Rennes-II : Harry Potter à l’école du militantisme
Dans la ville bretonne, souvent à la pointe de la contestation des jeunes, notamment pendant le CPE, l’Armée de Dumbledore exploite le « LOL » et les réseaux sociaux pour éclipser les syndicats traditionnels, dont l’Unef.
Elle s’est embrasée contre le CPE en 2006, l’université Rennes-II se réveillera-t-elle contre la loi El Khomri ? Les jeunes communistes tractent sous la pluie entre les amphis et à la sortie des lycées. « On a compris que c’était un recul, mais faut qu’on potasse le détail », disent William et Célestin. Ces étudiants en master sont dans les starting-blocks, prêts à manifester mercredi. Mais qui pour mener la lutte ? Sur le campus, on cherche l’Unef, histoire de prendre le pouls de la mobilisation, dix ans après les blocages rennais légendaires lors du CPE. Et on tombe sur l’Armée de Dumbledore (AD). Car le syndicat historiquement proche du PS y a presque été rayé de la carte. On comprend mieux l’insistance de l’attachée de presse de l’Unef pour que nous ne venions pas. On toque à la porte du bureau voisin. « L’Unef n’a plus aucune équipe militante ici, confirme Clément Gautier, secrétaire fédéral Solidaires. De temps en temps, un mec de Paris vient allumer la lumière dans leur local. C’est inquiétant, le syndicat jouait un rôle important pour convaincre les étudiants les moins radicaux de rallier la lutte. »
Blason
Aux dernières élections, la majorité des sièges a été raflée par cette Armée de Dumbledore, qui invite les « apprentis sorciers » à entrer en résistance « contre les forces du mal », Gobelins et Mangemorts qui ont infiltré Poudlard, comprendre « la présidence de l’université Rennes-II qui souhaitait à l’époque fusionner avec Rennes-I », décrypte celui qui fait office de Harry Potter, Fabien Caillé, étudiant en histoire de 26 ans. Ce qui n’était qu’une blague entre amis est devenu… quoi, au juste ? Ils peinent à se définir : « Ni un syndicat ni une association étudiante, davantage un mouvement participatif… Il y a un peu de la candidature à la Coluche ou du Podemos, le tout avec le référentiel Harry Potter pour vulgariser la politique et casser les codes. » Et ça cartonne. Leurs publications « LOL » sur Facebook font le buzz. Les organisations traditionnelles leur jalousent cette force de frappe autant qu’ils les accusent de dépolitiser la jeunesse. « C’est de la communication, les idées politiques ne sont pas mises en avant, ils ne portent aucun projet social, mais ça plaît », soupire un militant de Solidaires, qui ne « comprend pas » mais a bien vu que les étudiants avaient changé : « Il nous faut sortir de l’imagerie rouge et noir, utiliser les réseaux sociaux. Certains militants n’ont jamais connu d’AG et le sigle ne dit rien aux étudiants. »
Bide
L’Unef avait tenté une réplique face à l’Armée de Dumbledore, mettant en scène sur une affiche Jamy Gourmaud, de l’émission C’est pas sorcier. Ce fut un bide. « Par l’humour, on ramène les jeunes exclus de l’espace public parce qu’ils n’ont pas la culture militante et syndicale des structures traditionnelles », se défend Fabien, de l’AD. Leur position sur le texte El Khomri ? Retrait, négociation, manif ? « AD va se joindre à toutes les mobilisations des jeunes pour le retrait du texte »,affirme-t-il. Simon Buxeraud, autre fondateur de l’AD, se dit « personnellement scandalisé par cette loi ». Pas de structure, pas de hiérarchie, donc pas de mot d’ordre. C’est horizontal, incontrôlable, imprévisible, comme la mobilisation sur le Web. « Face au gouvernement qui se fout de notre gueule, on va utiliser notre humour pour les provoquer », prévient l’étudiant. N’empêche, jeudi soir, il était autour de la très sérieuse table de « l’inter-orga » avec Bastien Zapata (le « mec de Paris » de l’Unef) et l’autre association qui pèse désormais à Rennes, l’Elan associatif, représentée par Kévin Nadarajah, par ailleurs vice-président statutaire. Une formation indépendante, qui a en ligne de mire la « mauvaise réputation de Rennes-II », héritage du CPE, et s’attelle à redorer son blason. Alors quand l’inter-orga appelle à la mobilisation mercredi, dans la bouche de Kévin, ce sera « une journée d’envergure ». Une seule. Et « respectueuse » : pas de « dégradation de matériel », pas de « personnel traumatisé ». Après, tout le monde retourne sagement sur les bancs de la fac.
A côté, en revanche, on a un plan sacrément bien ficelé pour « faire baisser sa culotte au gouvernement ». Le 9 mars sera un « premier round », lance-t-on chez Solidaires. Le calendrier les fâche. Avec le report de l’examen en Conseil des ministres, l’exécutif court-circuite les étudiants : en avril, les partiels commencent. Il va falloir frapper vite et fort. Alors les leaders militants de 2006, contre le CPE, reviennent prêter main-forte à la relève. Une décennie à décortiquer, analyser, tirer les leçons de leur lutte devenue objet de recherches. Leur grand soir, c’est maintenant. « La caractéristique de l’extrême gauche, c’est petites forces, mouvement massif. L’objectif consiste à créer une demande sociale de mobilisation, donner envie. On a une fenêtre de tir inespérée, il faut capitaliser sur la déception et le ressentiment suscités par l’état d’urgence, la déchéance de nationalité, le droit de vote des étrangers éludé… » martèle Hugo Melchior.
Barricade
Cet intellectuel au perfecto n’a vraiment quitté la fac. Doctorant et enseignant, il travaille sur les mouvements marxistes. Jeudi soir, il organisait une conférence-débat pour célébrer l’anniversaire de leur bataille victorieuse, avec son camarade d’alors, François Lopez, à l’époque syndiqué comme lui chez SUD-Etudiants, désormais prof de lettres-histoire en lycée pro. L’amphi est presque plein. A l’écran, leur résistance, les tables renversées, les piquets de grève, le campement place de Bretagne… Souvenirs de la prise de l’hôtel de ville, du local UMP, de la gare…
Ils livrent un vrai manuel de la mobilisation étudiante : comment gérer « les antibloqueurs », des émeutes, des casseurs… « Il faut maintenir la pression, sortir de l’université quand on est forts pour faire des blocages, rendre le climat intenable pour le gouvernement, rallier les salariés et paralyser le pays… Les grandes mobilisations ont toujours eu lieu sous [la] droite décomplexée, ce serait inédit dans l’histoire de la Ve République que cela se produise avec la gauche au pouvoir. Rennes-II est attendue », lance Hugo devant un auditoire subjugué.
Noémie Rousseau Envoyée spéciale à Rennes
* Libération. 4 mars 2016 à 19:51 :
http://www.liberation.fr/france/2016/03/04/rennes-ii-harry-potter-a-l-ecole-du-militantisme_1437600
Veillée d’armes pour les étudiants de Rennes 2
En 2006, ils avaient été à la pointe du mouvement contre le CPE, dernière grande mobilisation de la jeunesse. Dix ans plus tard, les étudiants de Rennes 2 reprennent le chemin de la contestation pour obtenir le « retrait total » de la loi El Khomri.
A 12 h ce mardi, ils sont quelque 400 étudiants de Rennes 2 à s’entasser dans un amphi, vite trop petit, pour discuter du contenu de la loi réformant le Code du travail et décider des actions des prochains jours, à commencer par leur participation à la manifestation prévue ce mercredi à Rennes.
Sur la loi elle-même, l’affaire est vite entendue : c’est à l’unanimité et sous une salve d’applaudissements que la proposition de « retrait total et sans négociation » possible du texte gouvernemental est votée par l’assemblée générale. Pour beaucoup d’étudiants rencontrés dans le hall de la fac, tapissé d’affiches et de grandes banderoles en papier kraft appelant à la mobilisation et à la « résistance contre la casse de (nos) droits », la loi controversée est « la goutte d’eau qui fait déborder le vase ».
Sur la loi elle-même, l’affaire est vite entendue : c’est à l’unanimité et sous une salve d’applaudissements que la proposition de « retrait total et sans négociation » possible du texte gouvernemental est votée par l’assemblée générale. Pour beaucoup d’étudiants rencontrés dans le hall de la fac, tapissé d’affiches et de grandes banderoles en papier kraft appelant à la mobilisation et à la « résistance contre la casse de (nos) droits », la loi controversée est « la goutte d’eau qui fait déborder le vase ».
« Précarité grandissante »
« Hollande devait être le président de la jeunesse et il n’a pas tenu ses promesses. Il n’y a eu aucune mesure sociale et les menaces sur les APL (aides au logement), comme la précarité grandissante, ont provoqué une exaspération » des jeunes, affirme Simon. Sans compter un quotidien décrit comme « dégradé », avec ces « petits boulots mal payés qui ne permettent pas de suivre les études », ces « stages rémunérés 400 à 500 euros », les difficultés à se loger, à se soigner, voire à se nourrir.
Face à une loi dont il redoute qu’elle aboutisse à « flexibiliser, précariser encore plus », Félix avoue ne pas croire aux arguments selon lesquels elle va « régler le problème du chômage ». « On entend cela depuis des décennies et rien n’a changé », lance François, exhortant à « arrêter le catéchisme libéral qui ne sert qu’à (nous) culpabiliser ». « Avoir un emploi stable n’est pas un privilège. Arrêtons de dire aux plus précaires qu’il faut taper sur ceux qui ont des garanties », lance Nathalie, une adhérente de Solidaires.
Ressentiment accumulé
Pour Hugo Melchior, un des chefs de file du mouvement anti-CPE à Rennes 2, aujourd’hui prof d’histoire à la fac, « cette réforme régressive et réactionnaire » voit se dresser contre elle le « ressentiment accumulé » des étudiants, et « c’est maintenant qu’il faut solder les comptes avec ce gouvernement ». Pour autant, selon lui, difficile de jouer le remake de 2006. « Nous ne sommes pas devant une réforme qui touche seulement les jeunesses. La refonte du Code du travail concerne 18 millions de salariés. Seul un mouvement intergénérationnel et interprofessionnel permettra de le mettre en échec, même si les jeunes peuvent jouer un rôle d’entraînement », dit-il.
Outre leur participation à la manifestation de mercredi, aux côtés de lycéens et des syndicats de salariés, les étudiants ont décidé de se doter d’un comité d’organisation chargé de développer le mouvement et de préparer, « très vite », d’autres mobilisations. Plusieurs dates ont déjà été avancées, d’ici à la grande journée de manifestation des syndicats le 31 mars... et le début des partiels en avril.
* Le Télégramme. 8 mars 2016 à 19h49/ AFP :
http://www.letelegramme.fr/bretagne/loi-travail-veillee-d-armes-pour-les-etudiants-de-rennes-2-08-03-2016-10984855.php
Conférences de Hugo Melchior sur le mouvement anti-CPE que j’ai organisé à Rennes 2 pour le dixième anniversaire :
https://www.youtube.com/watch?v=VEzcPkWQgkw