Oui c’est l’horreur. Oui c’est l’effroi ce soir à Orlando. Mais ce soir – comme au soir de Cologne –, s’il s’avère qu’il s’agit bien d’un acte terroriste, je ne voudrais pas que la question terroriste prenne le pas sur la question homophobe. Et la question religieuse sur la question sexuelle.
Bien sûr, il s’agit de la plus effroyable tuerie de masse d’homosexuels perpétrée aux Etats-Unis. Et j’ai toujours considéré que les Etats-Unis étaient, en quelque sorte, comme une « seconde patrie » pour tous les gays. Pour autant je ne m’associerai pas aux drapeaux américains aux couleurs gays que je vois fleurir ce soir sur Facebook – encore moins aux remarques islamophobes qui commencent à se multiplier.
Car si, pour moi, les Etats-Unis ont toujours été comme une « seconde patrie », ce n’est pas en eux-mêmes, mais bien parce qu’ils étaient la terre qui a vu naître Walt Whitman, le poète, on peut même dire le prophète de l’homosexualité moderne. La terre aussi qui a vu s’épanouir la révolte de Stonewall, Harvey Milk [1], et surtout, d’abord, pour ma génération en tout cas, Act-Up. Mais précisément, cet écrivain, ce militant, ces mouvements sociaux sont également le nom de luttes, de combats exemplaires.
C’est peu dire que longtemps – il n’y a pas si longtemps – il a fallu se battre avec dureté et âpreté aux Etats-Unis pour faire accepter nos vies, nos manières de vivre et d’aimer. Et ce soir je ne peux pas séparer l’image de ces morts de celles de toutes les morts du sida aux Etats-Unis.
Je ne le peux pas, parce que je reste hanté, comme bien des gays de ma génération (et peut être est-ce aussi la limite de mon propos) par tous ces vies que l’on a activement abandonné à la mort. Je dis « activement », parce qu’il a fallu, en réponse, tout l’activisme d’Act-Up, ce long, interminable combat pour imposer l’idée que nos morts ne comptaient pas pour rien dans une société américaine évangélisée – pour ne pas même parler d’un certain personnel politique américain ultra-conservateur (je pense évidemment à Ronald et Nancy Reagan) qui a eu, en son temps, un comportement aussi criminel que, ce soir, le meurtrier d’Orlando.
Je suis né en tant que gay avec l’image de Matthew Shepard [2], et plus encore, l’image qui ouvrait le livre de Léo Bersani, Is a rectum a grave ? [3] : celle d’un père pointant d’un fusil la tempe de son fils, et déclarant qu’il le tuerait s’il apprenait qu’il était gay.
Etre gay, pour moi, c’est être né avec le sentiment d’être mortel : le sentiment non seulement d’être légitimement haïssable, mais plus encore, si je puis dire, de pouvoir être légitimement être abandonné à la mort. Je ne me souviens pas d’avoir jamais vraiment eu honte d’être homosexuel. Le sentiment premier, primaire, pour moi, a toujours été l’effroi, l’effroi devant la mort possible. Et si j’ai eu honte, c’est de m’être laissé assez envahir par ce sentiment, de sorte que comme hébété, stupéfait comme nous le sommes ce soir, il me devenait impossible de réagir, de lutter, de répondre.
Je comprends donc très bien ce que veut dire Didier Eribon lorsqu’il écrivait tout récemment qu’il n’est pas de vie gay, qu’on le veuille ou non, qui ne soit une vie hantée, habitée par la présence de toutes ces morts, et non seulement ces morts, mais ces morts qu’il aura, longtemps, été impossible de pleurer publiquement.
Le même Didier Eribon, dans ce même texte [4], invite pourtant à se méfier de la pulsion de mort, ou plutôt de la culture de la pulsion de mort entretenue par certains écrivains ou théoriciens gays (il pense par exemple à son ami Hervé Guibert, avec les livres de qui je suis également né). Et sans doute a-t-il raison. Nous le voyons bien ce soir. Rien ne serait pire que nous laisser fasciner, sidérer par cet événement effroyable.
Et pourtant. Et pourtant, il faut aussi faire droit à ce sentiment de ce que, faute de mieux, j’appellerais sentiment de mortalité des vies gays. Peut-être n’y a-t-il pas de vie gay qui ne soit séparable de ce sentiment d’être exposé à la mort, une mort que des individus, des groupes, des Etats, se sentent en droit de donner aux homosexuels.
Si je tenais à réinscrire ce qui nous arrive ce soir dans cette longue histoire, c’est que deux éléments, deux témoignages m’ont frappé. Un élément au sujet du lieu du drame rapporté par Le Monde d’abord : « L’établissement a été fondé en 2004 des suites d’un drame familial : sa cofondatrice et copropriétaire, Barbara Poma, issue d’une famille italo-américaine, raconte avoir perdu son frère John en 1991, emporté par le sida. Il s’agit alors pour Mme Poma de rendre hommage à un être cher prématurément disparu tout en « réveillant les consciences » sur la cause des personnes LGBTI et la prévention du VIH ». Le témoignage d’Ann Powers ensuite [5].
Tous deux disent bien que si le tueur s’est attaqué à ce lieu, c’est qu’il constituait une « hétérotopie », pour reprendre le mot de Michel Foucault : c’est-à-dire un lieu autre, un lieu pour d’autres vies et d’autres manières de vivre, de parler, d’aimer. Un lieu également destiné – safe comme le disent les américains – à préserver ces vies et ces manières de vivre. Mieux : destiné à les laisser s’épanouir dans toute leur folie, leur flamboyance. Ce pour quoi même l’on disait encore, il n’y pas pas si longtemps, que ces vies étaient précisément anormales, non-viables, impossibles. Et qu’il était donc possible, voire souhaitable, de les éradiquer, de les éliminer.
Des lieux comme le Pulse étaient donc le symbole, le monument d’une avancée historique et politique, celle de vies qui avaient conquis, après les années noires de la crise du sida, droit de cité dans la société américaine. Passons rapidement sur la nature de ce genre de lieux : on voit bien que ces lieux, pour pouvoir exister, devaient être relativement non-mixtes, et ne pouvaient s’ouvrir à la mixité que sur la base d’une non-mixité. Le témoignage d’Ann Powers le dit très bien : c’est dans ce cadre que de jeunes hétérosexuels, comme elle le fit elle-même, ont pu expérimenter de nouvelles manières d’aimer, de nouvelles relations à leur corps et à leur sexualité.
On pourrait évidemment dire la même chose, en France, du Pulp. Et ce soir, le massacre perpétré au Pulse me touche comme s’il avait, à Paris, touché au Pulp. Didier Lestrade l’a merveilleusement rappelé dans un article récent [6]. Le Pulp, c’était aussi le club d’après les années sida où, soudain, l’on était en droit de célébrer des sexualités divergentes, mais qui savait s’ouvrir aussi aux hétérosexuels, pour autant que ceux-ci respectent son histoire, ses traditions. Et je me souviens encore, surtout, de la déclaration de Laurent Garnier, amusé et émerveillé bien évidemment : « mais qu’est-ce que c’est que ce bordel ?! un club de filles avec des pédés, des hétéros et des arabes ?! ».
Oui, des arabes. Car le Pulp – et peut-être le Pulse, je n’en sais rien, sinon qu’il accueillait blacks et latinos – était le club non d’une communauté, mais d’une, et de minorités. Tous ces gens qui se retrouvaient au Pulp n’avaient en effet rien en commun, sinon d’être minorisés, infériorisés dans leur vie, qu’il s’agisse de leur sexualité mais, aussi bien, leur couleur de peau ou, bien sûr (car enfin c’était d’abord un club) leurs goûts musicaux.
Je ne voudrais donc pas, ce soir, que l’effroyable tuerie d’Orlando soit l’occasion de dresser une « communauté » contre une autre. Nous devrions au contraire, plus que jamais, célébrer notre diversité, notre pluralité. Cultiver nos intersections et nos différences.
Qu’on m’entende bien. Je n’entends pas partir, à mon tour, en croisade contre ce qu’on appelle l’« homonationalisme ». Si je crois qu’il faut rappeler ce soir les morts des années sida, ne pas oublier combien nos propres sociétés ont pu se comporter de façon meurtrière, et s’il faut aussi rappeler combien de gays musulmans meurent également, aujourd’hui, sous les coups d’Etats aux politiques intolérables – des Etats avec lesquels nos dirigeants n’hésitent d’ailleurs pas à se compromettre –, je n’entends pas pour autant nier ce dernier problème.
Ni faire la leçon (une leçon le plus souvent universitaire et académique, émanant d’intellectuels le plus souvent fort bien insérés dans le dispositif universitaire occidental) aux militants qui, dans les pays de confession musulmane, s’approprient les modèles d’émancipations occidentaux en prenant tous les dangers. Tout simplement parce que s’appropriant ces modèles, ils en feront, en font déjà tout autre chose. Et qu’à la limite, le mot d’émancipation, comme le faisait remarquer Laclau [7], ne saurait s’écrire qu’au pluriel : un modèle d’émancipation reconduirait à son tour une forme de norme s’il devait prétendre être universel, et le mot d’émancipation, son ambiguïté le dit, pourrait alors signifier tout le contraire d’une auto-détermination.
Nous n’avons donc, ce soir, aucune leçon à faire aux musulmans, de quelque sorte qu’elle soit. Nous avons plutôt à rechercher à nouer des alliances avec tous ceux, qui dans les pays de confession musulmane, qu’ils soient d’ailleurs des femmes, des homosexuels, des transgenres, luttent avec courage et détermination pour inventer de nouvelles formes de liberté, de nouvelles manières de vivre, et de nouveaux espaces sociaux pour les vivre.
Car je ne voudrais pas finir sans évoquer non plus ce problème. Les clubs et les lieux de festivité gays occidentaux sont, pour beaucoup d’entre eux depuis quelques années, devenus, il faut bien le dire, des espaces racialement très homogènes. Bien moins ouverts qu’autrefois à la diversité de couleur de peau, et il faut aussi le constater, de genre. Sauf exception, les transgenres se sont vus tenu.e.s de déserter les espaces gays, pour ne pas parler des transgenres racialisés, priés de retourner dans les marges que nous, homosexuels, avons pu plus ou moins quitter.
Et si ce soir je pleure bien évidemment les morts des cinquante gays effroyablement frappés à Orlando, je n’oublierai pas non plus, le nombre, non moins effroyable, de transgenres de couleur noire lâchement assassinées dans les rues de l’Amérique l’année dernière. Trans black lives matter too.
GILDAS LE DEM