Nous avons appelé Kamel Daoud, chez lui, à Oran, pour prendre des nouvelles. Il a besoin de souffler mais réfute l’habit de la victime. Il ne regrette pas un mot de sa chronique publiée dans Le Monde [1] le 5 février, sur les violences de Cologne durant la nuit du Nouvel An, dans laquelle il évoque, dans le monde arabo-musulman, un « rapport malade à la femme, au corps et au désir ».
Toujours dans notre journal, 19 chercheurs l’ont démoli, l’affublant d’un adjectif à la mode : islamophobe [2]. Depuis, Daoud a annoncé qu’il arrêtait le journalisme pour se consacrer à la littérature. Il ne change pas de position mais d’instrument.
Ce qui n’est pas rien. Car Daoud est un journaliste depuis vingt ans, qui bouscule les obscurantismes du monde arabe. Au Quotidien d’Oran, dont il fut le rédacteur en chef, puis chroniqueur, ou dans d’autres journaux algériens, à l’étranger aussi, au New York Times, à La Repubblica… Il vient de recevoir le prix Jean-Luc Lagardère du meilleur journaliste de l’année pour ses chroniques au Point – seul journal pour lequel il va continuer d’écrire. Son aura est mondiale. Son livre Meursault, contre-enquête (Actes Sud, 2014), a obtenu le prix Goncourt du premier roman, et le magazine américain Publishers Weekly l’a classé parmi les dix meilleurs romans de l’année.
Certains semblent découvrir Daoud mais cela fait des années qu’il place la femme et le sexe au cœur de sa réflexion. Avec deux convictions : tant que la femme restera asservie, les pays arabo-musulmans ne s’en sortiront pas ; la misère sexuelle est telle chez l’homme que sa socialisation est problématique, surtout en période de révolution migratoire. Les mots de Daoud sont ceux de l’écrivain, avec parfois des métaphores splendides, comme « le désir est malade dans nos terres et le corps est encerclé ».
Daoud sème la discorde
Le retrait de Daoud est une défaite. Pas la sienne. Celle du débat. Il vit en Algérie, il est sous le coup d’une fatwa depuis 2014, et cela donne de la chair à ses convictions. Du reste, sa vision de l’islam est passionnante, hors normes, car elle divise la gauche, les féministes, les intellectuels. Une grande partie de la sociologie est contre lui mais des intellectuels africains saluent son courage, Libération l’a défendu, L’Obs aussi, où Jean Daniel retrouve en lui « toutes les grandes voix féministes historiques ».
Daoud sème la discorde surtout à cause de sa lecture culturelle du monde arabo-musulman. Il a cette formule : « En Occident, le réfugié ou l’immigré sauvera son corps mais ne va pas négocier sa culture avec autant de facilité. » Les 19 chercheurs lui reprochent de racialiser les violences de Cologne, de les expliquer par la religion alors que pour eux, ce sont les conditions sociales, politiques et économiques qui sont à pointer. Même sentiment pour le sociologue Eric Fassin, invité de l’émission « 28 minutes », sur Arte, le 14 janvier, pour analyser Cologne. « Ce n’est pas parce que les gens sont musulmans qu’ils ont commis ces actes. Il y a une finalité politique. A qui s’en sont-ils pris ? A des femmes allemandes, blanches. Ils ne sont pas allés violer des prostituées. Cela donne le sens de leur violence. » Ainsi va la confrérie des sociologues, qui a le nez rivé sur ses statistiques sans prendre en compte « la chair du réel », écrit Aude Lancelin sur le site de L’Obs, le 18 février.
Sans doute la vérité de la sociologie se situe dans l’addition des deux approches – économique et culturelle. Ce que semblent réfuter nos 19 chercheurs. « Nous vivons une époque de sommations. Si on n’est pas d’un côté, on est de l’autre », dénonce Daoud. Cela nous rappelle les mésaventures d’Hugues Lagrange. En 2010, dans son livre Le Déni des cultures (Seuil), le sociologue disait que le mal d’intégration des jeunes des cités n’était pas seulement lié à des raisons économiques (logement, chômage, revenus) mais culturelles (famille, religion, valeurs).
« Une cabale du politiquement correct »
L’affaire Daoud ? « Nos similitudes sont fortes, réagit Hugues Lagrange, que nous avons joint en Inde, où il étudie la cellule familiale. J’ai été, comme lui, victime d’une cabale du politiquement correct. » Il explique : « La majorité des sociologues considèrent les gens étudiés comme des victimes d’un système économique. Ils font une sociologie des états sociaux, dans un climat dominant/dominé. Ils n’ont pas tort mais sont hémiplégiques au sens où ils ignorent la moitié du problème. Je défends aussi, dans la lignée d’Alain Touraine, une sociologie des sujets, où chacun est construit par sa culture, tout en étant acteur de son histoire. Cela suppose que l’on puisse critiquer les autres cultures. Comment, par exemple, ne pas voir avec Daoud que la religion a fait disparaître la mixité de l’espace public du monde arabe et que cela pose problème quand l’homme arabe se retrouve dans un espace public mixte européen ? Ce discours de vérité est très difficile à imposer au motif qu’il ferait le jeu des populismes. »
Difficile à imposer, ajoute la sociologue algérienne Marieme Helie Lucas (Télérama, 3 février) [3], parce que la gauche, figée dans sa culpabilité coloniale, opère « une scandaleuse hiérarchie des droits, où ceux des femmes sont placés au bas de l’échelle, après les droits des minorités, les droits religieux ou culturels ».
Hugues Lagrange a cette formule : « Le contrôle de soi s’apprend, il n’est pas naturel. » Formule qui résonne avec celle de Daoud, quand il affirme, à propos des migrants, qu’il faut « offrir l’asile au corps mais aussi convaincre l’âme de changer ». Autrement dit, éduquer. Scandaleux, rétorquent nos sociologues, car c’est une façon d’installer une guerre des civilisations et d’imposer nos valeurs, « à commencer par le respect des femmes ». On ne voit pas en quoi demander à ce que la femme soit respectée est scandaleux. Qui plus est, le droit des femmes n’est pas une valeur de l’Occident mais un droit universel.
Michel Guerrin
Journaliste au Monde