Laurent Bouvet est un chercheur en science politique. Il a fait partie des promoteurs du courant socialisant de la « Gauche populaire », constitué en riposte à la publication du rapport du think tank Terra Nova, au printemps 2011 (Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ?). Au début de 2013, il s’est séparé des « politiques » de ce courant de pensée, Laurent Baumel, Philippe Doucet et François Kalfon. Mais avec L’insécurité culturelle. Sortir du malaise identitaire français, il poursuit sa démarche intellectuelle [1], la seule à même, explique-t-il, de regagner la confiance des catégories populaires et de contrer la montée du Front national.
Signification d’un concept
Qu’entend-il par « insécurité culturelle » ? Au départ sont les phénomènes bien connus de la désaffection des catégories populaires à l’égard de la gauche et de la montée continue du Front national. Bouvet insiste sur le versant idéologique et culturel des nouvelles « fractures ». Selon lui, les thématiques de l’économique et du social, qui ont porté la gauche historique pendant deux siècles, ont laissé la place aux problématiques de l’identité, soutenues par le sentiment diffus que « l’on n’est plus chez soi ». Dès lors, la déstabilisation économico-sociale se redouble du sentiment majoritaire d’une dépossession globale. Telle est la base d’une insécurité qui n’est pas seulement « sociale » mais tout autant « culturelle » ou « identitaire » (« culture » et « identité » se confondant en pratique).
Quelle est le moteur de cette grande translation, qui déstabilise les repères classiques de la gauche et du mouvement ouvrier ? Laurent Bouvet ne nous en dit pas grand-chose, si ce n’est qu’il se réfère à la « mondialisation ». Mais la mondialisation qu’il désigne est faiblement caractérisée. Il ne semble pas y voir un système global, entremêlant l’objectif et le subjectif, la finance et la gouvernance, les pratiques de pouvoir et l’idéologie. Il la perçoit avant tout sous l’angle de l’effacement supposé des frontières et de la poussée des migrations. Peu importe que les flux migratoires planétaires soient considérablement surestimés (depuis 1960, ils tournent continûment autour de 3% de la population mondiale) : pour l’auteur, ce sont les migrations qui sont responsables de la déstabilisation des sociétés.
Dès lors se structure la trame d’un propos qui fourmille de notations et de références utiles (des données de sondages souvent finement analysées), mais qui oriente la réflexion et l’action vers ce qui pourrait bien être l’impasse historique de toute gauche qui se voudrait « populaire ».
Les impasses d’un parcours
Une part du propos liminaire de Bouvet est parfaitement recevable. Pour une fraction non négligeable des catégories populaires, notamment celles liées à l’ancien modèle des deux révolutions industrielles, le sentiment d’insécurité a pris une place considérable dans les représentations sociales et politiques. Que ce sentiment soit fondé ou non, il existe et constitue une force agissante. Se contenter de le dénoncer, au nom de considérations morales ou statistiques, a peu d’efficacité et peut même contribuer à exacerber, dans les catégories populaires, le sentiment qu’on les méprise et qu’on les a abandonnées. Jusque-là, rien à dire…
Rien à objecter non plus au constat que la place des déterminants proprement sociologiques s’est estompée dans les représentations. Le sentiment qui unifiait la classe des siècles précédents a laissé la place à la double fragmentation de l’inclusion et de l’exclusion (les « in » et les « out ») et du haut et du bas (le « peuple » et les « élites »).
C’est au-delà de la description que les choses se gâtent. Dans l’analyse de Bouvet, comme dans celle du géographe Christophe Guilluy auquel il se réfère, il n’y a pas seulement de la fragmentation, mais de la polarisation entre « majorité » et « minorité ». Guilluy réduit la polarité induite par la concurrence capitaliste à l’opposition binaire de la « France métropolitaine » et de la « France périphérique » (sur ce point, lire « La gauche dans le piège de Gilly » [2]). Bouvet voit bien les défauts de l’analyse de Guilluy (qui renvoie le « peuple » de la banlieue à la « métropole » et donc à la France des privilégiés). Mais il conserve la logique duale de répartition qui séparerait une majorité de couches populaires qui ne se sent plus chez elle et une minorité repliée sur le « multiculturalisme ».
Cela se traduit par un curieux glissement dans l’analyse des responsabilités. Il y a un « piège identitaire », nous dit-il. Il a raison. Mais quelle est la source de ce piège ? Est-ce la logique économico-sociale inhérente à cette phase historique du capitalisme (massivement financière et spéculative) que recouvre la notion ambiguë de « mondialisation » ? Est-ce le recul de l’État-providence, qui avive la concurrence entre les très pauvres et les un peu moins pauvres ? Est-ce la percée conjointe des idéologies ultralibérales et des reconstructions conservatrices ethnicistes et culturalistes de la « Nouvelle droite » depuis la fin des années 1970 ? Rien de tout cela. C’est la « diversité » qui, selon lui, « conduit à la dégradation du lien social d’ensemble en raison d’un renfermement des différents groupes sur eux-mêmes ». L’insistance sur la diversité « favorise l’insécurité culturelle des individus et des populations qui n’en sont pas les bénéficiaires », affirme Bouvet.
Extraordinaire paradoxe ! Ce sont les discriminés qui sont la cause de la machine sociale à discriminer ; ce sont les « minorités » qui sont la source des crispations identitaires de la « majorité » ; ce sont les cultural studies qui provoquent la fixation contemporaine sur les identités. Bouvet nous dit que l’inquiétude des « majoritaires » doit être prise en compte, quand bien même elle ne serait pas fondée ; mais celle des « minorités » n’est pour lui que « mensonges » et « faux-semblants ». La solution coule de source, ou tout au moins une partie de la solution : que les minorités cessent de penser leur « différence » et acceptent leur « intégration ». Sans doute l’auteur garde-t-il la mesure de certains mots. Il est trop fin politiste pour ne pas connaître les méfaits de l’universalisme abstrait dont il se démarque dans le discours.
Mais de quelle « intégration » parle-t-il ? L’auteur met à juste titre en garde contre la logique « différencialiste » d’un multiculturalisme extrême. L’assignation de l’individu à quelque communauté que ce soit contredit la logique puissante de l’émancipation. D’accord. Mais tout se passe comme si le risque d’assignation identitaire ne touchait que les minorités. L’universalisme abstrait n’a été historiquement rien d’autre que celui des dominants (les colonisateurs de naguère) ou de majorités proclamées. L’imposition de cet universalisme-là à des individus ou à des groupes minoritaires ne devrait-elle pas, elle aussi, relever des logiques mutilantes de l’assignation ? Mais alors, en quoi l’intégration généralisée à un universel aussi pauvre contribuerait-il à l’émancipation, celle des majoritaires comme celle des minoritaires ?
Bouvet dit avoir emprunté son concept « d’insécurité culturelle » à Christophe Guilluy. En fait, il est en résonnance directe avec la notion « d’identité culturelle » qui a participé du corps d’idées de la « Gauche populaire ». Or, par-delà leur vraisemblance descriptive, les deux notions nous enferment dans une nasse intellectuelle et politique redoutable. Bouvet veut nous sortir du piège identitaire. On le suivrait volontiers si, dans les faits, il ne nous enfermait pas dans la double obsession de la sécurité et de l’identité.
Se sortir vraiment du piège identitaire
Si l’on veut faire face au constat déstabilisant énoncé au départ – désaffection populaire vis-à-vis de la gauche et percée du Front national –, mieux vaut s’inscrire dans une autre logique de pensée.
Il est juste de partir d’une réalité qui est celle de la division installée des catégories populaires. À condition de bien voir que cette division n’oppose pas un « centre » et une « périphérie », ou une « majorité » et des « minorités ». Sur fond de polarité accentuée à toutes les échelles de territoires, elle tend en permanence à dresser les classes subalternes les unes contre les autres. La solidarité de classe a laissé la place à l’opposition des Français et des étrangers, des natifs et des allogènes, des travailleurs ayant un emploi et des chômeurs, des salariés à statut et des précaires. Au sein des couches populaires, la polarisation se traduit, non par de la dualité, mais par de la parcellisation, à l’infini.
Bouvet, qui plaide par ailleurs pour une vision « sociale », sous-estime manifestement le phénomène de la discrimination. Or cette dimension, qui a une longue histoire dans les sociétés humaines, est aujourd’hui plus fondamentale que jamais. À l’échelle planétaire, en effet, la tendance est à l’entrée croissante d’individus sur le « marché du travail ». Dans la concurrence exacerbée qui en résulte, la discrimination des uns est une condition pour la valorisation relative des autres. De ce fait, inégalités et discriminations forment un couple indissociable dans le contexte actuel. Toute lutte contre les inégalités devrait ainsi prendre conjointement la forme d’une lutte contre les discriminations. En cela, il est pour le moins contre-productif d’opposer, fût-ce en pensée, le peuple des « minorités » et celui de la « majorité ».
Plutôt que d’opposer minorités et majorités, mieux vaut travailler à quelque chose de fondamental qui relie pratiquement les unes et les autres : le double sentiment de la dépossession et de l’humiliation. Dépossession et humiliation des ouvriers anciens ballottés économiquement et territorialement, au gré des restructurations financières, des délocalisations et des spéculations foncières avivées par la métropolisation. Dépossession et humiliation des populations, immigrées ou non, vouées à la relégation dans des territoires où la puissance publique ne peut plus ou ne veut plus assumer totalement ses fonctions de redistribution et de services publics en tous genres. Dépossession et humiliation des jeunes que, deux ou trois générations après, on dit toujours « issus de l’immigration », et qui sont voués au sur-chômage, aux discriminations à l’embauche et à l’emploi, aux contrôles au faciès et à la suspicion d’étrangeté, par couleur de peau ou par religion. Dépossession et humiliation des citoyens qui sont éloignés des décisions, qui se sentent consultés pour consentir et non pour décider, quand on ne tourne pas ouvertement le dos à leur demande (comme ce fut le cas pour ceux qui votèrent Non au projet de Traité constitutionnel européen en 2005).
C’est le mépris des populations – forme pluriséculaire du mépris de classe – qui nourrit l’humiliation, l’amertume et qui ouvre sur le ressentiment. Et c’est ce ressentiment qui fait que l’on se porte plus facilement contre le bouc émissaire visible que contre la cause que l’on ne voit pas (le seigneur et le patron se « voyaient », pas les circuits financiers interconnectés…). Or le ressort par excellence du ressentiment est l’opposition vague du « eux » et du « nous », qui peut englober, dans une même détestation, l’étranger, l’immigré, le sexuellement déviant, le non-conformiste, le « différent » davantage que l’adversaire de classe évanescent.
On ne se sort pas de ce piège en demandant aux discriminés de se fondre dans une « majorité » qui aurait elle-même cessé de se percevoir comme relevant de l’innombrable monde des « dominés ». L’objectif stratégique n’est donc pas de répondre à « l’insécurité culturelle », mais de rassembler le peuple des « dominés », autour d’une commune exigence de dignité, pour en faire un peuple « politique ». La Gauche populaire dont s’est réclamé naguère Bouvet s’est constituée dans le refus du projet de la fondation Terra Nova, un projet qui n’est pas pour rien dans l’ajustement actuel du socialisme officiel.
En effet, que constatait Terra Nova ? Que les ouvriers n’étaient plus le cœur de la gauche politique ; que les représentations de classe ne jouaient plus leur rôle ancien dans les comportements politiques ; que le clivage semblait être désormais entre « ouverts » et « fermés », « modernistes » et « conservateurs ». Qu’en concluait le rapport de 2011 ? Non pas qu’il fallait rompre avec le système qui divise les catégories populaires, mais qu’il fallait rassembler, sur des valeurs d’ouverture et donc de respect des « différences », les catégories moyennes attachées aux valeurs de mobilité, les minorités discriminées, les femmes et les immigrés. En laissant les autres à la droite et au Front national…
Que suggère Bouvet ? De rompre avec le système qui produit l’amertume et le ressentiment ? Non : que les minorités acceptent de s’intégrer, sans même leur donner la clef de la citoyenneté (Bouvet considère que le droit de vote des étrangers aux élections locales n’est plus d’actualité), au risque d’une simple reprise de « l’assimilation » de jadis. Si la mondialisation est rejetée, ce n’est pas pour sa logique profonde (l’accumulation sans fin du produit, de la marchandise et du profit), mais parce qu’elle ouvre les frontières. Bouvet ne va pas aussi loin que Guilluy, qui oppose à la mobilité sans fin de la mondialisation l’immobilité du « village » ; il n’en est pourtant pas si loin.
Bouvet est à l’exact opposé de Terra Nova ; mais à l’intérieur d’un carcan commun : celui des obsessions identitaires qu’il faut assumer, qu’elles soient le fait de la majorité ou des minorités. Or c’est de cette obsession de l’identité qu’il faut se débarrasser, plutôt que de la conforter. Dans un monde incertain et une société inquiète, l’objectif ne devrait donc pas être de conjurer les peurs en demandant aux « minoritaires » d’être plus modestes encore et de ne pas heurter les « majoritaires ». Il devrait être de rassembler le peuple au sens sociologique, dans un projet partagé d’émancipation et de développement sobre des capacités humaines, individuelles et collectives.
Peut-on y parvenir, si la pensée politique reste enfermée dans le face-à-face du « eux » et du « nous », des « cultures » qui s’effraient les unes des autres et des « identités » qui s’observent en chiens de faïence ? Il en est certes de la référence identitaire comme de la référence nationale. Elle peut conduire au meilleur comme au pire. Au mieux, si l’identité ou la différence sont vécues comme des spécificités, des appartenances non exclusives ; au pire, si elles sont vécues sur le registre de la totalité, de la clôture, de la concurrence ou de l’affrontement. Mais force est de constater que, dans un monde instable et inégal où l’heure serait à la « guerre des civilisations », l’identité est un objet explosif, ce que le sociologue Jean-Claude Kaufmann appelle à juste titre une « bombe à retardement ». On ne joue pas avec l’identité.
Ne pas mépriser les catégories populaires saisies de la peur de ne plus être chez soi ? Sans aucun doute. Se couler dans les crispations identitaires, fût-ce pour les réguler ? En aucun cas. Sécurité et identité sont des mots piégés, qu’il est aujourd’hui difficile de dégager de leur gangue sécuritaire et identitaire. Pour rassembler le « peuple », mieux vaut valoriser d’autres mots. Égalité en est un, que l’on peut aisément raccorder à la liberté (l’autonomie des personnes et la souveraineté des peuples citoyens) et à la solidarité-fraternité. Mais si l’on ne veut pas que l’égalité soit rabattue sur l’universel abstrait, que Bouvet dit refuser, comment pourrait-elle s’accommoder des discriminations de fait ? Or qu’est-ce qu’une discrimination, sinon une différence que l’on stigmatise ? Toute différence que le « sens commun » et a fortiori que la loi mettent à l’écart est une discrimination qui humilie et donc qui repousse et qui enferme les individus stigmatisés dans les « communautés » de repli.
Bouvet termine son livre par un superbe intertitre : « Le commun, l’autre nom de la République ». Qui, à gauche, ne souscrirait pas à cette formule ? Mais le parti pris du commun suppose des instruments pour le faire advenir : un socle de droits universels, individuels et collectifs, un espace public et donc soustrait aux normes de l’appropriation privée, une protection sociale renforcée, une citoyenneté repensée et élargie. Le commun suppose, non de la concurrence mais du partage, de la solidarité, de la mutualisation, de l’autonomie, du respect réciproque. Le commun n’est ni le règne de l’unique (tous pareils) ni la juxtaposition des différences (tous séparés). Le commun, d’ailleurs, ne se décrète pas. Il ne se définit pas par avance. Il se construit dans la participation de tous, sans exclusive, sans assignation d’identité mais sans déni d’identité, à des projets collectifs. Projets non pas seulement économiques, ou sociétaux ou culturels : projets de société, où les individus ne vivront plus leur existence comme relevant du « chez nous » ou du « chez eux » mais du « chez tous ».
Ce n’est pas en opposant à un « multiculturalisme » plus ou moins mythique et un « républicanisme » de domination et de discrimination que l’on parviendra à ce « chez tous ».
Roger Martelli
Des livres à lire en contre-point
Jean-Loup Amselle, Les nouveaux rouges-bruns. Le racisme qui vient, Lignes, 2014
Robert Castel, La discrimination négative, Seuil, 2007
Philippe Corcuff, Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard, Textuel, 2014
Pierre Dharéville, La laïcité n’est pas ce que vous croyez, Éditions de l’Atelier, 2014
François Jullien, De l’universel, de l’uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures, Fayard, 2008
Jean-Claude Kaufmann, Identités, la bombe à retardement, Textuel, 2014
Régis Meyran et Valéry Rasplus, Les pièges de l’identité culturelle, Berg International, 2014
Tzetan Todorov, La Peur des barbares. Au-delà du choc des civilisations, Robert Laffont, 2008