Mise à jour lundi soir : Mediapart a publié deux nouvelles vidéos (accès abonnés [1]) capturant le moment où des policiers ont lancé une grenade de désencerclement dans la foule, le 26 mai à Paris, blessant grièvement Romain D. à la tête. La première prouve que « les policiers qui sont intervenus cours de Vincennes [...] ont utilisé cette grenade sans être confrontés à aucun danger imminent, au milieu d’une foule composée pour beaucoup de curieux et de journalistes ». La deuxième montre des policiers lancer « deux grenades lacrymogènes en direction de la foule, l’une d’elle [atterrisant] à un mètre à peine du blessé ».
Près de 350 policiers blessés, au moins des centaines de manifestants dans la même situation (ce qui a déclenché l’ouverture d’une quarantaine d’enquêtes internes par l’IGPN, la police des polices) et la crainte croissante d’un dérapage aux conséquences bien plus funestes dans les prochaines semaines. « Depuis trois mois, c’est ma hantise », confirme une ministre à Libération. Les morts de Malik Oussekine en 1986 et de Rémi Fraisse en 2014, qui avaient à chaque fois entraîné le retrait des projets contestés, restent évidemment dans les mémoires.
Œdème cérébral.
Lors de la dernière journée de mobilisation, jeudi, le mouvement de contestation du projet de loi travail a de nouveau été marqué par de très nombreux heurts entre manifestants et forces de l’ordre. De multiples vidéos témoignant de violences policières ont été diffusées dans la foulée [2] : manifestante traînée par les cheveux, passante repoussée au visage et jetée à terre sans raison apparente à Toulouse, militant CGT frappé à coups de pied alors qu’il est au sol à Paris… L’incident le plus grave s’est déroulé dans la capitale, à quelques pas de la place de la Nation, lorsqu’un homme de 28 ans, Romain D., s’est écroulé à la suite d’un lancer de grenade de désencerclement par un fonctionnaire de la préfecture de police. Encore hospitalisé à la Pitié-Salpêtrière ce week-end, dans un état jugé préoccupant, le jeune homme souffrait d’un œdème cérébral et se trouvait sous sédation profonde. Selon le site Taranis News, qui suit de près le mouvement social, « les médecins s’attendent à ce qu’il souffre d’importantes séquelles neurologiques quand il sera sorti du coma ». Joints lundi, ni l’hôpital ni les autorités n’ont souhaité apporter plus de précisions.
Quelques heures à peine après cette blessure, la plus grave depuis le début du mouvement social, une enquête préliminaire a été ouverte par le parquet de Paris du chef de « violence volontaire commise par personne dépositaire de l’autorité publique ». Confiée à l’IGPN, elle devra déterminer « si les blessures du jeune homme sont bien consécutives au jet de la grenade », confie une source judiciaire. « A ce stade, il n’existe aucune certitude. » Même prudence du côté de l’Intérieur, où on ajoute que la grenade a été lancée « conformément à la doctrine, c’est-à-dire vers le bas ». Autre objectif des enquêteurs : « Vérifier que les blessures sont compatibles avec ce que peut causer une grenade de ce type. » Les fonctionnaires de l’IGPN ont récupéré plusieurs vidéos de la scène et auditionné une dizaine de policiers. Un élément clé pose question : « Les grenades de désencerclement font beaucoup de bruit et ont un effet dissuasif mais ne sont pas susceptibles de causer une blessure grave, assure une source proche de l’enquête. Le règlement oblige à les jeter au ras du sol. Ensuite, elles explosent et libèrent des plots en caoutchouc et en mousse. Toutefois, ils restent à 50 cm du sol. Dans le pire des cas, ils peuvent monter à 1,10 m, 1,20 m. Mais 1,70 m, cela semble improbable. En plus, ce n’est censé faire que des bleus. Or la blessure est très grave. »
Fossé.
Les photographes Olivier Laban-Mattei et Julien Muguet, qui ont assisté à la scène et sont ensuite venus en aide à Romain D., livrent un récit bien plus étayé. « Des badauds s’étaient rassemblés autour d’une résidence fermée où se trouvaient quelques policiers avec un gamin interpellé quelques minutes auparavant dans le métro. Ils demandaient sa libération, mais dans une ambiance bon enfant, raconte Laban-Mattei. Il n’y avait pas de tension palpable, ni de violence. » Il est 18 h 51 quand des renforts, des hommes d’une compagnie d’intervention de la préfecture, arrivent sur place. « Sans aucune sommation, l’un d’eux a lancé une grenade de désencerclement », développe le photographe, qui voit ensuite Romain D. « tomber sur l’arrière du crâne, sous l’effet de la détonation. On a l’impression qu’il se prend un éclat. En tout cas, la plaie à la tempe gauche n’est pas due à sa chute ». Julien Muguet, de son côté, souligne le côté « peu coopératif » des forces de l’ordre au moment d’apporter les premiers soins à la victime, qui saignait abondamment : « Un policier en civil, à qui on demandait des pansements, a rétorqué qu’il n’était pas CRS. Sous-entendu, que ce n’était pas son problème. »
Cet épisode risque en tout cas de creuser à nouveau le fossé entre des manifestants de plus en plus remontés et un ministère de l’Intérieur recroquevillé derrière une communication intangible. « Tous les matins, Bernard Cazeneuve répète les mêmes consignes : fermeté à l’égard des casseurs et respect nécessaire d’un usage proportionné de la force. »
Sylvain Mouillard , Willy Le Devin