Il me semble important de lire et de relire les textes et les livres des survivant-e-s des différents camps de l’univers concentrationnaire. Personnellement, je n’aurai peut-être pas eu d’activités socio-politiques si je n’avais pas été marqué, enfant, par un numéro tatoué sur l’avant-bras d’une cousine, survivante d’un camp d’extermination, Auschwitz.
Je souligne que les marques de ces passés sont persistantes (que ce soit celles des colonialismes, de l’esclavage et des traites esclavagistes, des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité, des génocides, etc.) au plus profond de nos organisations sociales. Il n’y a donc pas simplement un enjeu de mémoire, de reconnaissance des crimes (et de leurs « réparations »), mais bien une actualité des combats contre les dénégations de leur humanité, à des êtres humains ou des groupes humains, désigné-e-s comme « autres »… Un combat pour l’égalité de toutes et tous, et pas uniquement pour l’égalité formelle des droits, un combat pour la liberté, et les moyens de la liberté, de toutes et tous.
Dans sa préface Grégory Cingal présente David Rousset, son passé de militant, de « survivant » de l’univers concentrationnaire (Buchenwald, Porta Westphatica, Neuengamme, Helmstedt, Wöbblelin). Survivant de camp de concentration nazi.
David Rousset, posant « la question sacrilège d’un système concentrationnaire soviétique analogue à celui des camps nazis ». Aujourd’hui nous connaissons la vérité. Mais combien ont oublié la lutte acharnée, faite de mensonges et de diffamations, des dirigeant-e-s des partis communistes, fiers à l’époque de leurs « références » staliniennes…
Grégory Cingal indique que pour l’auteur « La seule façon de conjurer la menace concentrationnaire qui pèse sur la société, argumente-t-il, c’est précisément d’en combattre les résurgences avérées à l’étranger, et non se condamner à la paralysie en prétextant d’inévitables analogies entre systèmes répressifs » et souligne que « l’expérience de déshumanisation extrême qui a marqué la déportation en camp n’a pas non plus été bien comprise »…
David Rousset fut attaqué par les Lettres françaises, la presse et des dirigeant-e-s du PCF… De nombreux documents sont publiés dans la seconde partie de ce livre. Il ne renonça pas, ni lui, ni d’autres « survivant-e-s » en France et à l’étranger. Et en ces temps, « des milliers de zeks agonisent dans la nuit glacée des toundras de Sibérie ». La Commission internationale contre le régime concentrationnaire (CICRC) fut constituée et publia des documents et des études…
Les premiers textes sont consacrés à l’enfer concentrationnaire nazi, les suivants à la dénonciation du système concentrationnaire en URSS et en Chine, au combat du CICRC.
« Comme vous le savez, les camps de concentration constituaient une véritable société où les SS jouaient le rôle de Dieu, mais comme Dieu, n’étaient pas directement présents dans les affaires intérieures. Toute la question du camp, comme toute l’organisation du travail, était aux mains des détenus et sous leur responsabilité ».
David Rousset, souligne, entre autres, que « le moindre problème posait la question de la vie ou de la mort », les luttes entre les « politiques » et les « droits communs », la dignité de certains, les privilèges d’autres, « la loi dominante de la société concentrationnaire, c’est que tous ne peuvent être sauvés », les luttes et les « drames »…
L’auteur trace un parallèle entre le « ghetto » et le « camps de concentration », insiste sur l’isolement, la perte de dignité, la terreur et la résistance… J’ai particulièrement apprécié le texte sur le ghetto de Varsovie, « ce monde singulier, plein de contradictions, mais un monde véritable, un monde où l’on peut vivre », le dilemme « ou on part pour les chambres à gaz et pour les camps de déportation, ou on se révolte »…
L’auteur analyse le nazisme, les « haines sociales les plus extraordinaires », la substitution de la terreur à la propagande… Il insiste sur l’ampleur de la décomposition de la classe ouvrière « dans ses éléments organiques »…
David Rousset analyse « ce qui demeure de l’homme » dans cet univers concentrationnaire, la « récréation de valeurs et d’un autre système hiérarchique », le vouloir vivre, et les résistances, « risquer sa vie pour une fin qui n’est pas de conserver sa vie »…
L’auteur montre comment « le corrupteur était corrompu lui-même par le camp qu’il a créé » (Des analyses à mettre en rapport avec celles sur le colonialisme. Voir par exemple les travaux d’Olivier Lecour Grandmaison, par exemple, La République impériale. Politique et racisme d’État, lautre-face-de-la-republique/), ou l’imbrication générale (des camps) dans la société entière…
J’invite à lire très attentivement le texte « Au secours des déportés dans les camps soviétiques. Un appel aux anciens déportés des camps nazis » [1], les passages sur « le concentrationnaire nourrit son gardien », la déportation sans jugement, la puissance bureaucratie de l’institution, le « travail correctif »…
Oui contre les mensonges des stalinien-nes, les phraséologies douteuses de certain-e-s, les retraits d’autres, « Le silence même nous est interdit » et « Notre silence ne serait pas seulement un reniement, mais une défaite »…
Chacun-e pourra lire les impostures, les écrits mensongers et exécrables produits par certain-e-s, celles et ceux couvrant les crimes… Pierre Daix et les Lettres françaises, Jean Paul Sartre (« Sous le drapeau des pudeurs morales, il s’est rangé aux cotés des maîtres des camps »), pour n’en citer que deux…
Kolyma. (Je rappelle l’indispensable livre de Varlam Chalamov : Récits de la Kolyma, réédition en 2003 chez Verdier). « La mort même n’a plus d’échos à votre humanité. Les témoins sont égorgés. Il n’est plus d’acte possible. L’immensité nue est déserte. Seuls, aux horizons de la planète morte, se tiennent les chiens immobiles ».
Des documents essentiels.
« Nous sommes quelques dizaines de milliers à continuer le combat. Nous ne pouvons le poursuivre que parce que vous et les vôtres n’avez pas pu nous exterminer tous. Cela tranche le débat ».
Il nous faut encore revenir sur les camps, analyser les modalités historiques des concentrations de prisonnier-e-s ou du travail forcé ; en étudier les spécificités et les différences, les impacts dans les organisations institutionnelles étatiques… et revenir sur le silence, voir le soutien, des un-e-s et des autres à la déshumanisation d’êtres humains…
Et lire ou relire :
L’univers concentrationnaire, 1946, réédition Hachette Pluriel 2011
Les jours de notre mort, 1947, réédition Hachette Pluriel 2012
Le pitre ne rit pas, 1947, réédition Christian Bourgois 1979
Didier Epsztajn