David Rousset restera dans l’histoire comme un des premiers à avoir analysé et dénoncé le système concentrationnaire, dans toutes ses manifestations au cours du 20e siècle. Militant du Parti ouvrier internationaliste (POI), affilié à la Quatrième Internationale, il était un des responsables du travail antifasciste auprès de soldats de la Wermacht dans la France occupée. Arrêté en octobre 1943, torturé par la Gestapo, interné à Fresnes, il sera déporté à Buchenwald, et, par la suite, transporté à d’autres camps de concentration nazis.
Après la libération des camps en 1945, malade, affaibli, il revient en France, décidé à transmettre son expérience de l’enfer. Il écrira bientôt deux ouvrages qui marqueront les esprits et auront une large influence, y compris sur les travaux de Hannah Arendt : L’Univers concentrationnaire (1946) - Prix Renaudot - et Les Jours de notre mort (1947). S’il s’éloigne du trotskysme, il reste fidèle à une perspective socialiste non stalinienne, et participe, avec Jean-Paul Sartre et Gerard Rosenthal à la fondation, en 1948, du Rassemblement démocratique révolutionnaire (RDR), une tentative (éphémère) de créer une force de gauche non inféodée aux deux camps de la guerre froide.
La première partie de ce recueil contient plusieurs documents - dont certains inédits - de ces années de l’après-guerre, concernant son expérience des camps nazis, comme tentative radicale de négation de l’identité humaine. Une tentative qui n’a pas totalement réussi, puisqu’on trouve, dans le camp, des manifestations de résistance et de solidarité, et des déportés qui « ont maintes fois risqué leur vie, simplement parce qu’ils ne voulaient pas abandonner leur dignité, c’est-à-dire la notion qu’ils avaient de leur valeur d’homme ».
En novembre 1949 David Rousset va prendre une initiative courageuse qui suscitera un tollé et de violentes polémiques : la publication d’un appel à tous les anciens déportés des camps nazis afin de constituer une commission d’enquête sur les camps de travail en URSS... Comme le note à juste titre Gregory Cingal dans son introduction, il commit une erreur stratégique en publiant cet appel dans le Figaro littéraire, un hebdomadaire clairement situé à droite. Mais la polémique va porter sur le fond de l’affaire : les communistes (staliniens) vont le dénoncer comme « traître », « faussaire », « fauteur de guerre » , bref, « flic ». Le journaliste Pierre Daix va se fendre d’une brochure calomnieuse intitulée « Pourquoi M. Rousset a-ti-il inventé les camps soviétiques ? », publiée par les Lettres françaises, la revue fondée par Louis Aragon.
Rousset répondra en assignant les Lettres françaises pour diffamation ; au cours du procès (1950) qui aura un grand retentissement, plusieurs rescapés des camps soviétiques viendront témoigner dont Margarete Buber-Neumann, compagne du dirigeant communiste allemand Heinz Neumann, réfugié en URSS et assassiné par Staline – elle sera livrée à la Gestapo lors des années du pacte germano-soviétique – et El Campesino, un des principaux dirigeants communistes espagnols, refugié en URSS et envoyé au Goulag.
Les Lettres françaises seront condamnées par diffamation, mais le débat fut escamoté : la vérité sur le Goulag n’a pas éclaté à Paris...
Malgré l’opposition ou les réserves de la gauche intellectuelle - Jean-Paul Sartre, Albert Camus, Claude Bourdet, Robert Antelme -, des associations de déportés de plusieurs pays vont accepter la proposition de Rousset ; en 1950 sera fondée la Comission internationale contre le régime concentrationnaire (CICRC), qui va enquêter sur l’URSS et la Chine - des Livres blancs très sérieusement documentés sur les camps soviétiques et chinois seront publiés - mais aussi la Grèce, l’Espagne franquiste, etc. À propos du camp d’internement de l’île de Makronissos en Grèce, où furent internés après 1949 les communistes vaincus dans la guerre civile ; David Rousset pense qu’il s’agit d’un « camp de tortures » mais pas d’un camp de concentration : la distinction qui me semble bien douteuse ! Mais il se réjouit que les communistes victimes de la répression en Grèce et Espagne se sont adressées à la CICRC - si décriée par leurs camarades français lorsqu’elle s’est occupée des camps soviétiques...En 1958, après les révélations de Krouschtchov, il constate que le jugement de Bruxelles sur le Goulag se trouva « confirmé par les aveux des épigones de Staline ». Et voici sa conclusion : « La vérité est une. En certaines circonstances, la vérité impose qu’on se dresse contre sa classe, contre son parti, contre son Etat ».
Michael Löwy