Des Noirs qui se mobilisent pour les droits des Noirs, des musulmans qui s’organisent pour ceux des musulmans… la République est en danger ! Le communautarisme est en marche. Quoi ? Les premiers concernés s’engagent pour faire valoir leurs droits ! Où va-t-on ? Des femmes féministes (certaines défendaient même la non-mixité de leurs organisations dans les années 70) : communautarisme ! Martin Luther King ? Communautariste !
Mais non, pas du tout, on n’a rien compris, là n’est pas le problème. Qui tient à la segmentation des luttes antiracistes, le fait de créer des organisations spécifiques pour chacune des causes. Ces contempteurs devraient donc saluer la Marche de la dignité, organisée en octobre 2015, qui les rassemblait toutes ! Ils devraient aussi soutenir le collectif Stop le contrôle au faciès, qui en rassemble un certain nombre. Faut-il en outre rappeler que les mouvements qualifiés de « communautaires » sont eux-mêmes très divers en interne : contre l’islamophobie, on peut trouver des personnes de toutes origines, principalement musulmanes, certes. Personne n’interdit en outre à des Blancs d’y prendre part. Ils ne doivent simplement pas prendre toute la place. Mais peut-être le problème est-il là. Ces mouvements sont nourris de réflexions historiques et politiques, ils ont vu les impasses et les trahisons de l’antiracisme soi-disant universaliste, ils ont appris qu’en dehors de la France, aux Etats-Unis par exemple, des mouvements antiracistes avaient aussi vu se reproduire des rapports de domination. Les minorités s’y retrouvaient de nouveau dans l’ombre, à l’instar des femmes, derrière les hommes dans certains mouvements féministes, ou des femmes noires derrière les femmes blanches, ce qui donna naissance au Black Feminism. Oui, les formes de domination sont plurielles, intersectionnelles, entre classe, race et genre. Elles requièrent donc des luttes spécifiques et leur convergence.
Ces collectifs se mobilisent pour une valeur universaliste : l’égalité ! Face au déni des discriminations systémiques qui structurent la société française, ces militants réclament l’égalité pour tous, ce qui suppose d’abord de reconnaître et dénoncer le racisme dont sont victimes certaines catégories de population. Pas de « victimisation » ici : la simple demande que soient entendus les résultats d’études scientifiques incontestables. Le fait qu’à CV égal, un homme perçu comme musulman a, au minimum, deux fois moins de chances d’être embauché, d’accéder à un logement. Voilà l’islamophobie !
Il ne faut pas s’arrêter à la « phobie » de l’islamophobie. Personne n’a jamais prétendu que l’homophobie n’était qu’une affaire de « peur » des homosexuels. On range aussi dans cette catégorie les ratonnades qu’ils ou elles subissent ou les discriminations à leur encontre. Islamophobie est synonyme de racisme antimusulman. Pourquoi préférer ce terme alors ? Peut-être parce qu’il est utilisé dans tous les pays du monde sans susciter de tels débats. Le terme d’islamophobie va bien au-delà de la « peur » ou de la « haine » contre l’islam et les musulmans – l’islamophobie n’est pas qu’une opinion – elle se traduit par une essentialisation des musulmans et par des pratiques discriminatoires systémiques contre ceux qui sont perçus comme musulmans, sur le marché du travail, du logement, dans l’orientation scolairequi peuvent aller jusqu’à la violence.
On peut à la fois lutter contre l’islamophobie et critiquer non pas « l’islam » ou « les musulmans » (ainsi essentialisés), mais certains de ses courants ou de ses pratiques, ce que les musulmans passent d’ailleurs leur temps à faire (il y a des désaccords, des critiques, des débats, ce qui est normal).
Alors qu’on déplore en permanence une supposée « dépolitisation des banlieues », drôle de procédé que de chercher à faire taire des acteurs qui mènent un combat fondamentalement politique. Des replis communautaires existent dans la société française, mais ces mouvements antiracistes, par l’expression de l’injustice qu’ils permettent, en constituent le meilleur rempart. Plutôt que d’y voir des mobilisations communautaristes et des dangers pour la République, les progressistes patentés devraient percevoir dans ces mouvements un puissant rappel à une exigence fondamentale constamment bafouée : l’égalité.
Julien Talpin. Chercheur en sciences politiques au CNRS