Chères et chers camarades, je suis très heureux de me retrouver ici parmi vous. Je souhaite remercier chaleureusement les organisateurs de cet événement (Plan B à Madrid les 19-21 février 2016). Notre débat d’aujourd’hui est essentiel pour les forces émancipatrices et le lieu où il se déroule est décisif.
C’est, de fait, au sein de l’Etat espagnol que le mouvement populaire est le plus créatif, le plus articulé et probablement le plus puissant à l’échelle européenne. Par conséquent, c’est là que se pose le plus concrètement la question de savoir ce qu’il faut faire de l’Union européenne (UE), la prochaine fois que la gauche, effective, accède au gouvernement
Nous avons, malheureusement, appris de la malheureuse Syriza que les erreurs théoriques en politique se paient comptant. Nous ne pouvons pas nous permettre le luxe d’un nouvel échec…
Nous tous et toutes qui sommes ici sommes en faveur de la justice sociale et de l’écologie, de la démocratie réelle. Nous haïssons de tout notre cœur le racisme et la xénophobie. Mais nous avons un point de désaccord stratégique très important : quelle est la priorité d’un gouvernement de gauche qui accède au pouvoir [au gouvernement] en Europe ?
• La première possibilité consiste à placer au premier plan l’objectif de changer l’Union européenne (UE) et, plus précisément, les règles de l’euro. L’idée consiste à lutter directement à l’échelle du continent afin de créer un espace favorable au changement. Cette option est la plus ambitieuse. L’horizon de sa réalisation est assez long et la possibilité de sa mise en œuvre effective est très faible.
• La seconde option revient à utiliser les possibilités qui existent au niveau national pour mettre un terme à l’austérité, à la dictature de la dette ainsi qu’aux réformes structurelles néolibérales.
Cela suppose une préparation pour la sortie de la monnaie unique, qui se révèle d’une grande probabilité en raison de l’affrontement avec la Banque centrale (BCE) et les autres institutions européennes. Cette option est plus réaliste que la première. Il ne s’agit pas d’une transformation systémique, de l’édification du socialisme, mais simplement de démontrer que, oui, on le peut. Il y a des alternatives au néolibéralisme pour répondre à l’urgence sociale et écologique. Cette option, néanmoins, implique d’accepter un recul sur le terrain de « l’intégration européenne », pour le moins dans un premier temps.
• Il est très important que nous soyons au clair sur le fait que la question ne consiste pas à savoir si nous préférons le niveau national ou le niveau européen. Il ne faut pas choisir entre l’internationalisme du capital et le nationalisme post-fasciste. Il faut être pragmatique : ce que nous avons en vue sont deux options progressistes entre lesquelles il faut choisir : soit le chemin le plus efficace pour avancer en direction de l’émancipation des « secteurs sociaux subalternes » en Europe et dans le monde.
• Dans ce débat, le point crucial porte sur la nature de l’Union européenne : dans quelle mesure l’UE peut-elle être transformée ?
Un premier pas consiste à reconnaître que les processus de redéfinition de l’espace politique ne sont pas neutres en ce qui concerne les rapports de forces entre groupes sociaux. Ainsi que l’écrit Immanuel Wallerstein : « il est possible que des groupes sociaux spécifiques améliorent leur position alors que les frontières de l’Etat changent ». C’est exactement ce qui s’est passé avec l’intégration européenne.
L’Europe s’est construite dès le début en séduisant les pouvoirs économiques. Depuis les années 1960, la Commission européenne, en raison d’un manque de légitimité, se sert des forces entrepreneuriales pour une union à l’échelle européenne et faire connaître, par ce bras de levier, leurs attentes.
Ensuite, les choses allèrent de mal en pis : la Table ronde des industriels [ERT a été créée en 1983 par le P.-D.G. de Volvo, Pehr Gyllenhammar ; Wisse Dekker de Philips et Umberto Agnelli, entre autres propriétaire de la FIAT [1] impose les clauses de l’Acte unique européen de 1986 [qui ouvre la voie au Traité de Maastricht signé en février 1992] et impose ses conditions au lancement de l’euro. Au plus haut de la crise grecque, les lobbies de l’International Finance Institute [IFI – dont les déclarations sur la Grèce accompagnaient et indiquaient les lignes de force de la politique de la Troïka] firent irruption au milieu des réunions de l’Eurogroupe [réunion « informelle », hors du système légal-institutionnel, qui traduit les décisions à prendre dans la foulée par les instances officielles].
• En ce moment de crise, un état d’exception a été déclaré : la normalité démocratique a été suspendue avec pour but d’empêcher une influence quelconque des classes populaires. C’est ce que nous appelons, avec Razmig Keucheyan, le césarisme bureaucratique européen.
Le commerce, la concurrence, la stabilité monétaire et financière : les traités contraignent tout le débat européen à partir sur ces thèmes décisifs pour le capital et ne tolèrent pas une seule perturbation démocratique sur ces affaires. L’emploi, l’environnement et les droits sociaux sont subordonnés. Ces questions, absolument vitales, sont victimes d’une intégration négative, reléguées au statut de variables d’ajustement.
• Cette asymétrie est centrale. Cela signifie que les « subalternes » [les différents secteurs sociaux exploités, opprimés, marginalisés dans des secteurs de la petite bourgeoisie artisanale ou commerçante ; lesdits précarisés, les immigrés et réfugié·e·s] ne disposent pas de point d’appui pour lutter à l’échelle européenne, ce qui explique que la scène politique européenne soit aussi faible : pourquoi placer de l’énergie dans un espace politique qui nie toute légitimité à ses préoccupations ?
Pour que l’Union européenne soit un champ de bataille, il serait nécessaire que les subalternes disposent d’une quelconque parcelle de pouvoir institutionnels, comme c’est le cas avec les institutions de sécurité sociale ou les systèmes publics d’éducation au niveau national, par exemple.
Mais une telle chose n’existe pas à l’échelle européenne. L’UE, comme machine institutionnelle, se range unilatéralement du côté du capital. Les gestes polis de la Confédération européenne des syndicats (CES) n’y changeront rien, tout comme les assauts de gouvernements progressistes [ou dits progressistes], aussi forts qu’ils puissent être, ni la détermination des parlementaires engagés de Strasbourg et Bruxelles [Parlement européen]. Car, peu à peu, un nombre infini d’obstacles épuisera la détermination la plus tenace des réformateurs.
En résumé, l’UE n’est pas un champ de bataille. C’est une prison. Que fait-on lorsque l’on se trouve dans une prison ? Il faut s’en échapper ou organiser une émeute.
• Une émeute ? Je pense que c’est l’idée de nombre d’entre vous ici. Il n’y aura pas de place pour une Europe sociale et un « bon euro » à moins que le peuple européen ne force le destin. Qu’il fonde une Europe grâce à un acte héroïque. De manière rigoureuse, une telle hypothèse ne peut être écartée. Ainsi que le dit Judith Butler, le « Nous du peuple est performatif ».
Si le « Nous du peuple » surgit en Europe en liaison avec un puissant mouvement social européen ou une série de victoires électorales de la gauche ou, encore mieux, une combinaison des deux, assurément, la situation pourrait changer de manière radicale. Rien ne peut résister au pouvoir populaire. Pas même la Commission de Juncker et la BCE de Draghi.
Je pense, malheureusement, que cette possibilité est peu probable. Sans un budget fédéral significatif, la zone euro accentue les spécialisations productives et poursuit la recréation d’une polarisation sur le continent : lorsque les salaires augmentent en Espagne, ils stagnent en Allemagne, et lorsqu’ils remontent peu à peu en Allemagne, ils plongent à Athènes.
Dans un tel contexte, comment pouvons-nous nous imaginer que la subjectivité politique puisse confluer en un moment constituant [allusion à une assemblée constituante comme réponse institutionnelle démocratique, y comrpis radicale] !
Pour façonner un peuple, les rythmes sociaux doivent se synchroniser. Toute la logique de l’euro s’oppose à cela. Dans le cadre de l’Europe de l’euro, je ne crois pas que l’option d’une émeute européenne soit réaliste.
• Par conséquent, camarades, si l’Union européenne n’est pas un champ de bataille et si une émeute européenne semble très improbable, le choix politique que nous devons opérer est le suivant : ou accepter, comme en Grèce, une défaite au nom de l’illusion de changer l’Europe ou nous préparer pour commencer le changement dans le pays le plus avancé. Pour faire la démonstration qu’il y a effectivement des alternatives, une sortie de la monnaie ou sa dissolution est nécessaire. La justice sociale, la transition écologique et la démocratie réelle sont réalisables. Mais, seulement en dehors de la prison de l’euro.
Cédric Durand