Qui l’aurait cru ? La Grande-Bretagne – cette île si souvent décriée pour son absence d’histoire et de pensée révolutionnaires, la terre du fabianisme [1] sans le marxisme, foyer de Thatcher, de Blair et de la City – de tous les autres endroits est désormais celui où l’on rencontre la direction d’un grand parti social-démocrate la plus radicale dans le monde capitaliste développé. L’élection de Jeremy Corbyn à la direction du Parti travailliste de Grande-Bretagne est une expression d’un mécontentement et d’une colère énormes face à des conditions qui se détériorent sans cesse depuis le commencement de la crise en 2008. Peu nombreux sont ceux qui, au début de la compétition électorale, ont anticipé un signe quelconque annonçant la victoire de Corbyn, et parmi eux Corbyn lui-même. Désormais, grâce au recul, il est possible d’identifier la convergence de tendances qui ont conduit à cette véritable tempête de l’été 2015. Et une analyse de l’histoire du Parti travailliste peut éclairer des situations et des stratégies pour la gauche britannique dans les années à venir.
Les contradictions du blairisme et la montée de Corbyn
Alors que la mémoire historique a été obscurcie par l’hégémonie successive du thatchérisme [Margaret Thatcher, première ministre de mai 1979 à novembre 1990] et du blairisme [Tony Blair, premier ministre de mai 1997 à juin 2007], la Grande-Bretagne disposait d’une gauche vibrante au cours de la décennie 1970, avec un taux de grèves se situant parmi les plus élevés d’Europe. Des degrés élevés de militantisme des travailleurs ainsi que d’autres formes de mobilisations extraparlementaire ont aussi renforcé les courants socialistes au sein du Labour ; la force de ces derniers au sein du parti dans son ensemble se manifestait dans le programme du parti de 1973, lequel revendiquait la nationalisation des 25 plus importantes entreprises de Grande-Bretagne, ainsi que dans le manifeste électoral de 1974 [2] qui proclamait publiquement l’objectif d’« entraîner un déplacement fondamental et irréversible dans l’équilibre du pouvoir et des richesses en faveur des masses laborieuses ».
La gauche du Labour, avec comme figure principale Tony Benn [1925-2014], développa l’Alternative Economic Strategy comme solution de gauche à la crise stagflationniste [combinaison de stagnation et d’inflation], basée sur le développement d’une propriété publique extensive et sur la démocratie industrielle ainsi que sur une politique de relance publique protégée par le contrôle des capitaux [pour éviter les sorties de capitaux]. Une grande partie de l’establishment du parti, en particulier la fraction parlementaire du parti, non seulement ne soutenaient pas les projets économiques proposées par la gauche, mais ils ne possédaient pas non plus un plan quelconque visant à mettre en œuvre ces programmes adoptés par le parti lui-même. Néanmoins, la gauche du Labour a gagné des positions de pouvoir dans des structures locales du parti et dans certains syndicats clés [3], ce qui lui donna des pouvoirs accrus à la Conférence annuelle ainsi qu’au sein du Comité exécutif national (National Executive Committee, NEC) du parti. Mais, au bout du compte, l’influence de la gauche au sein du parti s’est très difficilement transférée en termes de pouvoir réel sur le plan parlementaire et gouvernemental. Même lorsque le Labour était au gouvernement durant 11 ans sur les 15 dans la période entre 1964 et 1979, avec des hauts niveaux de mobilisation des travailleurs, les gouvernements du Labour de Wilson [1964-1970 et 1974-1976] et Callaghan [1976-1979] étaient très réticents à s’engager d’une quelconque manière sur une orientation de gauche. Face à la crise de rentabilité [baisse du taux de profit] et à l’inflation [récession dans les pays capitalistes avancés de 1974-75], les gouvernements du Labour optèrent pour résoudre la crise principalement au moyen d’une restriction volontaire des salaires sous la houlette des directions syndicales ainsi que par une politique budgétaire « proto-néolibérale » de réduction des dépenses, après 1976.
Confronté à un gouvernement travailliste radicalement en porte-à-faux avec les orientations politiques de la base militante, cette dernière concentra ses forces pour le mouvement en faveur d’une démocratisation interne du parti, ce qu’elle considérait comme une précondition nécessaire pour une transformation socialiste. En 1973 s’était mise en place la Campaign for Labour Party Democracy (CLPD), laquelle renforça sa dynamique au moment où le gouvernement travailliste commençait à s’aliéner sa base et à y susciter la désillusion. En 1981, les activistes du CLPD parvinrent à faire accepter l’une de leurs principales revendications : une réforme de la procédure d’élection de la direction du parti. Les dirigeants du parti étaient auparavant choisis seulement parmi les membres du parlement. Sous le nouveau système, les parlementaires conservaient seulement 30% des votes, tandis qu’une proportion égale était octroyée aux militants locaux du parti organisés dans les Constituency Labour Parties (CLP) et les syndicats obtenaient 40%. Parmi les trois structures du parti, les CLP étaient des bastions de la gauche. Lors de l’élection de 1981 du dirigeant du Labour, au cours de laquelle Tony Benn s’affrontait à Denis Healey, figure de la droite du Labour, plus de 80% des voix des CLP s’exprimèrent en faveur de Benn alors qu’une majorité claire des parlementaires et des directions syndicales votèrent pour Healey, lui offrant une victoire avec un très faible avantage [50,4% contre 49,6%]. Toutefois, les CLP ne représentaient pas seulement un bloc électoral interne de gauche, mais aussi des structures politiques militantes, ce qui est crucial. Ce n’était pas de simples machines électorales. Ils organisaient également des manifestations de solidarité et une éducation politique socialiste.
L’ascendant de la gauche du Labour a fait face à un coup d’arrêt en 1981, lorsque l’establishment du parti réussit d’utiliser la sévère défaite électorale de 1983 du dirigeant de la gauche du parti, Michael Foot [figure du Old Labour, dirigeant du parti de 1980 à 1983, il obtient 27,6% des suffrages contre 42,4% pour M. Thatcher et 25,4% pour David Steel de l’Alliance SDP-Libéraux avec David Steel]. Un M. Foot qui fait face à un courant sur sa gauche représenté par le courant The Militant et sur sa droite par la droite du Labour qui le quitte pour former, dès 1981, le nouveau Social Democratic Party (SDP). L’offensive de la droite du Labour contre la direction de Foot et de son programme se fit au nom de l’impossible éligibilité sur un tel programme.
Neil Kinnock [4], le nouveau dirigeant du parti, élu en 1983, était la personnalité parfaite pour commencer une longue offensive contre la gauche du parti dans la mesure où il provenait des rangs de ce qui était appelé l’aile de « gauche molle » du parti. Sa stratégie impliquait autant la répression des militants de gauche que l’affaiblissement institutionnel des CLP. De nombreux activistes furent retirés des listes parlementaires, suspendus du parti ou tout simplement exclus pour avoir pris des positions tels que le refus de recueillir la poll tax de Thatcher [5], s’opposant à la guerre du Golfe et critiquant la direction du parti pour son racisme (l’exécutif du parti condamna la Black Section comme étant « contraire et créant des dissensions par rapport aux principes centraux du Parti »).
Au même moment où la direction Kinnock était engagée dans cette « chasse aux sorcières », elle tenta de retirer aux CLP les droits de vote qu’ils avaient obtenus en 1981. En lieu et place des débats et des décisions sur les consignes de vote des CLP lors de réunions de parti, là où de véritables délibérations pouvaient se dérouler, la direction proposa d’attribuer, lors d’une opération intitulée « Un membre, un vote » (OMOV, One Member One Vote), un droit de vote à chaque membre par bulletin postal. Cela était considéré, autant par les partisans que par les opposants de l’OMOV, comme visant à retirer le pouvoir détenu par la couche militante des membres, en renforçant le pouvoir de ceux qui disposaient de ressources financières et pouvaient utiliser la force des médias de masse, c’est-à-dire la direction du parti et les masses médias. OMOV permit également à la direction de transformer la rhétorique de la démocratisation contre la gauche, les accusant de chercher à concentrer le pouvoir aux mains de ces activistes radicaux « non représentatifs » des CLP. Le principe OMOV pour les suffrages des CLP lors des élections à la direction du Labour fut finalement introduit en 1993.
Au moment où Tony Blair accéda à la direction du parti, en 1994, même les CLP étaient devenus bien moins menaçants pour la couche dirigeante du parti, en raison des effets combinés des expulsions et des démissions. Le blairisme fut en mesure d’établir une domination absolue au sein du parti en parvenant à désorganiser et à anéantir toutes alternatives viables au sein du parti. Ce fut le facteur le plus important pour faire de TINA (« il n’y a pas d’alternative ») une réalité, autorisant Thatcher à affirmer que sa plus grande réalisation politique a été de changer le Labour.
Le blairisme n’a cependant pas été en mesure de bâtir une base sociale active et de masse le soutenant, d’où son manque d’hégémonie réelle. Blair chercha à créer ce que la politologue Meg Russel (University College London) appela judicieusement des membres « en grand nombre, mais passifs ». C’est-à-dire, ceux qui payent des cotisations et, éventuellement, sollicitent des votes lors des campagnes électorales, mais qui autrement ne sont pas actifs au sein du parti et ainsi ne posent pas de menace interne à la direction. Des adhérents de ce type sont en harmonie avec la stratégie décrite par le politologue Anthony Downs [auteur de Economic Theory of Democracy, en 1957]. Ce dernier affirma que les partis politiques avaient pour seul et incontestable objectif celui de maximiser leurs succès électoraux et que les partis chercheraient seulement à capter des électeurs au moyen de préférences déterminées de façon exogène et qu’ils ne peuvent changer.
Blair [à la direction du Labour dès 1994] perfectionna cette politique downsienne : en chassant les électeurs au centre, tels qu’ils étaient perçus grâce aux ultimes derniers sondages et aux groupes témoins, priorisant par-dessus tout la maximisation des possibilités électorales à court terme. Mais la formule de membres « en grand nombre et passifs » commença à s’effondrer suite à l’euphorie des élections de 1997.
Les membres qui restaient étaient suffisamment passifs pour ne pas menacer la direction blairiste, mais le soutien qu’ils témoignaient était tiède et conditionnel. Blair fut ensuite fortement ébranlé par la guerre contre l’Irak. En effet, dès 1998, la liste de gauche Grassroots Alliance [Alliance de la base] remporta la majorité des suffrages des membres pour le Comité exécutif national. L’état des adhérents était pire. Une fois que les Tories furent défaits [en 1997 contre John Major], il y avait peu de raisons de rester enthousiaste au sujet du credo politique dont la principale auto-justification résidait dans sa capacité à remporter les élections. Comme cela était prévisible, le nombre de membres commença à décliner abruptement après 1997, se divisant par deux en moins d’une décennie.
Une telle tendance commença à alarmer même la direction du New Labour [formule élaborée dès 1994 et officialisée dans le document pré-électoral datant de 1996], laquelle, après tout, dépendait de la contribution gratuite des membres travaillistes lors des campagnes. La direction d’Ed Miliband [installé en 2010, après avoir été le rédacteur des discours de Gordon Brown, dirigeant du Labour de 2007 à 2010 et Premier ministre durant la même période] représente une répudiation partielle du blairisme, tout en restant fermement ancré dans les limites du New Labour. La direction Miliband introduit l’initiative intitulée Refounding Labour [refonder le Labour] en 2011, au nom d’une démocratisation plus poussée du parti.
La rhétorique de Refounding Labour est assez frappante dans sa tentative d’absorber les critiques de gauche adressées au New Labour. Elle chercha tout d’abord à amender la Première clause de la Constitution du parti, s’éloignant de l’objectif déclaré d’être un parti centré sur le parlement. Désormais, il est dit que le but du Labour est « de réunir les membres et les sympathisants qui partagent ses valeurs qui consistent à développer des politiques [l’original ne spécifie pas lesquelles], à renforcer les communautés [au sens général, de quartier, de groupes humains] au moyen d’actions collectives et d’aides ainsi que de promouvoir l’élection de représentants du Labour à tous les niveaux du processus démocratique. » Une telle répudiation symbolique des conceptions purement électoralistes et parlementaristes du parti s’accompagna de la création du Réseau des sympathisants qui implique de faire croître un réseau de « sympathisants » qui ne sont pas membres, mais qui pourraient contribuer lors des campagnes électorales, sans disposer des droits des membres.
La réforme des élections de la direction en 2014 peut être vue comme une extension et une culmination du processus initié par Refounding Labour. Au prétexte d’une allégation fabriquée autour d’un plan du syndicat Unite [formé en 2007, suite à une fusion et qui constitue actuellement le syndicat le plus grand en nombre] de « truquer » le processus de sélection parlementaire à Falkirk [Ecosse], le Rapport Collins [2013] du parti proposa l’introduction d’un système OMOV pour les élections à la direction, éliminant autant les votes des syndicats que celui des parlementaires ainsi que l’extension du droit de vote des « sympathisants enregistrés » qui paient une taxe de 3 livres (£). Le changement était principalement motivé par le désir de réduire l’influence des syndicats ; mais les votes spéciaux des députés étaient également supprimés en parallèle à ceux des syndicats afin de soutenir l’affirmation de démocratisation.
Dans la mesure où le New Labour inspirait encore un soutien populaire, de telles mesures de « démocratisation » auraient renforcé la capacité du parti sans menacer sa structure de pouvoir existante. Personne n’était le moins du monde préoccupé par le fait que la poursuite du principe OMOV jusqu’à sa conclusion logique pourrait en réalité engendrer un danger et que la gauche du Labour puisse en tirer avantage. Après tout, quel qu’ait été le mécontentement envers le New Labour, la candidate de gauche, Diane Abbott [première femme noire siégant à la Chambre des Communes, élue de la circonscription populaire de Hackney North at Stoke Newington], n’avait remporté que 7,42% des suffrages des membres en août 2010. Elle se retrouva en dernière position parmi les cinq candidats [Ed Miliband, David Miliband,Ed Balls et Andy Burnham].
Cependant, l’approfondissement des mesures d’austérité du gouvernement de coalition [entre le parti conservateur et les libéraux-démocrates] depuis 2010, ainsi que la montée de mouvements militants opposés à l’austérité dans le sillage de la crise économique de 2008 – mouvement étudiant de 2010, grèves importantes du secteur public en 2011, mouvement pour l’indépendance de l’Ecosse en 2014 – ont transformé le paysage politique, préparant la voie du rejet d’une direction du Labour qui continuait de refuser de combattre les vagues de l’austérité des conservateurs.
Il est maintenant possible d’identifier les contradictions structurelles du New Labour qui explosèrent de manière spectaculaire à l’été 2015. Le blairisme, à son apogée, représentait le triomphe parfait du néolibéralisme sous la forme de TINA. Mais sa domination conduisit à deux mouvements contraires : la démocratisation du parti pour des objectifs de légitimation et afin de s’assurer les ressources de volontaires ; la présence de mouvements contre l’austérité à l’extérieur du parti. Au même moment, l’absence de sa propre base de masse active le rendit vulnérable à des forces d’opposition. Leur émergence fut facilitée par les deux contre-tendances qui viennent d’être mentionnées. En outre, la profondeur de la domination du New Labour – en termes d’absence d’une alternative bien organisée – masquait la superficialité de son hégémonie, faisant que ses partisans se montrèrent incapables de contrer les menaces avant qu’il ne soit trop tard. Et la faiblesse des partis à la gauche du Labour en Angleterre, comparée à une grande partie des pays de l’Europe continentale et à l’Ecosse, est ce qui conduit à ce que les politiques opposées à l’austérité s’expriment au sein du Labour Party où, de tous les autres partis travaillistes [et « socialistes »], la néolibéralisation a progressé le plus profondément.
La victoire de Corbyn [il a annoncé sa candidature en juin et a été élu le 12 septembre avec 59,5% des votes] n’était en aucune mesure inévitable. Il n’est pas difficile d’imaginer que l’un des députés du New Labour ait pu refuser de soutenir sa candidature [il faut que 15% des députés du Labour apportent leur soutien pour qu’un candidat puisse se présenter, dans ce cas il en fallait 35 et Corbyn reçut 36 soutiens] ; ou encore l’avoir soumise avec seulement quelques minutes de retard, ce qui aurait dès le départ exclu sa participation. Mais de tels aspects « accidentels » d’une victoire n’empêchent pas que des tendances plus profondes aient été à l’œuvre dans le Labour et la société. Elles sont aussi importantes pour saisir le paysage politique qui existe depuis que Corbyn est dirigeant du parti.
La gauche contemporaine et les possibilités d’une nouvelle plateforme de gauche
Quelle est la situation politique face à laquelle se trouve la nouvelle direction Corbyn ? Aucune euphorie électorale ne peut dissimuler le fait élémentaire que Corbyn est dans une position extrêmement fragile au sein du parti. Le plus manifeste et évident est que plus de 90% des députés appartiennent d’une manière ou d’une autre au New Labour, ce qui reflète de longues années de domination du New Labour ; aucun dirigeant du parti dans l’histoire n’a débuté avec une aussi hostile fraction parlementaire, précisément parce que les députés possédaient une si forte part des suffrages aux élections de la direction. Alors que Corbyn appointait John McDonnell comme chancelier fantôme de l’Echiquier [6] et que son cabinet fantôme exclu des blairistes les plus « combatifs », la présence significative de personnalités du New Labour dans ce dernier était dans une certaine mesure inévitable.
Les restes du New Labour peuvent sans cesse attaquer Corbyn, avec le soutien solide des médias bourgeois, du Daily Mail aux éditeurs du Guardian [quotidien situé à gauche dans l’éventail de la presse britannique]. Cela est combiné avec des menaces réelles ou supposées de fuite de capitaux et de désinvestissement. De telles attaques peuvent faire perdre au Labour des votes tels que les sondages « l’illustrent ». Ou encore, lors d’élections complémentaires qui, bien que les blairistes en soient les premiers responsables, des résultats électoraux négatifs peuvent, de suite, être utilisés contre Corbyn. Leur affirmation sur « l’inéligibilité » de Corbyn ]au poste de Prmeier ministre] s’appuie en effet sur leur propre capacité et volonté de saper son éligibilité au moyen des attaques internes au parti.
Une telle déstabilisation fournira une opportunité aux forces du New Labour pour tenter de tuer le corbynisme, que cela soit au moyen d’un coup interne ou au moyen de formes plus subtiles de cooptation.
L’état du parti au-delà de la fraction parlementaire (Parliamentary Labour Party, PLP) n’offre pas nécessairement un réconfort au corbynisme, même si la force du New Labour n’est nulle part aussi forte qu’au sein du PLP. Après tout, il s’agissait d’un parti toujours largement « New Labour » il y a encore quelques mois : le caractère subit de la poussée de Corbyn signifiait que les forces qui le soutenaient ont à peine pu être présente dans des structures du parti, même les CLP, par le passé bastions de la gauche. Le soutien à Corbyn dans les CLP était, en fait, bien plus faible que les votes réels qu’il a obtenus ; alors qu’il a réuni 59,5% des suffrages au total, parmi les CLP qui ont soutenu un des candidats il n’a gagné que 39% des suffrages.
Parmi l’ensemble des CLP, il n’était soutenu que par 23,5% d’entre eux (à comparer avec 1981 lorsque 78,3% des CLP votèrent pour Tony Benn). Un sondage suggère qu’il a gagné un soutien plus important parmi les sympathisants enregistrés [qui avaient payé la somme de 3 livres] que parmi les membres et que, parmi ces derniers, l’appui le plus important provient de ceux qui ont rejoint le parti après les élections de 2015 [soit celles du 7 mai 2015, au cours desquelles les tories remportèrent 36,9% des suffrages et une majorité absolue avec 330 sièges]. Il est ironique de remarquer que la structure de la base de soutien à Corbyn ressemble aux formes que le New Labour considère comme étant les siennes : des masses de membres-sympathisants du parti, qui sont autrement relativement peu engagés dans la vie du parti, votant pour une figure populaire lors d’une élection basée sur le principe OMOV.
Bien sûr, la différence fondamentale réside dans le fait que plus de 10’000 activistes se portèrent volontaires pour la campagne de Corbyn. Mais la structure du corbynisme, au moins actuellement, est distincte de celle de la New Left des années 1970 qui était avant tout et surtout fondée sur les CLP. En effet, un système électoral dont la gauche se faisait traditionnellement la championne – les votes lors des réunions des CLP – aurait très probablement été plus désavantageux pour la campagne de Corbyn dont les partisans sont comparativement moins impliqués dans les CLP. Le danger qui en découle est que la plupart des électeurs de Corbyn, en particulier les sympathisants enregistrés (non-membres), restent atomisés et isolés après l’élection ; la démocratie plébiscitaire doit être prolongée en une démocratie délibérative et participative au sein du parti. La position tenue de la direction Corbyn rend la question de la stratégie organisationnelle cruciale. Il n’y a pas de possibilité de survie pour le corbynisme sans que le Labour Party devienne un mouvement social, ainsi que l’a rendu clair Corbyn lui-même.
A quoi ressemble un parti mouvement social ? Un tel parti devient surtout un agent d’une articulation politique réussie. Ainsi que les politologues Cedric de Leon, Manali Desai et Cihan Tugal [7] l’ont affirmé, des partis de ce type « intègrent des intérêts et des identités disparates en des blocs socio-politiques cohérents ». Or, ainsi que l’a exprimé Antonio Gramsci, un tel parti fonctionne comme « constructeur, organisateur [et] persuadeur permanent » [in Cahiers de prison, « Problèmes de civilisation et de culture »] de la volonté populaire. Cela signifie non seulement que les élections et les parlements cessent d’être le seul point focal de l’activité du parti et que les activistes du parti s’impliquent dans d’autres mouvements sociaux, mais aussi que le parti articule une vision du monde complète, fondée sur des institutions qui deviennent des éléments centraux de la vie sociale d’un grand nombre de membres et de militants.
Malgré leurs échecs tragiques, le SPD allemand d’avant 1914 et le Partic communiste italien de l’après-guerre sont devenus des partis de masse ayant des racines sociales, avec leurs quotidiens, clubs de lecture et sportifs, théâtres et bars. Même au sein du British Labour Party, de nombreux CLP dans les années 1970 et 1980 servirent en tant que centres organisateurs de mouvements sociaux divers, même si l’échelle n’est pas comparable au SPD ou au PCI. Les CLP organisèrent ou participèrent à des manifestations contre Thatcher, envoyèrent des activistes dans les camps antinucléaires à Greenham Common et aux piquets de la grève des mineurs [en 1984] [8].
De tels partis de masse sont résolument « passés de mode » au cours des dernières décennies. Alors que les partis traditionnels sont devenus des machines électorales vides, les tendances les plus vibrantes des mouvements de gauche contemporains, fondées sur la création de communautés alternatives [centres autonomes, structures de quartier créées sur un objectif, etc.] et sur des formes plus profondes d’engagement et d’identité politique, tendent à éviter la forme parti.
Mais tout parti qui cherche à transformer les relations existantes de pouvoir doit bâtir ce type de capacités d’articulation politique et devenir un acteur sur l’ensemble des terrains de lutte, à l’intérieur et à l’extérieur de structures étatiques, dans une perspective de modification des rapports de force sociaux. La prééminence et les ressources d’un grand parti au sein de l’ensemble de la société lui donnent un avantage pour devenir un pôle d’attraction politique. Cependant, il existe là aussi de sérieuses contradictions. La logique des élections diffère en effet de celle des mobilisations militantes. Ces dernières dépendent de la profondeur de l’engagement militant et de leur capacité subversive. Les premières dépendent, elles, d’un grand nombre de personnes qui y adhèrent au plan électoral mais dont l’engagement est limité.
Les sondages d’opinion ont, en particulier, un certain effet disciplinaire et performatif qui réifie le statu quo. Les sondages montrent les positions radicales comme étant impopulaires, car fondés sur l’état existant [à un moment donné] de « l’opinion publique ». Cela déplace l’équilibre du pouvoir au sein du parti de telle façon que sont désavantagés ceux qui sont partisans de stratégies visant à changer la distribution existante de l’opinion politique. Et comme l’establihment du parti accepte la distribution existante de l’opinion plutôt que de chercher à la modifier, il fait en sorte qu’elle se reproduise. Il n’est donc pas aisé d’échapper au fantôme d’Anthony Down.
Le succès du corbynisme – la transformation du Labour Party en un parti mouvement social de gauche avec des objectifs et une capacité d’articulation – fait face à des difficultés supplémentaires, dans la mesure où il implique la transformation d’un large parti existant ayant de puissantes forces qui y sont opposées. Un tel projet politique requiert autant des luttes internes qu’externes, lesquelles sont interconnectées. Elles ont besoin de partis locaux en tant que pôles sociaux politisés dans les communautés qui s’engagent dans une multitude de luttes extraparlementaires, tout en cultivant une identité politique profonde et d’ensemble parmi les activistes. Sans des mobilisations sociales actives qui puissent faire bouger la culture politique du pays plus largement, les luttes internes en faveur du corbynisme ont peu de chance de réussir.
Les mouvements peuvent renforcer la direction de Corbyn à l’intérieur, en affaiblissant l’affirmation qu’elle serait un désastre électoral et, moins directement mais peut-être de manière plus significative, en menaçant le Capital de bouleversements venant d’en bas de telle sorte qu’une fraction de la bourgeoisie en viendra à considérer les attaques contre Corbyn comme étant trop risquées. En même temps, la gauche du Labour ne peut négliger ce qui est purement considéré comme des luttes internes, même si elles semblent ésotériques ou moins importantes pour des mouvements sociaux plus larges. Les mobilisations en général doivent être transformées en des forces concrètes dans les centres de pouvoir spécifiques au sein du parti. Il est décisif de mettre sous pression les députés du New Labour au niveau des CLP, avec une menace sérieuse, une possibilité et une stratégie de révoquer le mandat des députés blairistes [lors des prochaines élections]. Si une telle stratégie de l’escalade comporte toujours le risque d’une défaite face à des offensives plus importantes venant de la droite, il est improbable que de telles offensives de la droite puissent cesser face à des stratégies « pacifiques » de la gauche. En outre, la base de Corbyn doit être organisée de telle façon qu’elle puisse aussi capter tous les autres postes éligibles au sein du parti. Malgré la victoire retentissante de Corbyn, la gauche n’a pas réussi dans d’autres élections du parti. Alors que la gauche dispose d’une majorité parmi les sièges au NEC [l’exécutif du parti] élus par les membres, leurs candidats ont perdu largement lors des élections du vice-secrétaire, lors des primaires pour le candidat à la mairie de Londres ainsi que pour les membres de la Conference Arrangement Committee [ce comité se charge du programme de la Conférence annuelle du parti, tranche la validité des motions d’urgence et fait office de direction lors de celle-ci]. Les candidats corbynistes étaient, respectivement, Angela Eagle, Diane Abbott, Katy Clark et Jon Lansman. Comme toutes ces élections se sont déroulées cet été [soit avant les primaires de septembre], les candidats de la gauche auraient pu gagner si les électeurs de Corbyn avaient aussi voté pour eux.
indexLe dilemme d’une telle stratégie est apparent sur la base de l’expérience de la gauche du Labour dans les années 1980 : la tension qui naît entre la perspective de capter et de transformer le parti et celle de s’engager dans des mouvements sociaux plus larges. La gauche chercha à mobiliser largement pour une alternative de gauche, en s’assurant tout d’abord le contrôle du parti. Mais la guerre de tranchées dans les luttes internes rendit difficile pour eux de devenir pleinement actifs dans des mouvements sociaux extérieurs au parti. C’était aussi la source de désaccords stratégiques parmi les différents groupes de la gauche du Labour. L’aile la plus orientée vers les mouvements de la gauche du Labour critiquait le CLPD [la campagne pour la démocratisation du parti, voir plus haut], non sans justification, pour être trop absorbée dans les arcanes des affaires internes au parti aux dépens d’une mobilisation plus large.
Mais une leçon importante pour les corbynistes du tour précédant des luttes de la gauche du Labour réside dans l’importance de la création d’un groupe ou réseau de masse qui organise la gauche du Labour, lequel combat simultanément pour la transformation du parti et mobilise, plus largement, contre l’austérité, sans devenir explicitement sectaire. Bien qu’une transformation du parti requière que les membres de la gauche soient actifs au sein du parti, ils ne peuvent simplement être absorbés par les organismes officiels du parti, tels que les CLP. Pour que le jaillissement de Corbyn se transforme en une force puissante sur le long terme, une telle transformation politique est nécessaire afin de protéger la direction de Corbyn des attaques et afin de continuer à transformer le parti en direction de la gauche, sans être coopté par les machines du parti. Et cette direction peut alors devenir un noyau des forces qui visent à une articulation politique.
Certaines structures internes au parti de la gauche des années 1970 existent encore. Le CLPD est toujours actif et il est lié à la Grassroots Alliance [alliance de structures de base] qui défend une plateforme de gauche pour les élections au comité du parti. Jon Lansman, un organisateur de longue date du CLPD, coordonna la campagne de Corbyn. Mais une grande partie à l’origine du surgissement de Corbyn provient de l’extérieur des structures existantes. Et il y a des différences notables entre la culture politique du CLPD et de nombreux activistes « Corbyn ». Le CLPD, en raison du processus d’auto-sélection, est composé de ceux qui sont restés au sein du Labour tout au long des plus sombres années Blair, plutôt que d’avoir rejoint d’autres mouvements sociaux extraparlementaires ou les Verts. Ils possèdent les connaissances institutionnelles nécessaires aux luttes internes du parti. Par contre, nombreux sont les activistes « Corbyn » qui tendent à être influencés par la culture horizontaliste de la gauche du « nouveau millénaire ». Pour le corbynisme, développer un rapport prenant appui simultanément sur ces cultures politiques disparates est crucial.
En dépit de la large popularité de la gauche benniste [de Tony Benn] parmi les activistes du parti, ceux-ci eurent des difficultés à créer une telle organisation de masse autonome. Malgré l’influence qu’elle gagna grâce à son habile capacité d’organisation, le CLPD n’eut jamais plus de 1200 membres dans tout le pays à son point le plus haut et d’autres formations internes au parti [The Militant et d’autres forces organisées] ne parvinrent pas à attirer des supporters qui auraient manifesté leur accord avec leur orientation, en particulier en dehors de Londres.
Sans minimiser les difficultés de créer un tel groupe, bien organisé qui maintient la base militante constamment engagée sans être absorbée au sein de l’appareil du parti, il y a trois facteurs qui créent aujourd’hui une condition plus favorable, si on la compare avec les années 1970 et 1980. Le plus important est le plus évident : la gauche a déjà gagné la direction, avec l’ensemble du pouvoir institutionnel et symbolique qui lui est associé. Malgré la faible position de Corbyn au sein de la fraction parlementaire, son poste met à sa disposition un pouvoir plus décisif au sein de l’appareil du parti, lequel peut protéger les activistes de gauche des « chasses aux sorcières » de la droite du Labour. Mais la dimension symbolique n’est pas moins cruciale. Toute tentative de transformer un tel parti de gauche implique des luttes internes, lesquelles sont sensibles aux accusations de division et de porter un dommage au parti. Mais c’est le côté opposé à la direction qui est particulièrement vulnérable en raison d’identification du parti avec sa direction. Robert Michels [auteur de Sociologie du parti dans la démocratie moderne, Enquête sur les tendances oligarchiques de la vie des groupes, publié en 1911] formula ainsi la position d’un dirigeant au sein du parti : Le Parti, c’est moi. Il est bien plus difficile pour la droite d’attaquer la gauche pour générer des divisions du parti alors qu’elle s’oppose au dirigeant, à Corbyn.
Le deuxième facteur est le déplacement à gauche des principaux syndicats. Historiquement, les bureaucraties syndicales ont été principalement le pilier de la domination conservatrice au sein du parti, maintenant des relations étroites avec son establishment du parti. Le tournant à droite depuis 1982 a été crucial dans l’effondrement de la gauche de Tony Benn. Ces bureaucraties ont facilité la persécution de la gauche sous Kinnock. Mais le New Labour, dont ils ont eux-mêmes alimenté la montée, commença à s’aliéner les dirigeants syndicaux lorsqu’il refusa d’inverser le cadre thatchérien des rapports de travail. Len McCluskey, dirigeant d’Unite – le plus grand syndicat de Grande-Bretagne – en particulier, est devenu un critique puissant du consensus néolibéral au sein du parti ; Unite soutint et mena avec force la campagne en faveur de Corbyn, dont l’équipe de campagne était même basée au siège d’Unite, et il reçut le soutien de syndicats qui représentent 70% de l’ensemble des membres. Parce que le lien parti-syndicat a survécu, les syndicats disposent encore à l’interne d’un pouvoir considérable, le plus important au sein du National Executive Committee.
Bien sûr, la gauche ne peut pas seulement compter sur un soutien permanent des machines syndicales, mais avec une base syndicale mobilisée, elle se trouve dans une position plus favorable. Enfin, la présence des médias sociaux offre aujourd’hui un avantage à la base. Sans ressortir au cliché commun qui exagère leur rôle dans les mouvements contemporains, ils résolvent un problème spécifique qui affecta les tentatives précédentes d’organiser un courant à l’échelle nationale : bâtir des connexions solides entre les militants de gauche dans différentes circonscriptions et coordonner les campagnes entre celles-ci.
Les risques stratégiques pour le corbynisme restent significatifs. Travailler au sein d’un parti toujours truffé de blairistes fait qu’il est difficile d’éviter les associations avec les tendances néolibérales du parti. Par exemple, Sadiq Khan, le candidat du parti pour les élections à la mairie de Londres de l’année prochaine, a affirmé qu’il cherchait à être « le maire le plus business-friendly de tous les temps ». Les corbynistes font face à un dilemme : soit se discréditer en faisant campagne pour un tel candidat néolibéral, soit refuser de le faire et faire face à des accusations de déloyauté vis-à-vis du parti. La situation est même plus contradictoire en Ecosse où la gauche est en majorité indépendantiste [Scottish National Party, dirigé par Nicola Sturgeon ; elle a aspiré les voix du Parti travailliste sur la gauche], où existe un parti de gauche en croissance qui fleurit du radicalisme de base du mouvement indépendantiste, et où le système électoral ne punit pas les partis plus petits. La dirigeante du Scottish Labour Party, Kezi Dugdale, est une personnalité appartenant entièrement au New Labour ; elle a affirmé que la direction de Corbyn quitterait le parti « en s’enfuyant par les coulisses ». En Ecosse, la gauche ne peut simplement pas s’organiser autour de Corbyn de la même façon qu’elle le fait en Angleterre ; la promotion de quelconque intérêts de parti en tant que tel est anglo-centriste et affecte la solidarité avec les radicaux écossais.
Personne à gauche ne devrait avoir d’illusions au sujet du Labour Party. Les mots inoubliables de Ralph Miliband [père d’Ed et de David], en ouverture de son ouvrage Parliamentary Socialism (1961), saisissent toujours le trait le plus fondamental du parti : « De tous les partis affirmant que le socialisme est leur objectif, le parti travailliste a toujours été l’un des plus dogmatiques – non au sujet du socialisme, mais sur celui du système parlementaire. » Si ce n’est que ce parti ne réclame plus d’un objectif socialiste. Et qu’il est très improbable que Corbyn puisse le transformer en un parti socialiste, quand bien même il le voudrait vraiment. Si les forces corbynistes ne peuvent briser un tel dogmatisme parlementaire, elles seront incapables de menacer sérieusement les intérêts de classe capitalistes ainsi que de briser la tyrannie du TINA, dans un monde où même la social-démocratie a été écartée pour l’essentiel.
Shannon Ikebe