J’aborderai quatre questions : Pourquoi discuter, notamment dans ATTAC de l’Islamophobie ? Dans quelle situation sommes-nous ? Quelle place dans le projet et dans la stratégie ? Comment poser la question des alliances ?
Pourquoi discuter, notamment dans Attac, de l’islamophobie ?
Le débat sur l’islamophobie occupe une place centrale en France et dans le monde. Prenons-le comme un analyseur, un révélateur pertinent, de la société française et de la société mondiale.
Ce qu’on appelle l’islamophobie occupe une position centrale dans l’accentuation du racisme et des discriminations. Elle prend place dans la bataille pour l’hégémonie culturelle menée par les groupes dominants de la financiarisation, notamment à travers les médias dominants.
Le racisme, bien alimenté, est une des armes principales de la domination. La phase actuelle de la mondialisation capitaliste, le néolibéralisme, a fait exploser les inégalités. Les inégalités s’appuient sur les discriminations et les renforcent. Le racisme fait accepter les discriminations ; il fait aussi accepter la précarité et la pauvreté. L’enjeu est double. Il s’agit d’abord pour limiter les résistances au capitalisme, de diviser les couches populaires et de rallier les couches moyennes. Il s’agit aussi de fermer les alternatives en remettant en cause la valeur de l’égalité. On entend ainsi que le racisme est naturel, que les inégalités sont naturelles ; il y a des forts et il y a des faibles. Il suffit de prendre soin des fragiles sans se soucier du sens profond de la solidarité.
C’est cette bataille idéologique contre l’égalité qui a permis de donner à l’aile extrême de la droite sa suprématie dans la construction de la droite et dans la droitisation de la société. En France, elle a été préparée par le Club de l’Horloge dès 1974.
L’islamophobie s’impose comme le racisme le plus efficace. Elle combine les peurs et les insécurités. Elle mêle les dimensions sociales, culturelles et religieuses, géopolitiques et sécuritaires. Ses avantages sont multiples. Elle permet de faire du voisin un ennemi héréditaire. Elle permet d’isoler les quartiers précaires et de détourner dans ces quartiers la résistance à la précarité et à l’exclusion. Elle permet d’instrumentaliser le terrorisme pour construire des systèmes sécuritaires. Elle permet de surfer sur la peur de l’étranger et des migrants. Elle permet de détourner la laïcité vers la différenciation et le rejet. Elle permet de réinventer des identités nationales sur une base occidentale. Elle permet de rabattre la modernité sur le mode de vie et les modes de consommation. Elle permet de restreindre la liberté d’expression à la morale dominante. Elle permet tant d’autres choses encore pour faire oublier la nature de la société actuelle, de ses formes d’oppression, de domination et d’exploitation ; de les faire accepter à partir du rejet de l’autre.
L’islamophobie permet de marquer des points dans une bataille majeure, celle de la remise en cause de la décolonisation. La première phase de la décolonisation a été une véritable révolution. Entre 1920 et 1980, elle a bouleversé l’ordre du monde et mis en difficulté les impérialismes occidentaux, états-uniens et européens, et aussi japonais. Après les premières indépendances, la contre-offensive, sous la forme du néolibéralisme, a connu plusieurs succès. Elle s’est centrée sur la gestion de la crise de la dette et les interventions armées. La crise de la décolonisation s’est appuyée sur la nature des régimes des pays décolonisés et sur la rupture de l’alliance, de la libération nationale, entre les élites et les peuples. Elle a permis de relancer une recolonisation active (ressources naturelles et matières premières, accaparement des terres, contrôle des régimes, etc.) Elle s’appuie aussi sur la colonialité du pouvoir et l’approfondissement des formes coloniales dans les pays dominants.
L’offensive idéologique a été illustrée par le livre de Huttington, « Le choc des civilisations », qui laissait déjà une grande place à l’islam comme ennemi nécessaire. Après 1989, et surtout après le 11 septembre 2001, le Pentagone a confirmé que la lutte contre l’islam était au cœur de la croisade dite « anti-terroriste ». L’islamophobie a trouvé une place de choix dans la panoplie stratégique militaire. Elle correspond à un choix géopolitique mondial.
Pour mener la bataille idéologique et culturelle contre le racisme, il y a dans l’islamophobie des contradictions qu’un mouvement antiraciste peut exploiter mais qui l’oblige à se reconstruire. Il y a notamment une discussion sur la signification du mot lui-même. Comment nommer ce racisme qui prend de nouvelles formes. Certes les discussions sur les mots sont importantes. L’islamophobie peut-elle être réduite au racisme antimusulman ou au racisme anti-arabe ? Elle les contient certainement mais elle ne s’y réduit pas. C’est un racisme spécifique, comme pour l’antisémitisme dont la signification a été imposée. Acceptons de partir de ce qui est ressenti par les discriminés, même s’il a pu être imposé par les discriminants.
Dans quelle situation sommes-nous ?
Pour prendre la mesure de l’islamophobie, et des manières de la combattre, il faut revenir à la situation et à la compréhension des grandes contradictions. Partons de l’hypothèse que nous sommes dans une nouvelle séquence de bouleversements et de contradictions. A partir de 2008, l’évidence d’une crise du capitalisme s’impose. Les forces dominantes ont engagé une contre-offensive extrêmement brutale qui a mis en difficulté les forces anti-systémiques. Mais, elles n’ont pas résolu leur problème, malgré des succès de court terme, elles ne sont pas sorties de la crise du système.
Depuis 2011, des mouvements massifs, quasi insurrectionnels, témoignent de l’exaspération des peuples. Les révoltes des peuples ont un soubassement commun dans la compréhension de la situation globale depuis 2008. Mais, ce n’est pas sur cette analyse d’ensemble que démarrent les mouvements. L’explosion part de questions inattendues et se prolonge. Elle semble ensuite refluer mais laisse des traces et surgit ailleurs.
Ces mouvements montrent que la contre-offensive de l’oligarchie dominante ne s’est pas imposée, même si elle a marqué des points. Elle montre aussi que la seule réponse des peuples n’est pas dans la droitisation des positions. Certes, la montée des courants fascistes, d’extrême droite et populistes réactionnaires est sensible. Elle prend d’ailleurs des formes différentes avec le néo-conservatisme libertarien aux Etats-Unis, les diverses formes de national-socialisme en Europe, le jihadisme armé au Moyen-Orient, le hindouisme extrême en Inde. Dans plusieurs des nouveaux mouvements, la gauche classique est battue en brèche et des courants de droite paraissent quelquefois imposer leurs points de vue. Mais, dans leur ensemble, les mouvements portent la contestation de l’ordre dominant.
La bataille pour l’hégémonie culturelle devient essentielle. Elle nécessite à la fois la contestation de l’ordre dominant et la remise en cause de la poussée de la droitisation dans les sociétés. Cette droitisation prend appui sur trois idées imposées et déclinées sans relâche par les médias dominants. D’abord, le néolibéralisme c’est le réalisme et il n’y a pas d’autres alternatives ; autant se soumettre pour éviter le pire. Ensuite, le soviétisme a miné l’alternative socialiste et s’est opposé aux aspirations démocratiques ; l’égalité est une utopie dangereuse. Enfin, la lutte contre l’insécurité passe par l’idéologie et les politiques sécuritaires ; l’ennemi est partout et le racisme relève de l’autodéfense.
La défiance par rapport au politique s’affirme à travers le rejet de la corruption, la condamnation systématique de la corruption systémique. La fusion entre le politique et le financier corrompt structurellement la classe politique dans son ensemble. Le rejet de la corruption va au-delà de la corruption financière ; il s’agit de la corruption politique. Elle est visible dans les politiques imposées, celles du capitalisme financier, et dans le mélange des intérêts. La subordination du politique au financier annule le politique. Elle remet en cause l’autonomie de la classe politique et la confiance qui peut lui être accordée.
Le mouvement social est confronté, dans ses réponses, à plusieurs défis : le précariat, l’alliance avec les compétents, la xénophobie. Le premier défi concerne l’indispensable et très difficile alliance pour les luttes communes entre travailleurs non-précaires et les précaires. C’est un défi social, culturel et idéologique majeur. L’islamophobie est utilisée pour accentuer la division dans les couches populaires. De plus, l’islamophobie permet de diviser les classes populaires et les classes moyennes. Les diplômés chômeurs ne sont-ils pas souvent issus de l’immigration ? Une idée simple est proposée : pour éliminer la précarité, éliminons les précaires qui seraient par nature étrangers à nos sociétés ; éliminons les étrangers. Comme le disait si bien Coluche « Attention ! Méfions-nous ! Il y a de plus en plus d’étrangers dans le monde ! »
Le défi principal concerne la montée des idéologies racistes et xénophobes. Elles prolifèrent à partir de la peur et des insécurités sociales, écologiques et civiques. Elles se traduisent dans la guerre aux migrants et dans les guerres civiles. Elles se traduisent dans la crainte de l’islam qui monte en puissance dans certaines régions du monde. Elles alimentent le « désenchantement » qui prolonge le basculement géopolitique du monde. Comment penser son identité quand on sait qu’on ne sera plus au centre du monde ? Il devient urgent de faire admettre qu’on peut très bien concevoir un monde sans centre du monde.
Pour lutter contre l’islamophobie, on peut s’appuyer sur la nouvelle culture politique portée par les mouvements. Cette approche enrichit la manière de relier les déterminants des structurations sociales : les classes et les couches sociales, les religions, les références nationales et culturelles, les appartenances de genre et d’âge, les migrations et les diasporas, les territoires. Elle expérimente de nouvelles formes d’organisation à travers la maîtrise des réseaux numériques et sociaux, l’affirmation de l’auto-organisation et de l’horizontalité. Elle tente de redéfinir, dans les différentes situations, des formes d’autonomie entre les mouvements et les instances politiques. Elle recherche des manières de lier l’individuel et le collectif. Elle se réapproprie l’espace public. Elle interpelle les formes de représentation et, notamment, les limites de la délégation. Ce n’est pas un changement du rapport au politique mais un processus de redéfinition du politique.
Quelle place dans le projet et la stratégie ?
Pour un mouvement comme ATTAC, il faut inscrire la lutte contre l’islamophobie dans une démarche qui implique la définition de son projet, la démarche stratégique, la construction des alliances.
Attac travaille à définir un projet d’alternative à la phase actuelle de la mondialisation capitaliste, le néolibéralisme, et à la mondialisation capitaliste elle-même. L’association définit son approche à partir de la transition sociale, écologique, démocratique et géopolitique.
L’approche par la transition permet de rompre avec l’idée du grand soir, de réintroduire la durée dans la transformation sociale et culturelle, le cheminement par rapport à l’optimum à imposer. Il comporte aussi l’idée qu’il faut commencer tout de suite, sans pour autant abandonner l’importance des ruptures nécessaires et des périodes de rupture. Les pratiques alternatives s’appuient sur des nouveaux rapports sociaux en gestation, sans sous-estimer les risques de récupération.
La stratégie nécessite l’articulation entre l’urgence et le projet. Comment lutter pour l’amélioration des conditions de vie des couches populaires en inscrivant cette action d’urgence dans la perspective d’une transformation radicale. Elle implique la lutte contre l’austérité, les inégalités, l’urgence écologique et démocratique.
Quatre conditions sont nécessaires :
– Donner toute sa place au front idéologique et culturel pour reconstruire l’idée d’émancipation
– Mettre la lutte contre les discriminations au centre du projet et de la stratégie
– Faire converger la diversité des luttes et des mouvements qui luttent contre les différentes formes d’oppression et d’exploitation
– Inscrire le respect des droits fondamentaux au centre du projet et de la perspective stratégique
La lutte contre le racisme, et contre l’islamophobie qui en est, aujourd’hui, une des formes principales est une dimension essentielle de chacune de ces quatre conditions.
La réinvention de la démocratie est nécessaire, indispensable, pour tirer les leçons de l’échec du soviétisme, pour répondre aux aspirations démocratiques et pour construire la confiance populaire. La lutte contre le racisme et l’islamophobie contribue à la réinvention de la démocratie par de très nombreux aspects. Elle oblige à réexaminer les rapports entre les classes, les genres et les races ; les rapports entre religions et cultures ; la colonialité du pouvoir ; les migrations et la liberté de circulation ; la laïcité ; l’universalisme ; etc.
Comment poser la question des alliances ?
Pour apprécier une alliance, l’approche classiste est toujours pertinente, indispensable, mais jamais suffisante. Chacune des couches sociales engagées dans une alliance peut et doit être appréciée en fonction de la nature et des positions de classes. Mais, l’alliance joue plutôt sur les contradictions de classes et sur leurs évolutions, aucune structure sociale n’étant immuable. D’autant que les alliances engagent la complexité des sociétés et de leurs contradictions, plusieurs des composantes engagées n’étant pas des classes et étant interclassistes. Le schéma classe contre classe ne correspond pas à des alliances mais suppose un affrontement ou chacun choisit son camp. Il correspond plus à une bataille qu’à une alliance de long terme.
Ces alliances se construisent à plusieurs échelles, locales nationales, par grandes régions et mondiales. Elles progressent dans plusieurs directions : dans les résistances, dans les pratiques alternatives, dans les débats idéologiques, dans les revendications pour les politiques publiques d’égalité, dans les avancées du droit international. Pour ATTAC, la stratégie des alliances combine plusieurs niveaux : les priorités nationales, les comités locaux, les membres fondateurs.
Pour schématiser, proposons de distinguer trois types d’alliances, en dehors des alliances tactiques de court terme sur des initiatives ou des mobilisations.
L‘alliance de mobilisation et de résistance qui peut-être de moyen terme et qui correspond à des situations de moyenne période. Par exemple les alliances anti-fascistes ou le front populaire. Aujourd’hui, pour ATTAC, ce serait la stabilisation d’un front anti-austérité.
L’alliance de projet est une alliance de très long terme qui porte sur une transformation révolutionnaire par rapport au mode de production dominant. Par exemple les soviets entre ouvriers et soldats en 1917, les alliances entre ouvriers et paysans dans les révolutions chinoises et vietnamiennes. Aujourd’hui pour ATTAC, il s’agirait de définir l’alliance correspondant aux mouvements qui s’inscriraient dans le projet de transition sociale, écologique, démocratique et géopolitique. Il s’agirait de stabiliser une aile « radicale » dans la diversité des mouvements des forums sociaux.
L’alliance stratégique de long terme qui cherche à modifier les rapports de forces sur le long terme. Prenons pour exemple de ce type l’alliance entre les mouvements de libération nationale et les mouvements communistes qui a permis de 1920 à 1970 la révolution de la décolonisation.
EN 1920, le Congrès de Bakou opère un renversement d’alliance ; il propose l’alliance anti-impérialiste entre les mouvements de libération nationale et les mouvements communistes qui étaient alors en guerre entre eux. Les mouvements de libération nationale se méfiaient des communistes et les mouvements communistes considéraient que les bourgeoisies nationales contrôleraient les libérations nationales ; ce qui s’est révélé partiellement exact. De 1920 jusqu’à Bandoeng en 1955, cette alliance a mené la révolution anticoloniale et a réussi à « encercler » les pays impérialistes. C’est la rupture au sein du mouvement communiste entre la Russie et la Chine, à la fin des années 1960, qui a interrompu ce mouvement et a facilité la contre-offensive néolibérale à la fin des années 1970.
L’alliance à construire entre les mouvements sociaux et les mouvements religieux peut-être de cette nature. Elle passe par la différenciation au sein des mouvements religieux sur la question sociale et au sein des mouvements sociaux sur la démocratisation. Cette alliance a déjà fonctionné par exemple pour le PT au Brésil qui a regroupé toutes les nuances du communisme (trotskystes, maoistes, orthodoxes, anarchistes) et plusieurs nuances des mouvements chrétiens (théologie de la libération et comité œcuméniques de base, jusqu’à quelques courants évangélistes).
Cette configuration s’est produite ailleurs, dans les mouvements anti-apartheid aux Etats Unis et en Afrique du Sud dans l’ANC. En France aussi, dès 1936, Maurice Thorez tendait la main aux catholiques et précisait quelques années plus tard : nous vous le proposons non pas malgré ce que vous croyez mais à cause de ce que vous croyez. Manuel Bridier, premier président du CEDETIM, venu de la Résistance et membre du bureau du PSU disait « au PSU, j’ai rencontré des chrétiens de gauche, je n’imaginais même pas que ça pouvait exister. Et puis, je me suis rendu compte que nous étions en désaccord complet sur tout ce qui est fondamental mais complètement d’accord sur ce qu’il fallait faire le lendemain ». Plus proches de nous, c’est cette alliance qui a permis le succès des mobilisations du Larzac et de LIP dans les années 70.
L’enjeu aujourd’hui c’est l’alliance avec des mouvements qui se réfèrent à l’islam. On ne pourra pas lutter contre l’islamophobie sans des mouvements qui se réfèrent à l’islam. D’autant que ces mouvements ne sont pas immuables et qu’ils sont traversés par des contradictions. N’oublions pas non plus les contradictions dans les mouvements qui se veulent progressistes et le rôle que joue une partie des courants qui se veulent à gauche dans la légitimation et le renforcement de l’islamophobie. Sans lutte contre l’islamophobie, il y a peu de chances d’avancer dans la construction de l’unité de la classe ouvrière et des couches populaires.
Gustave Massiah, le 17 août 2015