Depuis quelques semaines, le pays est entré en discordance.
Les medias continuent de vivre au rythme du bégaiement des dirigeants des partis institutionnels. Mais ce bégaiement est réduit en ce moment à un murmure car leur voix est moins audible que jamais. Cela est vrai évidemment du couple Hollande-Valls, qui n’arrive plus à faire entendre son discours fait de peurs et de menaces pour tétaniser toute action populaire afin de mieux exécuter les ordres du Medef. Même la prolongation de l’Etat d’urgence jusqu’à fin juillet apparaît comme une ultime tentative de maintenir en respiration artificielle le discours belliciste et sécuritaire, dernière béquille d’un gouvernement à la dérive. Ce bégaiement inaudible concerne aussi les autres dirigeants socialistes et ceux de la droite.
Cette perte de voix vers le monde extérieur se double d’une cacophonie interne, au sein du PS comme chez les Républicains, bruits de machines électorales qui tournent à vide dans une sphère politicienne qui a perdu toute crédibilité vis-à-vis de la grande majorité de la population.
Tous ces responsables politiques retiennent leur souffle et leur discours, essayant de faire le moins de bruit possible, en espérant échapper au plus vite au cauchemar qu’ils craignent de voir se dérouler sous leurs yeux. Leur attente évidemment est que la vie « politique » normale, celle qui est le privilège d’un petit groupe de professionnels, reprenne son fonctionnement normal et son échéancier normal, fait de fausses primaires et tourné exclusivement vers le renouvellement du Président de la République en 2017. Ce silence assourdissant, cette crainte, n’épargne pas Marine Le Pen, vedette annoncée de cette élection, dont la popularité médiatique est mise en pause depuis début mars.
Car en ce moment, en dehors d’eux et des messages des médias, tout le monde se fout de la Présidentielle de 2017.
Car la politique, depuis quelques semaines, a changé de scène. Ce n’est plus le discours imposé perpétuel de l’intoxication libérale, asséné par les mêmes politiciens et les mêmes experts, sur les mêmes chaînes de radio et de télévision, ressassant la litanie du capitalisme.
La politique se fait entendre ailleurs : sur les places, dans les lycées, les facultés, les manifestations, les occupations, les grèves.
A l’évidence, les derniers mois ont achevé de distendre les liens entre les gouvernants socialistes et tout ce qui existe de résistance sociale et syndicale au capitalisme. La loi El Khomri est devenue un enjeu politique. Le Medef ne s’y est pas trompé. Depuis 6 ans, tous leurs mauvais coups ont été mis en œuvre par les gouvernements successifs. L’échec sur la loi Travail serait un signe d’encouragement pour inverser les rapports de force.
Mais ce phénomène dépasse la simple prise de distance des militants du mouvement social avec le PS.
Si le débat sur les primaires de la gauche apparaît dérisoire, c’est aussi parce qu’il semble venir d’un autre siècle. Personne n’attend plus rien de la prochaine élection et de la monarchie présidentielle, non seulement parce qu’il n’y a rien à attendre des candidats qui postulent au deuxième tour, mais aussi parce que l’anachronisme d’un des systèmes politiques les plus réactionnaires d’Europe se révèle soudain beaucoup plus crûment.
Des manifestations et des places de Nuit Debout montent d’autres voix qui d’abord expriment tous les combats sociaux et tracent entre eux les passerelles, font ressortir par en bas toutes les exigences portées contre les multiples méfaits de la société capitaliste, du libéralisme réactionnaire. Tout ce que les médias et les porte-voix du système cherchent chaque jour à écraser, à nier dans les médias est chaque soir exprimé simplement mais avec force par des milliers de voix d’hommes et de femmes, militant-e-s du quotidien, voix démultipliées par les réseaux sociaux. Ce qui dérange beaucoup de monde est que ces militant-e-s ne cherchent pas un sauveur, un candidat miracle.
Car au-delà de ces exigences sociales, de choix de société, ils et elles veulent poser la question fondamentale d’un autre fonctionnement de cette société pour enlever le pouvoir aux banques et aux groupes capitalistes. Ils posent la question de l’exercice réel d’un pouvoir politique et non pas celle de la meilleure façon de choisir un sauveur suprême qui au bout du compte fera la politique imposée par les possédants. Les exemples décapants de tous les gouvernements de « gauche » en Europe, et même de l’expérience de Syriza sont passés par là.
Ces voix ne couvrent pas encore la litanie médiatique des politiciens, les places ne rassemblent pas des centaines de milliers de personnes, les lycéens et les étudiants ne bloquent pas encore la majorité des établissements, la grève reconductible ne s’est pas encore imposée… sauf à Mayotte. Mais comment ne pas voir que toutes les voix qui montent entrent en écho avec le dégoût populaire qui a suivi l’acharnement contre les salariés d’Air France et de Good Year, la révélation du doublement de salaire à 5 millions de Carlos Tavares patron de PSA – le groupe qui a liquidé 15000 emplois en 3 ans –, les scandales répétés des Panama Papers, du détournement de fonds sociaux réalisés chaque jour par les grands groupes capitalistes, en écho aussi avec les exactions racistes et liberticides qui ont suivi les attentats de janvier et de novembre 2015 ?
Mais à l’évidence, chacun sent bien que ces échos ne font pas une voix commune. Il existe encore d’autres discordances. Le mouvement Nuit Debout ne rassemble guère les jeunes issus des quartiers populaires, ceux et celles qui ont subi le plus durement les exactions policières, les contrôles au faciès et la montée sécuritaire de l’islamophobie. Ceux et celles qui subissent les premiers la précarité et le chômage des jeunes que la loi El Khomri va encore aggraver. Très majoritairement, les Nuits sont blanches…
Dans nombre d’entreprises du secteur public et privé, l’adhésion à l’objectif d’une grève reconductible, d’un affrontement avec le gouvernement n’est pas acquise. Ces voix ont d’autant moins pris l’ampleur nécessaire que les dirigeants syndicaux font le service minimum pour s’en faire les haut-parleurs, pour stimuler un affrontement direct contre le gouvernement, de crainte que le mouvement contre la loi El Khomri ne débouche sur le fiasco total d’un gouvernement de gauche.
Les dirigeants du PC et JL. Mélenchon lui-même restent aussi largement « en dedans » dans la situation actuelle, les premiers préoccupés de leur primaire à gauche, le second de sa marche vers 2017. J.L.Mélenchon s’autoproclame dirigeant et candidat présidentiel « naturel » et se réjouit de se voir tutoyer Hollande dans les sondages. Il en vient même à fixer lui-même la date du 5 juin comme rendez-vous politique entre le peuple….et lui-même ! Et voilà justement que des milliers d’hommes et de femmes veuillent justement en finir avec un régime présidentiel autocratique et fixer leurs propres échéances !
Les associations, les militants du mouvement social, de la gauche radicale hésitent aujourd’hui, face aux rassemblements Nuit Debout qui semblent souvent ne pas donner assez de place à leurs combats, leurs paroles pour un réel débat politique organisé sur les issues au mouvement. Paradoxe car cette agora est bien une agora politique, pas un lieu œcuménique, « citoyen », somme de paroles individuelles sans vecteur ni clivage de classe. Tout le monde n’est pas le bienvenu dans ce cadre qui est la résultante de tout ce que la société capitaliste impose d’exploitation et d’oppression. Mais la difficulté est bien réelle pour que ces places, ce mouvement prennent une dynamique politique. Et cela se fera forcément en donnant une place organisée à ceux et celles qui depuis des années mènent le combat quotidien contre le capitalisme dans leur syndicat, leur association, leur parti. C’est aussi cette jonction qui doit se faire sans que personne n’impose sa parole et en apprenant des nouvelles exigences démocratiques apparues sur les places.
De même le rôle du NPA n’est ni de traiter Nuit debout et le mouvement actuel comme une parenthèse se fermant ensuite pour ouvrir LA campagne politique de 2017, ni de cultiver l’illusion que ce mouvement des Nuit Debout emporterait automatiquement tout sur son passage nettoyant les Ecuries d’Augias du système politique et de ses miasmes.
Ce mouvement est l’illustration concrète de ce pourquoi nous nous battons : aujourd’hui s’expriment sur les places et dans les rues toutes les exigences que nous mettons en avant depuis des années. C’est une occasion unique, comme nous n’en avons pas eu depuis longtemps, non seulement de bloquer une attaque patronale et gouvernementale, mais aussi de reposer la question et peut-être de trouver un début de réponse à l’absence de représentation politique des exploités et des opprimés. Beaucoup de ceux et celles qui sont dans les rues et les places expriment une volonté politique de nouveaux outils, de changement des règles et de se doter de moyens permettant de faire le lien entre tous les combats et de se battre concrètement pour renverser le système capitaliste. Le NPA doit œuvrer dans ce sens et mettre en avant les exigences qui remettent directement en cause le système, notamment le pouvoir des banques, celui du patronat d’avoir droit de vie de mort sur l’emploi salarié et les fermetures d’entreprises, la soumission aux règles de l’Union européenne. Dénoncer la réalité de l’Etat, prétendument au-dessus des classes, mais instrument quotidien au service des exploiteurs. Mettre aussi les exigences démocratiques de mettre à bas le régime présidentiel, imposer un système de proportionnelle intégrale à toutes les élections.
Aussi nous sommes preneurs et acteurs de toute recherche pour une convergence politique, réalisée à la chaleur du mouvement, convergence qui rassemblerait les dizaines de milliers d’hommes et de femmes qui combattent au jour le jour le système. Cela ne se fera pas en un jour ni en une Nuit, mais ce mouvement doit aussi faire germer cette perspective.
Nous sommes à un moment charnière dans ce mouvement. La discordance, la rupture entre ceux d’en haut et ceux d’en bas n’a pas encore la dynamique suffisante pour passer à l’étape suivante. Les discordances en bas entre les Places, les jeunes et les travailleurs des quartiers populaires, les discordances multiples parmi les salariés ne sont pas encore vaincues.
Deux vecteurs peuvent dans les jours qui viennent unifier en bas : la force du mouvement lycéen qui est le lieu privilégié de jonction au-delà de tous les périphériques ; l’entrée en convergence des cheminots ou d’autres secteurs importants dans la reconduction de la grève pouvant donner confiance à beaucoup d’autres entreprises d’entrer dans la bataille. Le 26 et les jours qui suivent vont être décisifs dans la jeunesse et parmi les salariés.
Mais parallèlement, il faut œuvrer à donner tout son souffle politique au mouvement. Garder comme objectif concret le retrait de la loi El Khomri ne veut pas dire ignorer toutes les dimensions du mouvement, toutes celles qu’il doit acquérir.
Et il faut par des appels, des rencontres, faire que s’exprime un programme politique qui en s’appuyant sur la force de la grève, des places et des manifestations fasse converger tous les acteurs du mouvement social et syndical et toutes les exigences, qui trace les passerelles concrètes entre Nuit Debout, les quartiers populaires et les entreprises en grève, qui fasse s’exprimer les exigences communes.
Léon Crémieux