La vie de Werner Scholem (WS) est un chapitre oublié de l’histoire du mouvement ouvrier allemand, pour la première fois sorti de l’obscurité grâce à cette biographie substantielle et remarquablement documentée. Communiste dissident, WS a été ignoré par l’historiographie bourgeoise, et/ou sioniste, et rejetté par celle du communisme officiel. Pendant longtemps, il a été connu uniquement comme frère du célèbre historien de la mystique juive et ami de Walter Benjamin, Gershom Scholem. Grâce à cet ouvrage, on peut faire la connaissance de ce militant dont le destin tragique est un résumé des contradictions du communisme allemand.
L’histoire des quatre frères Scholem est étonnante : deux sont devenus des nationalistes allemands, un, Werner, communiste, et l’autre, Gerhard (Gershom), sioniste : la sociologie, le contexte familial ou historique ne peuvent pas rendre compte de cette diversité. Werner et Gerhard vont se révolter contre le père, bon patriote allemand, notamment pendant la Première Guerre Mondiale. Curieusement c’est Werner qui va d’abord adhérer (en 1912) à un groupe de jeunesse sioniste allemand, Jung Juda, entraînant son jeune frère Gerhard. Mais bientôt Werner va adhérer au SPD (Parti Social-Démocrate Allemand), tandis que Gerhard se dévouera, pour le reste de sa vie, à la cause sioniste. Cependant les deux restent proches et partagent l’opposition à la guerre et la sympathie pour Karl Liebknecht.
Werner sera mobilisé et fera la guerre sur plusieurs fronts, sera blessé, et, en 1917, arrêté suite à une manifestation anti-guerre, pour « lèse majesté » (!). Il adhère à l’USPD, le Parti Socialiste Independent, opposé à la guerre, et, en 1920, adhère, avec la majorité de l’USPD, au KPD, le Parti Communiste Allemand. En 1921, considéré comme un des organisateurs de l’Action de Mars (offensive communiste) il est arrêté et passe une année en prison. Bientôt il sera élu au parlement régional prussien, où il est, à l’âge de 26 ans, le plus jeune député. Il se distingue en étant un des rares, sinon le seul, à condamner l’anti-sémitisme, dès 1922 et à demander la mise hors la loi du Parti National-Socialiste. Contrairement à d’autres dirigeants communistes, comme Karl Radek ou Ruth Fischer, il refuse de flirter avec le nationalisme allemand ou l’anti-sémitisme. Ces interventions au cours de l’année 1922 et début 1923 sont peut-être le moment le plus lucide et clairvoyant de sa vie politique.
Partisan décidé de l’action révolutionnaire armée, il soutien l’Offensive d’Octobre 1923, dont le fiasco sera attribué – à tort – par la gauche du KPD, aux hésitations du principal dirigeant du parti, Heinrich Brandler. Il va donc prendre, en 1924, la direction du Parti, avec Arkadi Maslow et Ruth Fischer ; le trio va mener une politique assez autoritaire de « bolchevisation » du KPD. Mais bientôt, avec le soutien de Staline, c’est Ernst Thälmann qui devient le principal dirigeant du KPD, en excluant , en 1926, les trois « gauchistes », qui vont former avec Hugo Urbahns et Karl Korsch (entre autres) une ephemère organisation communiste dissidente, la Ligue Lénine (Leninbund). Au début, ce petit parti manifeste des sympathies pour l’opposition de gauche russe – Zinoviev, et par la suite, Trotsky – mais après le tournant « gauche » du Comintern (la dite « Troisième Période), ces dirigeants proposent « l’unité des communistes ». Le Leninbund disparaîtra mais ses cadres ne seront pas réadmis dans le KPD. Werner Scholem quitte a ce moment l’activité politique et reprend sa profession d’avocat., sans pour autant rénoncer à ses idées.
En avril 1933, suite à la prise du pouvoir des Nazis, il sera arrêté, et, malgré un tribunal qui demande la relaxe, interné à Dachau, et, en 1938, à Buchenwald. Il se liera d’amitié avec un autre prisonnier, le jeune trotskyste Ernst Federn, qui livrera, des années plus tard, des témoignages sur son camarade. Werner Scholem sympathisait avec Trotsky, mais refusait sa proposition de front unique de tous les partis ouvriers contre le nazisme ; en fait, il n’avait pas changé ses opinions politiques depuis 1928. Il était connu des autres internés pour son pessimisme radical ; « l’étape supérieure du pessimisme est le scholemisme », commentaient ironiquement ses camarades. En avril 1940, détaché à une équipe de travail dans les carrières, il sera assassiné par l’officier SS en charge.
Dans des témoignages rédigés après la guerre, Ernst Federn laisse entendre que Werner Scholem, classé comme « trotskyste », a été livré aux nazis par l’appareil stalinien de Buchenwald. Son frère Gershom ne croit pas à cette version, et l’auteur de cette biographie non plus : il signale qu’un des dirigeants communistes « officiels » du camp, Rudi Arndt – lui aussi Juif – a été assassiné dans la même carrière un mois plus tard.
Conclusion de l’auteur : Werner Scholem est mort come Juif et Communiste, victime de l’idéologie nazie qu’il avait été un des premiers à combattre, dès 1922…
Michael Löwy