Volontairement provocateur, ce qui est dans les habitudes de l’auteur et du PIR en général, ce titre aura atteint son but : faire parler et écrire (et, accessoirement, vendre).
Yvan Segré vient d’en faire une longue analyse [2] qui, outre son érudition, a le mérite de faire sourire car il ne manque pas d’humour, même sur des sujets aussi sérieux. Il fait notamment un long et passionnant développement sur le point central du titre, qui se trouve aussi être le centre de l’analyse de HB, pour ne pas dire son obsession : les Juifs.
Pour ma part, je me contenterai d’aborder certains points : la construction d’un Roman décolonial miroir d’un Roman national qu’affectionne la droite ; l’idée centrale de responsabilité collective du Blanc ; le relativisme culturel camouflé en authenticité indigène pour finir en essayant comprendre à quoi renvoie la haine de Bouteldja pour Sartre.
Le Roman décolonial ou l’Histoire malmenée
Marx nous disait que l’histoire de l’humanité, c’était l’histoire des luttes des classes. Bouteldja nous dit que c’est l’histoire des Blancs asservissant les Autres, les colonisés. Qui est donc le Blanc ? Il est le produit de l’histoire occidentale qui commence en 1492 quand la race blanche s’auto-invente à partir de la traite des Noirs, nous explique-t-elle.
« Ils nous disent 1789. Répondons 1492 ». Loin de moi l’idée de nier l’importance symbolique de l’arrivée de Christophe Colomb sur l’île d’Hispanolia. Mais est-il bien sérieux de faire commencer l’histoire de l’humanité à cette date ? Où sont donc passés l’Empire Ottoman ? Et le grand mouvement de conquête de l’Islam ? Et l’empire chinois qui faisait alors jeu égal avec l’Occident ? Et l’Inde ? Disparus.
Du coup, disparu l’esclavage oriental pratiqué dans toute l’Afrique et le Moyen-Orient arabe, toute la Méditerranée. Disparue, la traite arabe dans l’Océan indien. Pourtant, cet esclavage que l’on nomme « oriental », par opposition à l’esclavage transatlantique qui va suivre l’expansion européenne en Amérique, s’est développé à partir du VIe siècle et perdurera jusqu’au milieu du XXe siècle.
En revanche, si l’esclavage de ne fut pas l’apanage des seuls Blancs, la colonisation ne fut-elle pas l’œuvre des Blancs sur les peuples indigènes ?
Là encore, ce n’est pas si simple car il se trouve que des Blancs ont colonisé des Blancs et que des Non-blancs (?) ont colonisé des Non-Blancs.
Rappelons que le projet nazi de construction d’un monde nouveau passait par la colonisation de l’Est européen, Pologne et Russie en premier lieu, incluant la mise en esclavage des populations de ces régions. Par ailleurs, il y a une grande absente dans l’Histoire racontée par HB : l’Asie. Juste pour mémoire, le Japon a colonisé la Corée dès 1912, a envahi la Chine à partir de 1931, puis tout le reste de l’Asie à partir de 1941, mettant sous sa férule des peuples entiers et laissant derrière lui des millions de morts pour un projet qui présentait bien des traits communs avec le nazisme. Et terrible ironie de l’histoire, les peuples d’Asie avaient salué comme une victoire sur l’Occident, la défaite de la Russie face au Japon en 1905. Ils apprirent dans le sang que l’impérialisme asiatique n’avait rien à envier à celui des Blancs...
Enfin, cette année nous commémorons le centenaire du soulèvement des Irlandais contre la couronne britannique, parfait exemple de colonisation européenne en Europe.
Entendons-nous bien. Le but n’est pas de dire : « c’est Eux qui ont commencé, pas Nous » ou « Y’a pas que nous attention ! » Mais si l’on veut analyser et comprendre des phénomènes historiques, l’esclavage, la colonisation, si l’on veut en guérir les séquelles, on ne commence pas par falsifier l’histoire pour la faire coller à un récit décolonial binaire de Bons (les non-Blancs) et de Méchants (Les Blancs).
Il est d’ailleurs, assez paradoxal de voir combien HB se cale sur une histoire « européocentrée » dans ses repères, 1492 étant pour elle la date pivot. Or de plus en plus se développe une historiographie qui se veut globale, qui décentre le regard pour le faire porter par exemple sur l’Asie, et qui étend à l’ensemble du monde des notions que l’on pensait spécifiques à l’Europe ou l’Occident [3].
« Ne prenez pas garde à mon teint noir : C’est le soleil qui m’a brûlée. » (Cantique des Cantiques)
Quant à la supériorité de la « blanchité » (sic), elle est loin d’être l’apanage des Blancs entendus comme les Occidentaux, héritiers de 1492. Là encore si Bouteldja regardait l’Asie, elle verrait que la peau blanche est le marqueur de classes dominantes parfaitement indigènes. Il en va ainsi en Inde où les castes supérieures sont blanches et où la peau est de plus en plus foncée au fur et à mesure que l’on descend dans l’échelle des castes. Avoir un teint clair y est une véritable obsession. Même phénomène au Japon ou en Chine. Rien de colonial là-dedans. Dans des sociétés fondamentalement paysannes, le teint pâle marque celui qui ne travaille pas dehors [4], alors que les paysans portent dans la couleur de leur peau, la dureté de leur vie. La couleur est ici un marqueur social : chassez la lutte des classes, elle revient au galop...
Pour finir, pointons un autre disparu du Roman décolonial : le stalinisme. Pas tout à fait innocent quand on sait d’une part, que nombre de mouvements de libération en ont hélas intégré les pires traits, à l’instar du FLN algérien ou, plus récemment de l’ANC sud-africaine, et d’autre part que le stalinisme fut un des premiers, dans les années 50, à travestir son antisémitisme sous le vocable de l’antisionisme.
Responsabilité collective héréditaire
Ce caviardage de l’histoire qui fait du récit décolonial une fable-miroir du Roman national cher à la droite et l’extrême-droite ne présenterait que peu d’intérêt s’il ne dissimulait autre chose.
« Je vous le concède volontiers, vous n’avez pas choisi d’être blancs. Vous n’êtes pas vraiment coupables. Juste responsables ».
Voici la clé du raisonnement de Bouteldja : la responsabilité collective héréditaire .
Ainsi, les êtres humains ne sont-ils plus responsables de leurs actes, bons ou mauvais, mais ils se voient chargés en bloc de fautes ou de crimes, vrais ou inventés, commis par leurs ancêtres, réels ou supposés. Or, autant il convient de donner une responsabilité collective à des institutions, à une collectivité et a fortiori à un Etat, il est clair qu’étendre cette responsabilité à l’ensemble des individus qui les composent est une dérive dont les conséquences sont incalculables, même si le passé nous en a donné quelques exemples. Ainsi, s’il est du devoir de l’Etat français par la voix de ses plus hautes instances de se confronter à son passé colonialiste et, par exemple, de présenter ses excuses aux peuples qui furent soumis, comme l’ont fait d’autres pays, cette responsabilité ne retombe pas sur chaque citoyen individuellement. Même, insistons sur ce point, même si sa famille, directe ou indirecte fut compromise dans ces actes.
De plus, cette notion de responsabilité collective individuelle, prend en France une teinte spécifique. En effet, contrairement à d’autres pays européens, la France est un pays d’immigration depuis plus d’un siècle et demi. Belges, Italiens, Arméniens, Espagnols, Polonais, Portugais ont massivement précédé l’immigration coloniale puis post-décolonisation des Marocains et Algériens, les gros bataillons de l’Afrique subsaharienne étant finalement récents si l’on prend ces mouvements dans la longue durée.
Dans le récit décolonial de Bouteldja, cette immigration a elle aussi disparu « En Europe (…) le patronat ira en chercher (des bras) au Maghreb, en Afrique Subsaharienne et aux Antilles ».
Disparus de l’histoire, ces immigrés ou réfugiés européens se retrouvent au même banc des accusés que leurs camarades ouvriers, dans la catégorie Blancs : « Au-dessus de moi, il y a les profiteurs blancs. Le peuple blanc propriétaire de la France : prolétaires, fonctionnaires, classes moyennes ».
Plus de classes sociales, plus d’exploiteur ou d’exploités : La blanchité unit le chômeur et le PDG qui l’a licencié. Si c’est le propre même du racisme que de construire de fausses alliances de ce genre, n’est-ce pas justement notre but que de prendre en même temps ces discriminations collectives et de viser à unir, par la lutte des classes, ceux que le capitalisme préfère désunis ?
L’histoire n’est pas finie. Aujourd’hui, à l’immigration post-décolonisation, s’ajoutent les derniers entrants, venus ni d’Europe ni des anciennes colonies françaises mais d’Asie, Chine ou sous-continent indien pour la plupart. Ce sont les employées chinoises [5] des ongleries et des tristes salons de massage ou les Tamouls des arrière-cuisines de restaurants. Bien qu’ils soient absents du récit de Bouteldja, il faudra pourtant les intégrer dans nos raisonnements car ces mouvements de populations ne sont pas prêts de tarir avec par exemple une Chine qui annonce des millions de licenciements.
Si les classes sociales ne sont pas homogènes, si elles sont bel et bien traversées par des différences et des conflits, de genre, de races, mais aussi d’âge, de qualification.... elles n’en tracent pas moins des frontières entre ceux qui possèdent et les autres. Malgré les difficultés rencontrées, nul ne peut nier qu’il existe aujourd’hui une fraction significative de l’émigration post-décolonisation qui appartient sinon aux classes dominantes, du moins aux « classes moyennes supérieures » qui se pensent, à juste titre, comme faisant partie de ces classes dominantes. Le meilleur symbole, et non le seul, c’est la présence au sein de ce gouvernement de trois ministres issus des minorités originaires du Maghreb. Et parmi eux, l’auteur d’une loi visant à détruire le code du travail, Myriam El Khomri [6].
Les Indigènes, les Juifs et quelques autres
« La haine raciale, n’est-ce pas un sentiment Blanc ? », nous dit HB. Les tragiques événements qu’a connus fin mars la ville de Béchar [7] dans le Sud algérien où des centaines de migrants noirs ont été physiquement attaqués viennent jeter une lumière crue sur cette fable. Ce n’est hélas pas la première fois, à tel point que le journal algérien El Watan [8] croit bon d’avertir les lecteurs de ses versions en ligne de la façon suivante : « El Watan a décidé de suspendre provisoirement l’espace réservé aux réactions des lecteurs, en raison de la multiplication de commentaires extrémistes, racistes et insultants. »
Si Bouteldja se gargarise avec Fanon, Malcom X, Baldwin et autres, l’Indigène réellement existant ne semble guère l’intéresser. Un passage de son ouvrage est assez significatif sur cette question.
Bouteldja aime Genet car il a salué la victoire d’Hitler sur la France. « Il y a comme une esthétique dans cette indifférence à Hitler. Elle est vision. Fallait-il être poète pour atteindre cette grâce ? » s’extasie-t-elle. Il aurait fallu poser cette questions aux milliers de tirailleurs sénégalais assassinés, souvent de façon effroyable, en 1940 par les Allemands au mépris des conventions sur les prisonniers de guerre [9]. Hitler les poursuivait de sa haine depuis l’occupation de la Ruhr en 1923 par les troupes françaises, dont de nombreuses unités africaines. Les nazis fantasmèrent un viol massif des femmes blanches par ces troupes coloniales. Cette affaire sans base aucune fut nommée par les nazis « la honte noire ». Et pendant que Genet frétillait à la victoire d’Hitler, Bouteldja frétillant en écho, il s’est trouvé un Blanc pour refuser de légitimer ces meurtres. C’était le préfet d’Eure-et-Loire, un certain Jean Moulin, qui tenta de se suicider plutôt que d’accuser les tirailleurs de crimes imaginaires. Ce épisode de l’histoire est à mon sens révélateur des vrais sentiments de Bouteldja sur les Indigènes. N’appelle-t-elle pas les Juifs « les tirailleurs sénégalais » de l’impérialisme ?
Comme je l’ai dit, je ne m’étendrai pas sur cette partie de l’ouvrage de Bouteldja finement analysée par Yvan Segré. Juste deux remarques. La première c’est que les premières codifications raciales au sens moderne du terme datent d’avant 1492 et qu’elles concernaient... des Juifs. En effet, nombre d’historiens datent de 1449 les premières mesures de Limpieza de sangre, c’est-à-dire de pureté de sang concernant les juifs convertis de gré ou de force au fur et à mesure de l’avancée de la Reconquista en Espagne. Ces lois, qui ne cesseront de se durcir, visaient à interdire à ceux qui n’étaient pas des vieux chrétiens, c’est-à-dire qui étaient des convertis, certains emplois ou fonctions, alors même qu’en théorie, le baptême est l’unique clé pour entrer dans la communauté chrétienne.
Par ailleurs, Bouteldja serait un peu plus crédible dans sa proclamation d’amour aux Juifs si elle avait un mot de regret même hypocrite pour les assassinats qui, d’Ilan Halimi à l’hyper-cacher en passant par Merah, ont frappé des civils juifs.
Il serait faux d’y voir un oubli de plus : l’idée-force d’une responsabilité collective héréditaire fait de tout Juif un « complice du sionisme » et légitime les assassinats de civils, partout dans le monde. Voilà qui explique les attentats antisémites commis sur notre sol depuis celui contre la synagogue de Copernic en 1980.
Certains Damnés de la Terre sont plus égaux que d’autres...
« Quant à nous, l’antisionisme est notre terre d’asile. Sous son haut patronage, nous résistons à l’intégration par l’antisémitisme tout en poursuivant le combat pour la libération des damnés de la Terre. » Oublions le pathos pompeux et regardons le fond. Qui sont donc ces damnés de la Terre d’aujourdhui ? Les Syriens, bombardés par Assad, affamés par le Hezbollah et les Iraniens ? Elle ne les évoque même pas. Les réfugiés qui fuyant les guerres affluent en Europe quitte à perdre la vie dans cette nouvelle épreuve ? Pas un mot.
Alors, son combat est-il celui des peuples soulevés par les Printemps arabes ? Pas un mot de compassion même convenue pour les Egyptiens ou les Tunisiens devant faire face au terrorisme.
En revanche, Bouteldja nous raconte en se pâmant son émotion devant « l’Indigène arrogant » Ahmadinejad niant l’existence d’homosexuels en Iran : « Il y a des gens qui restent fascinés longtemps devant une œuvre d’art. Là ça m’a fait pareil. Ahmadinejad, mon héros ». Il est assez farce de voir l’Iran classé chez les Indigènes, pays si fier de son empire millénaire et de n’avoir jamais été colonisé. Soyons mauvaise langue : ne serait-ce pas parce qu’Ahmadinejad fut en pointe dans le combat « antisioniste » que Bouteldja a pour lui les yeux de Chimène ? Un Indigène d’honneur en quelque sorte.
Seuls les Palestiniens trouvent grâce à ses yeux. Enfin, presque. Les Palestiniens du camp de Yarmouk en Syrie, assiégés par et l’Etat islamique et par le Hezbollah n’ont pas cette chance. Un Palestinien ou plus largement un Arabe souffrant n’a d’intérêt que s’il est opprimé par Israël, ou a minima par l’impérialisme. Autrement, c’est un détail de l’Histoire qui comme chacun sait, ne fait pas d’omelettes sans briser les œufs.
Dieu, la Famille et la Patrie...
Je ne résiste pas au florilège :
« J’appartiens à ma famille, à mon clan, à ma race, à l’Algérie, à l’Islam ».
« Le mâle indigène défendra ses intérêts d’homme. Sa résistance sera implacable : « Nous ne sommes pas des pédés ! »
« Le féminisme fait partie des phénomènes européens exportés »
« Il faudra deviner dans la virilité testostéronée du mâle indigène, la part qui résiste à la domination blanche »
« Les hommes, ces héros, les femmes ces Pénélopes loyales ».
« Non, nos hommes ne sont pas des pédés ! » Nous disent-elles. La boucle est bouclée ».
« Qui est cet être humain (...) qui dérobe corps et chevelure aux regards concupiscents ».
« Le combat consiste à faire redescendre ceux qui commettent le sacrilège de s’élever au niveau de Dieu ».
« Jusqu’au début des années 1980, sous les cieux protecteurs de la République française, le sionisme se portait comme un charme et coulait des jours heureux. Il se baladait dans les boulevards ».
Cette apologie de la famille, de la Race, de la Femme, de la virilité, c’est beau comme du Zemmour non ? Pour la dernière phrase, c’est plutôt beau comme du Drumont.
En laissant de côté le goût personnel de Bouteldja pour les hommes virils qui, après tout la regarde, penchant-nous sur sa théorie du féminisme, comme phénomène blanc exporté chez les Indigènes pour les castrer symboliquement quand ce n’est pas physiquement.
« Le droit du travail est-il universel et intemporel, un passage obligé pour prétendre à la libération, à la dignité et au bien-être ? Je ne crois pas ». « Je n’ai jamais demandé un code du travail. Je n’y ai même jamais pensé. Pour moi, le droit du travail, c’est comme du chocolat, un luxe ». J’ai bien entendu remplacé ici féminisme employé par Bouteldja par droit du travail dont nous parlons beaucoup en ce moment.
Qui, prétendant œuvrer à la libération des plus pauvres, aurait l’outrecuidance de dire que l’amélioration des conditions de travail ce n’est pas pour les pays du Sud ? Que le syndicalisme, c’est l’affaire des Blancs. Et pourtant, le syndicalisme a été « inventé » et s’est développé sous la forme que nous connaissons d’abord en Occident.
Voici 60 ans la stalinienne Jeannette Vermeersch, épouse de Maurice Thorez, déclarait quand le planning familial fut créé : « La maternité volontaire est un leurre pour les masses populaires et c’est une arme entre les mains de la bourgeoisie contre les lois sociales" et elle ajoutait : « Depuis quand les femmes travailleuses réclameraient le droit d’accéder aux vices de la bourgeoisie ? Jamais ». Remplacez travailleuses par Indigènes et bourgeoisie par Blanches et le tour est joué...
Rien de nouveau sous le soleil donc.
Vous chercherez en vain chez Bouteldja la moindre phrase d’appui aux luttes des femmes en Algérie, en Tunisie, en Afrique... Quand on écarte le pathos, elle rejoint l’idéologie la plus réactionnaire : « (les Blancs) ont oublié ce qu’ils étaient avant d’avoir été engloutis par la modernité. Ils ne se souviennent plus du temps où ils avaient encore des cultures, des chants, des langues régionales, des traditions. Nous c’est différent. Nous conservons cette mémoire. D’où notre attachement à la famille et à la communauté ». Et de nous gratifier d’une série de Allahou Akbar extatiques...
Qui, écoutant un tel Credo, peut s’étonner que des islamistes aient rejoint les catholiques les plus réactionnaires dans les « Manifs pour tous » au nom de la famille et de la tradition ?
Cet attachement « au clan et à la race », c’est aussi ce qui légitime la répression contre ceux qui osent revendiquer des libertés prétendument occidentales notamment la liberté de penser, de croire... ou de ne plus croire. « Apostats » donc traîtres ils risquent au mieux l’ostracisme, au pire leur vie [10]. L’individu se voit ainsi assigné à une identité obligatoire. Si l’on suit ce raisonnement, pourquoi reprocher à la Grèce de refuser le multiculturalisme en arguant de son identité chrétienne orthodoxe qu’elle a dû défendre contre l’impérialisme ottoman musulman ? La constitution interdit encore aujourd’hui la construction de mosquées dans ce pays… Et je ne parle pas de l’imbécillité d’un Chevènement justifiant le manque de libertés démocratiques en Russie par les traditions de ce pays !
Sartre, Bouteldja et les Marsiens
Bouteldja voue une haine particulière à Sartre. Le première partie de son ouvrage s’intitule « Fusillez Sartre ! ». Ce fut le cri de guerre de l’extrême-droite pendant la guerre d’Algérie quand Sartre, dans sa fameuse préface aux Damnés de la Terre de Franz Fanon disait : « Abattre un Européen c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé. Restent un homme mort et un homme libre » [11].
Si la droite hurla, certains à gauche se contentèrent de rire à ces mâles accents meurtriers. Sartre, disaient-ils, essaie de faire oublier qu’il fit partie pendant la Seconde Guerre mondiale, de ces millions d’attentistes, ni salauds ni héros. A l’inverse de ses camarades « ulmards » Jean Cavailles ou Georges Canguihlem passés à la clandestinité ou son rival Raymond Aron qui rallia la France Libre en 1940, Sartre se contenta de vivre, d’écrire et de se faire représenter au théâtre. Pas de compromission honteuse mais pas de quoi pavoiser. En gros, Sartre aura été un de ces résistants de la 25e heure qui sont souvent ensuite les plus intransigeants.
En Algérie, on les appelle les Marsiens. Ce sont les combattants qui se sont réveillés à partir du 19 mars 1962 et qui furent dans les premiers à réclamer vengeance et à crier plus fort que les autres pour faire oublier leur attentisme.
Pourquoi Bouteldja veut-elle fusiller Sartre ? Car il n’a pas été jusqu’au bout : « Pour exterminer le Blanc qui le torture, il aurait fallu que Sartre écrive : Abattre un Israélien, c’est faire d’une pierre deux coups (…) Se résoudre à la défaite ou la mort de l’oppresseur fut-il juif. C’est le pas que Sartre n’a pas su franchir ».
Comme Sartre, Bouteldja fait partie des Marsiens. Entre auto-apitoiement, « Je suis une victime », éructations creuses « L’amour et la paix ont un prix. Il faut le payer », trémolos dans la voix « La parole des colonisés est dense. Elle est puissante. Elle ne ment pas » Bouteldja nous dit ce qu’elle est : une Indigène de salon. Qui clame son amour unique et inconditionnel de l’Algérie, qui pleure tous les jours que Dieu fait son mal du pays... mais qui a son rond de serviette chez Taddei.
Bouteldja fait partie de ces Marsiens de l’extérieur plus Algériens que les Algériens. Une race honnie par ces derniers. Car ils doivent quotidiennement vivre entre un pouvoir agonisant et la peur que revienne la décennie noire. Quand les Algériens voient la momie en fauteuil roulant qui leur sert de président sommer la France de se repentir pour la colonisation en Algérie, tout en ayant un abonnement à l’Hôpital militaire du Val-de-Grâce, c’est la colère et la honte qui les meut. Colère de voir qu’en 50 ans ce pouvoir prévaricateur qui a confisqué l’indépendance n’a pas été capable de mettre sur pied un système médical digne de ce nom malgré la rente pétrolière, honte de voir leur président n’avoir aucune honte justement. Imagine-t-on Castro ou Giap en traitement au Jefferson Memorial Hospital ?
Mais cette Algérie humiliée n’intéresse pas Bouteldja. Un dernier exemple. Pendant qu’en France se déroulait le honteux débat sur la déchéance de la nationalité des binationaux, l’Algérie préparait une nouvelle Constitution prévoyant dans son article 51 l’interdiction de la haute fonction publique et certaines fonctions électives aux binationaux [12]. Premiers visés, les binationaux français. Très vite des collectifs se sont montés en France pour obtenir l’annulation de cet article qui, non seulement fait d’eux des Algériens de seconde zone, mais aussi prive l’Algérie des richesses de leur formation et de leur expérience et de la possibilité des échanges entre les deux pays. A-t-on vu Bouteldja dans ce combat qui pourtant concerne au premier chef le pays de son cœur ? Je vous laisse deviner la réponse.
Repentez-vous car la fin des temps est proche (Tintin)
Non, l’Indigène fantasmé n’est pas le rédempteur du Blanc.
Passent sur nos écrans de ciné un documentaire « Merci Patron » [13] qui met aux prises un ouvrier d’une cinquantaine d’année et le groupe Arnault qui l’a licencié. A la fin nous sommes contents, grâce à Robin des Rois-Fakir, le shérif de Nottingham-Arnault a rendu gorge et Klur, le prolo à l’épais accent picard, a décroché le Graal absolu : un CDI de manutentionnaire chez Carrefour. Cette victoire laisse pourtant un goût amer car pour un de sauvé, combien sur le carreau ?
La situation que nous vivons est sombre. Une partie de la société est entraînée depuis quelques années par une lame de fond conservatrice. Les anciennes solidarités ont éclaté, les nouvelles peinent à voir le jour, c’est peu de le dire.... Cela touche toutes les communautés, les immigrés récents ou anciens comme les autres. Il n’est de voir que le résultat des dernières élections législatives en Turquie et en Tunisie dans l’immigration en France : les partis conservateurs y ont fait un score très nettement supérieur à celui du pays d’origine.
Oui, l’Etat doit reconnaître les crimes qui ont été commis pendant toute la période de la colonisation. Oui, toute sa place doit être donné à ce pan de notre histoire non seulement dans l’enseignement mais dans l’espace public. Le symbolique pèse lourd sur les représentations. Mais au risque de désespérer Billancourt, cela ne changera pas fondamentalement la situation : rappelons que le discours de Chirac sur la participation de la France à la Shoah date de 1995. Est-ce que cela a réduit d’un iota l’antisémitisme ? A regarder régulièrement les réseaux sociaux et au vu des crimes commis encore récemment, on a la réponse. Même chose avec Vichy ou l’analyse du nazisme qui ont progressé à pas de géants dans l’historiographie. Mais cela n’a pas freiné pour autant la progression de l’extrême-droite en France comme en Europe. Non, l’Histoire ne vaccine pas contre les peurs... Ce serait si facile sinon !
Notre société ne souffre pas d’abord d’amnésie mais aussi d’hypermnésie. Cela ne l’aide guère à aller de l’avant. Les historiens doivent faire leur travail, l’Etat doit prendre ses responsabilités, mais il en va des sociétés comme des individus, le ressassement avec tout ce que cela comporte de fantasmes n’aide guère à avancer. L’intégration des millions d’étrangers, immigrés et réfugiés qui sont venus en France ne fut pas une partie de plaisir. Qui se souvient qu’on expulsait les mineurs polonais pendant la Grande Crise directement du carreau de la mine vers les trains ou que le plus grand bidonville de France fut celui de Champigny et qu’il était portugais. A écouter certains, le multiculturalisme c’est en gros manger du couscous en écoutant du djembé, et en avant vers l’avenir radieux ! Je caricature mais il faut être conscient qu’une société multiculturelle doit s’inventer en marchant. Et que sans espoir commun, tourné vers l’avenir, c’est mission presque impossible [14].
Oui l’universalisme de la IIIe République fut un mensonge car il était tout sauf universel. Mais est-ce à dire que nous devons revenir à nos clans, nos tribus, nos familles ? Que nous devons retrouver la religiosité la plus puérile ? Que nous devons être réactionnaires pour être sauvés ? Que nous devons nous résigner à la concurrence de toutes les forces centrifuges ? Malheureusement cela sonne plutôt comme une guerre de tous contre tous, où les plus faibles et les plus fragiles (c’est-à-dire les plus exploités et les plus opprimés) seront les premières victimes.
« Dans cette grande sécheresse, dans ce grand assèchement, le mirage d’un monde meilleur reflue du séculier au religieux. On réislamise, rechristianise, rejudaïse, par en bas et par en haut. Des prédicateurs thaumaturges évangélisent médiatiquement la modernité. Des religions revanchardes revendiquent des droits immémoriaux.
Les pôles magnétiques perdent le Nord.
Les boussoles ne tournent plus rond.
Les fils à plomb ne tombent plus droit.
Jusqu’où ira ce grand reflux de la conviction vers la foi, de la confiance vers la croyance ? »
Daniel Bensaïd, Jeanne de guerre lasse, Gallimard 1991
Ariane Pérez, 28 mars 2016