’une libre activité créatrice, sans la moindre contrainte de l’extérieur.
De ce qui vient d’être dit il découle clairement qu’en défendant la liberté de la création, nous n’entendons aucunement justifier l’indifférentisme politique et qu’il est loin de notre pensée de vouloir ressusciter un soi-disant art « pur » qui d’ordinaire sert les buts plus qu’impurs de la réaction ». (in Trotsky, Littérature et Révolution, 10-18, Paris, 1971, p. 502 et 505).
Il est effectivement nécessaire d’affirmer la liberté de l’artiste pour éviter toute prétention de l’État révolutionnaire ou d’une avant-garde révolutionnaire à régenter la création culturelle avant ou après la rupture avec le capitalisme.
La démocratie socialiste, pluraliste et vivante
Le Manifeste adopté par le 13e congrès mondial de la IV internationale (février 1991) contient une présentation synthétique de la question de la démocratie dans la phase qui suit la révolution : « La démocratie socialiste, pluraliste et vivante, la libre confrontation des choix entre différentes priorités, l’indépendance des organisations politiques et sociales envers l’appareil d’État, ne sont pas un luxe réservé aux pays les plus riches, que les pays les plus pauvres devraient renvoyer à des temps meilleurs. Elles constituent, pour toute révolution socialiste, une exigence fonctionnelle, afin de maîtriser les contradictions de l’économie, de réduire les disproportions, de dominer les injustices, de puiser dans la conscience collective le moyen de vaincre les difficultés. Droits civiques et sociaux de l’homme et de la femme, État de droit, démocratie politique sans restriction, démocratie des producteurs associés, planification démocratiquement centralisée, recours nécessaires mais limités aux mécanismes marchands, et autogestion se complètent nécessairement dans la construction d’une société socialiste. Un seul maillon manquant suffit à la perversion de l’ensemble ». (Brochure spéciale Quatrième Internationale, Paris, 1993).
Ce texte de la IV internationale de 1991 ainsi que les positions de Léon Trotsky à partir de la fin des années 1920 font écho aux positions adoptée dès 1918 par la révolutionnaire polonaise Rosa Luxembourg. Elle avait mis en garde les bolcheviks contre certaines mesures de restriction de la liberté d’expression. Elle affirmait : « Sans une presse libre et dégagée de toute entrave, si l’on empêche la vie des réunions et des associations de se dérouler, la domination de vastes couches populaires est alors parfaitement impensable. » (La révolution russe, in Œuvres II, Petite Collection Maspero, 1971, p. 82)
« La liberté pour les seuls partisans du gouvernement, pour les seuls membres d’un parti -aussi nombreux soient-ils- ce n’est pas la liberté. La liberté, c’est toujours au moins la liberté de celui qui pense autrement. Non pas en vertu du fanatisme de la ’’justice” mais parce que tout ce que la liberté comporte d’instructif, de salutaire et de purifiant dépend de ce principe et cesse d’être efficace lorsque la ’’liberté" devient un privilège. » (p.83)
« Si l’on étouffe la vie politique dans tout le pays, la paralysie gagne obligatoirement la vie dans les soviets. Sans élections générales, sans une liberté de presse et de réunion illimitée, sans une lutte d’opinion libre, la vie s’étiole dans toutes les institutions publiques, végète, et la bureaucratie demeure le seul élément actif. » (p.85).
Trotsky a mené une lutte sans répit contre la dégénérescence de l’Union soviétique. Il y a mis toutes ses forces et il l’a payé de sa vie en août 1940. Trotsky a impulsé un combat d’une inestimable valeur. Les propositions et les revendications qu’il a avancées pour régénérer la transition au socialisme constituent une source d’inspiration irremplaçable pour tous ceux et celles qui ne baissent pas les bras et qui sont prêts à poursuivre le combat pour la révolution éco-socialiste.
Eric Toussaint
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