La commémoration, dimanche 28 février, des massacres de février 1947 par les troupes de Tchang Kaï-chek a relancé à Taïwan le débat sur la justice transitionnelle. La présidente élue, Tsai Ing-wen, qui débutera son mandat en mai, souhaite mettre en place une commission « vérité et réconciliation » sur « l’incident du 28 février ». Huang Cheng-yi est professeur associé de droit constitutionnel à l’Academia Sinica à Taïwan et préside l’ONG Vérité et réconciliation pour Taïwan, créée en 2008, pour rassembler des témoignages de victimes de la « terreur blanche ».
Brice Pedroletti – Tsai Ing-wen, souhaite mettre en place une commission « vérité et réconciliation « sur « l’incident du 28 février » malgré les réticences du Kouomintang (KMT), laminé aux élections de janvier dernier. Que pensez-vous de cette initiative ?
Huang Cheng-yi – Dans une commission « vérité et réconciliation », le premier élément c’est la vérité et pour y parvenir il faut des enquêtes. Le modèle vient d’Afrique du Sud et d’Argentine. En Afrique du Sud par exemple, ils ont amnistié les auteurs de tortures, ou des juges, à condition qu’ils disent la vérité. Cela pourrait en théorie être appliqué à Taïwan. Mais l’incident du 28 février 1947 date d’il y a presque 70 ans, il y a prescription. Donc l’Etat n’a pas le pouvoir de pardonner ou de réduire la peine de quiconque. Et les auteurs d’abus n’ont aucune raison de se faire connaître. Surtout, la plupart des gens ont disparu ou sont trop vieux. Donc pour cet événement, l’objectif de la commission devrait être pour l’Etat de faire toute la lumière sur ses responsabilités à l’époque. En l’occurrence, en révélant l’intégralité des documents ou archives encore inaccessibles. Le KMT était un Etat-parti, le parti contrôlait l’Etat. Tout était décidé par le parti. Donc des documents originels sont sans doute encore au KMT.
Le président sortant Ma Ying-jeou met en avant ses efforts pour s’excuser au nom du KMT et réparer les torts des massacres de 1947 et de la « terreur blanche » qui a suivi…
Quand Ma Ying-jeou se vante d’avoir accordé des compensations à de nombreuses victimes, les gens ne sont pas dupes : le président qui a exprimé le premier des remords et passé les lois qui ont permis d’allouer ces compensations financières, c’est Lee Teng-hui en 1995. Soit bien avant que Ma Ying-jeou soit président ! Certes, M. Ma s’est rendu a des cérémonies quand il était maire de Taipei et a prononcé des excuses au nom du KMT. Mais quand il a été question de transformer le Mémorial de Tchang Kaï-chek en une sorte de musée de l’holocauste taïwanais, il s’y est opposé en tant que maire. Ma Ying-jeou a toujours défendu l’héritage et le prestige du KMT au lieu de reconnaître la violence d’Etat du temps de la loi martiale. Tchang Kaï-chek est pour lui un héros national […]. Or, l’une des questions les plus délicates est celle de sa responsabilité : les partisans du KMT arguent qu’il n’était pas au courant des détails. Mais des documents d’archives montrent qu’il a visé nombre de jugements de cour martiale et parfois changé la condamnation à perpétuité en peine capitale. D’un point de vue légal, il était le commandant en chef des armées, donc au sommet de la chaîne de commande.
Outre l’incident du 28 février 1947, de nombreuses zones d’ombre entourent la période de la loi martiale, la « terreur blanche », de 1949 à 1987.
A cette époque, des citoyens ordinaires sont passés en cour martiale, notamment pour trahison – c’est le cas de la majorité des personnes accusées d’être des communistes durant la première partie de la « terreur blanche « , jusqu’en 1955. A la différence des victimes des massacres de février 1947, qui étaient des Taïwanais de souche, la plupart de ces civils étaient des continentaux. Les dirigeants du KMT soupçonnaient que des « traîtres » avaient fui avec eux. Ils ont donc reproduit à Taïwan ce qu’ils avaient déjà fait en Chine. Ensuite, il y a eu une deuxième phase de la « terreur blanche » où le régime s’est attaqué, au nom de la sécurité nationale, à ceux qui voulaient l’indépendance de Taïwan et la démocratie.
De quelle manière Tsai Ing-wen pourrait-elle pousser plus loin le processus de justice transitionnelle concernant la « terreur blanche » ?
Une commission « vérité et réconciliation » serait plus adaptée à la « terreur blanche » : les derniers cas datent de 1987, beaucoup de gens sont encore en vie. C’est intéressant de noter que Tsai Ing-wen pour l’instant ne propose ce modèle de commission que pour l’« incident 2.28 ». Il y a une raison : les communistes continuent d’être vus comme des ennemis pour les Taïwanais. Le KMT a toujours prétendu que sa répression durant la « terreur blanche » a empêché le parti communiste chinois de conquérir Taïwan, et ce raisonnement a toujours prise dans l’esprit de nombreux Taïwanais.
En outre, la loi de sécurité nationale passée juste après la démocratisation a restreint toute possibilité de recours pour les cas jugés en cour martiale. Les victimes de la « terreur blanche » ont eu droit à des compensations mais leurs condamnations n’ont pas été abrogées. Donc il faudrait que Mme Tsai lève ces restrictions et rouvre tous les cas politiques. Je pense que Tsai Ing-wen devrait recourir au modèle de la commission « vérité et réconciliation » pour traiter des abus de la « terreur blanche ». Nous devrions faire la lumière sur tous ces cas. Même si ces gens étaient effectivement des membres cachés du parti communistes chinois, ils méritaient autre chose que la cour martiale.
Brice Pedroletti (Pékin, correspondant)
Journaliste au Monde