Le dernier migrant est à peine hissé à bord que déjà commence une nouvelle dérive pour le canot. Vidé de ses passagers, de son air, marqué du sceau de l’équipe de secours, l’ex-radeau 100 % plastique, à qui une centaine d’hommes et de femmes avaient confié leur vie, se voit condamné à l’errance au gré des vents.
Le 11 juillet, lors du dernier sauvetage de l’Aquarius, les rescapés se sont massés sur le pont, l’œil hypnotisé par les errements de ce morceau de plastique qui les avait conduits jusque-là. Difficile pour eux d’imaginer qu’ils aient pu passer douze heures entassés sur cette dépouille de plastique jonchée de résidus. Ce jour-là, 14 jerricanes d’essence, des vêtements souillés, des bouteilles d’eau vides et des restes de nourriture repartaient sous leurs yeux pour un nouveau voyage. Le moteur Yamaha qui leur avait permis d’atteindre les eaux internationales, a-t-il été récupéré par les pêcheurs du bateau en bois qui les suivait depuis des miles ? Sur ce sujet, comme sur bien d’autres, la mer garde ses secrets.
Une nouvelle dérive commence pour les canots, une fois vides de leurs passagers.
Comme à chaque fois, Albert Mayordomo éprouve un petit pincement au cœur en abandonnant les lieux. Polluer l’océan ne plaît guère à celui qui a travaillé deux ans pour la conservation des fonds marins. Aujourd’hui coordinateur adjoint du SAR (« Search And Rescue », Recherche et Sauvetage) de SOS Méditerranée, il doit pourtant hiérarchiser les priorités et n’a pas trouvé de bonne solution pour les épaves.
Mauvais plastiques
« Le manque de place nous empêche de les prendre à bord. En plus, on transformerait l’Aquarius en véritable bombe flottante si on transportait les jerricanes d’essence de tous les canots », ajoute-t-il. « On pourrait les brûler, mais vu leur composition et celle des déchets dessus, ce n’est pas vraiment mieux pour l’atmosphère et la vie marine… Reste à parier sur leur décomposition », ajoute le jeune Catalan, ravi que leur mauvaise qualité en accélère le processus.
À l’inverse, ces mauvais plastiques sont toujours sa hantise en début d’opération. Lorsqu’un canot est repéré, Albert se focalise d’abord sur sa couleur. « Aucun des bateaux n’est prévu pour l’usage qu’en font les passeurs sur la Méditerranée, certes, mais selon qu’il est gris ou blanc, ce n’est pas la même chose », prévient-il.
Mardi 11 juillet, c’est un canot blanc que le capitaine de l’Aquarius a repéré à l’extrémité de ses jumelles. « Mauvais, mauvais », s’est alors inquiété le sauveteur. « Ces pneumatiques blancs ne sont pas en caoutchouc, mais en plastique d’un millimètre d’épaisseur. En plus, leur fond est d’un seul tenant. Ils risquent donc à tout moment de se plier en deux et d’entraîner l’éclatement des boudins latéraux qui servent de flotteurs », explique-t-il.
Autant dire que l’équipe de sauvetage préfère avoir affaire à un canot gris foncé. Le matériau est de meilleure qualité, d’une épaisseur triple, et le fond est composé d’une succession de bandes renforcées qui absorbent les mouvements sans trop ployer. Mais, d’après l’analyse des sauveteurs, au vu des opérations précédentes, seuls les plus fortunés, ceux qui ont pu mobiliser assez d’argent, ont droit aux canots foncés, aux bouteilles d’eau et à la nourriture.
Conditions inhumaines
Si ces deux types de canots sont les plus fréquents, le risque de se trouver face à un bateau en bois existe aussi… Or, ce seul mot suffit à faire frémir les équipes. « L’angoisse absolue », observent-ils à l’unisson. Souvent en provenance de Tunisie ou d’Égypte, ces petites embarcations au look de bateaux de pêcheurs, renferment jusqu’à 500 personnes. « Les femmes et les enfants sont le plus souvent dans les cales, et leur remontée sur le pont à notre approche est excessivement dangereuse », résume Bertrand Thiébault, le sauveteur français de l’équipe.
« Ce mouvement massif entraîne un changement de la ligne de flottaison et du point de gravité, complète Albert Mayordomo qui n’a pas encore été confronté à la situation, mais l’a travaillée de façon préventive. Le moins dangereux pour les passagers est alors d’envoyer les bateaux de secours par l’arrière. Cela évite que tous se massent du même côté et le fassent chavirer. »
Se préparer à un maximum de cas de figure pour ne pas devoir improviser constitue la philosophie de l’équipe. Même si, bien souvent, la réalité dépasse l’entendement, tant les conditions du voyage entre l’Afrique et l’Europe sont inhumaines.
Parfum benzène
Ainsi, qui aurait pu penser trouver des brûlés sur un radeau ? Et pourtant, presque à chaque arrivée, ils sont bel et bien là. Selon l’expérience du Monde sur l’Aquarius, une odeur âpre d’essence saisit le plus souvent les narines dès la montée des premiers rescapés à bord. Sur le pont, les équipes MSF font un premier tri et envoient vers la douche tous ceux que le parfum benzène imprègne. « Plus ces personnes ont un accès rapide à la douche, moins les brûlures seront profondes », observe Erna Riejnierse, la médecin de Médecins sans Frontières (MSF). Le cocktail essence, soleil, sel et urine crée une redoutable alchimie, qui entraîne des brûlures profondes. Entassés au milieu du bateau, femmes et enfants en sont les premières victimes car c’est sur elles que se renversent les jerricanes.
« En général, les canots disposent de juste assez de réserves pour entrer dans les eaux internationales. Sortis des eaux libyennes, les passeurs considèrent en effet que ce n’est plus leur affaire », estime Albert Mayordomo. A ses yeux avertis, les quatorze jerricanes de la dernière opération constituent une exception.
Mais, d’un jour sur l’autre, les conditions du voyage peuvent varier. Ainsi, si les passagers des canots étaient précédemment équipés d’un téléphone leur permettant de signaler leur position aux secours, « ce n’est plus vraiment le cas ces derniers temps sur l’Est de Tripoli », s’inquiète M. Mayordomo. Les derniers ont en effet été repérés par les navires de sauvetage et non parce qu’ils ont lancé un appel. L’avenir dira si sa crainte se confirme.
Maryline Baumard
Journaliste
* LE MONDE | 14.07.2016 à 18h40 • Mis à jour le 14.07.2016 à 22h18 :
http://www.lemonde.fr/a-bord-de-l-aquarius/article/2016/07/14/canots-blancs-gris-ou-en-bois-typologie-des-esquifs-sauves-par-l-aquarius_4969550_4961323.html
Récit du sauvetage d’un canot repéré par l’« Aquarius »
Lundi 11 juillet, 107 personnes sur un canot repéré par le capitaine de l’« Aquarius ».
Ils sont sains et saufs, et peinent à le croire. A 10 h 30, 107 jeunes hommes ont investi le pont arrière de l’Aquarius. En dépit de leur fatigue, ils n’en finissent pas de remercier les équipes de SOS-Méditerranée. La peur qui habitait leur regard quelques instants auparavant a disparu, laissant place à une grande incrédulité. « Trouver une équipe de médecins et de sauveteurs au milieu de la mer… je remercie Dieu », lance l’un d’eux, visiblement très ému après l’immense peur de sa nuit. Partis à 2 heures du matin des environs de Tripoli, ils ont eu, des heures durant, ce sentiment d’abandon extrême.
A peine installés à bord, les 54 Maliens, 39 Ivoiriens, 7 Guinéens, 4 Sénégalais, 2 Gambiens et le Burkinabé sont saisis par un grand épuisement qui va croissant. Certains, arrivés torse et pieds nus, cherchent le soleil. Ils sont glacés jusqu’aux os, le pantalon trempé depuis des heures. D’autres s’assoient, souffrant de vertiges pendant que les sauveteurs de SOS-Méditerranée reprennent leur souffle, s’essuient le front, après le rush matinal.
L’alerte a été donnée à 8 h 30 par le capitaine lui-même. Depuis 6 heures du matin, les fausses alertes s’enchaînaient, les jumelles repéraient ici et là des objets flottants, avant de les lâcher du regard avec l’assurance qu’il ne s’agissait pas d’esquifs habités. A peine arrivé à son poste, Alexander Moroz repère un canot, suivi d’un bateau en bois. Le capitaine de l’Aquarius pense d’abord à deux embarcations de migrants. Spéculation rapidement démentie par son œil entraîné à percer les mystères de tout ce qui diffère de l’élément liquide, même loin vers l’horizon. « Il n’y a personne sur le pont du second. Cela ressemble plutôt à un bateau de pêcheur… », observe-t-il sans se déparer de son calme habituel. Mathias Menge, le responsable du sauvetage pour SOS-Méditerranée, confirme l’analyse et estime qu’il faut en urgence se concentrer sur le pneumatique, « bien moins stable et beaucoup plus menacé ». L’affaire est lancée. Le bateau, ressemblant à une petite embarcation de pêcheurs, a, lui, suivi encore les migrants, puis passé son chemin, une fois leur prise en charge opérée par l’Aquarius.
Présentation, réassurance, sécurisation
Une tasse de café dans la main, un casque dans l’autre, Bertrand Thiébault, fixe son gilet de sauvetage en intégrant toutes les informations disponibles à bord, pendant qu’Albert Mayordomo et James O’Mahony descendent quatre à quatre les marches vers le pont central.
Pas un instant n’est perdu. Un brief de deux minutes permet à Mathias Menge de redonner ses instructions, et déjà le premier bateau de sauvetage fend la vague, mis à la mer par l’équipage de l’Aquarius. A son bord, un pilote issu de l’équipage, Mathias Menge en directeur des opérations, Bertrand Thiébault et la photographe Anna Psaroudakis.
Le second bateau part dans la foulée, après avoir chargé deux grands sacs de gilets de sauvetage. Albert Mayordomo, no 2 du SAR (« Search and Rescue ») de SOS-Méditerranée, en prend la tête pendant que James O’Mahony (SAR aussi) pilote. Le médiateur culturel de Médecins sans frontières (MSF), Amani Teklehaimanot, incontournable pour sa maîtrise de l’arabe et du tigrinia (langue majoritaire en Erythrée), et Le Monde embarquent aussi.
Une fois à hauteur du pneumatique, la première urgence pour les sauveteurs reste de se présenter, d’établir un premier diagnostic de l’embarcation et d’y maintenir le calme. Les mots de Bertrand Thiébault sont presque chirurgicaux. Sa voix posée, mais d’une extrême fermeté, expose les informations que les rescapés doivent avoir en tête. Pendant que son bateau tourne autour du canot, pour que tous entendent, il présente l’Aquarius, de sorte que les migrants soient immédiatement conscients qu’ils ne sont pas aux mains de Libyens. De la présentation et la réassurance, il glisse rapidement vers la sécurité. « Vous ne bougez pas, leur intime-t-il. Vous restez assis. Mon collègue va vous distribuer un à un des gilets de sauvetage, que vous attacherez avant le début du transfert. C’est moi qui indique l’ordre de montée dans le bateau. Si vous bougez trop, nous serons obligés d’interrompre l’opération. »
Ne pas se lever, ne pas se déplacer, ne pas se pencher
Sur le canot pneumatique, les coudes se touchent, les gilets de sauvetage frottent les uns contre les autres. La centaine d’hommes, massés là, peut à peine bouger. Les visages des Africains sont crispés, tendus vers leurs sauveteurs, osant à peine croire que le cauchemar prend fin. L’attente a été longue et ces derniers instants avant de quitter ce lieu de tous les dangers leur semblent une petite éternité.
Albert Mayordomo, le Catalan, distribue un à un les gilets, de la main à la main, très calmement, pour éviter tout mouvement parmi les naufragés. Lui aussi apaise toute velléité de se lever, de tenter de se déplacer, ou de se pencher par-dessus bord, de sa voix ferme. Amani, le médiateur, demande si quelqu’un a besoin d’entendre les consignes en anglais ou en arabe et comme ce n’est pas le cas, il passe à une série de gestes sans équivoque pour insister sur l’importance de ne pas se lever. Son œil repère les gilets de sauvetage mal bouclés et là encore, son intervention discrète se solde par un résultat.
Une fois le canot pneumatique sécurisé au maximum, les consignes répétées, le bateau 1 s’approche au plus près du pneumatique pour emmener un premier groupe de naufragés. Ce transfert est un moment très délicat. En équilibre instable, chaque fois qu’un migrant saisit sa main et prend appui sur lui, Bertrand Thibault peut tomber dans l’eau. Heureusement que son pied marin fait la différence et permet aux migrants de passer sur le bateau de sauvetage, en prenant, eux, un minimum de risques. Mathias Menge les récupère et les installe de la façon la plus cartésienne pour embarquer à chaque voyage un maximum de 18 hommes.
Pendant que le bateau 1 rejoint l’Aquarius – où le reste de l’équipe de sauvetage aide les rescapés à grimper et où MSF opère le premier accueil et le repérage des besoins urgents –, le bateau 2 prend le relais auprès du canot pneumatique.
Jerricanes, bouteilles d’eau, déchets divers
James, le pilote, circonscrit doucement le canot, pour s’assurer que tout va bien de tous les côtés. « Est-ce que tout le monde va bien ?, s’enquiert Albert Mayordomo. Etes-vous sûrs que personne n’est blessé ? Ne vous levez surtout pas, vous déstabiliseriez l’équilibre du canot. C’est mon collègue qui vous appelle un à un et décide de l’ordre. Mais soyez rassurés, il y aura de la place pour tous sur l’Aquarius. »
Le bateau est assez près du canot pour qu’Albert accroche des regards en parlant. Son message apaise encore et encore l’inquiétude de ces jeunes gens. Plus tard, ils raconteront leur odyssée. Mais déjà leurs yeux trahissent la galère de leur nuit et celle de leurs aventures antérieures.
Une fois le canot vidé de ses passagers, Albert Mayordomo et James O’Mahony entament la dernière opération du sauvetage. C’est à eux qu’il revient de percer le canot, après l’avoir bombé d’un marquage indiquant bien « SAR », pour Search and Rescue. « C’est notre signature, le meilleur moyen pour que d’autres bateaux de sauvetage sachent à quoi s’en tenir à propos de ce pneumatique », rappelle Albert. Cela évite aussi de penser à tort que les occupants du canot se sont noyés.
Dans ses coups de couteau sur les flancs de ce petit bateau, il décharge beaucoup de tout ce que lui, Albert Mayordomo, plongeur de formation, a sur le cœur, à chaque fois, en arrivant face aux conditions de traversée de ces exilés… Dans ce qui reste de l’embarcation plastique, quatorze jerricanes d’essence, des bouteilles d’eau vides, des déchets divers flotteront pour longtemps sur les eaux de la Méditerranée.
En attendant, les 107 Africains ne sont pas restés longtemps sur l’Aquarius. Dès le début d’après-midi, le poste de commandement de Rome a demandé que SOS-Méditerranée les transfère vers un navire des gardes-côtes prêts à rentrer au port, afin que l’Aquarius reste sur l’est de Tripoli, où il est seul à mener des opérations de secours. Sans avoir vraiment pu se reposer, tous ont remis les gilets de sauvetage et redescendu l’échelle. Entre-temps, Erna Rijnierse, la médecin de MSF, a pris en charge un jeune Malien du bateau blessé par balle il y a quelques semaines en Libye, alors qu’il circulait en voiture.
Maryline Baumard
Journaliste
* LE MONDE | 11.07.2016 à 17h18 • Mis à jour le 12.07.2016 à 10h33 :
http://www.lemonde.fr/a-bord-de-l-aquarius/article/2016/07/11/recit-du-sauvetage-d-un-canot-repere-par-laquarius_4967881_4961323.html
Des migrants à bord de l’« Aquarius » : « La mort nous pousse vers le nord »
Rafaël, Olivier et Désiré (de gauche à droite). Trois Camerounais de l’Aquarius
Derrière eux, il y a ce continent qu’ils chérissent : l’Afrique. Devant, après le gouffre de la Méditerranée, l’Europe leur fait un clin d’œil. Mais qu’est-ce qui pousse tous ces Africains à partir ? Avant de répondre à cette question, Rafaël, Désiré et Olivier, tous trois Camerounais, gardent un long silence méditatif.
Nous sommes sur l’Aquarius. Rafaël vient de Yaoundé. Il a 38 ans et traîne depuis deux ans sa vie d’exilé dans les rues de Tripoli, la capitale libyenne. Olivier en a 31 et est arrivé en avril, en provenance de Douala. Désiré, lui, aime dire qu’il vivait dans « la ville lumière » à Edéa. Il a 40 ans.
Rafaël opine du chef et pèse la question avant de prendre la parole. « Tu sais, confie-t-il, moi j’ai l’impression d’être poussé du sud vers le nord ; comme pris dans une fuite en avant. Je ne peux pas regarder derrière moi, ni faire demi-tour », explique-t-il avant qu’un long silence ne s’installe dans notre discussion. On dirait qu’il regarde son passé, qu’il se souvient…
Tous trois font partie du premier groupe de migrants recueillis, lundi 4 juillet, sur le navire de SOS Méditerranée. Ils ont été transférés de leur canot pneumatique vers un bateau militaire, puis vers un navire de la marine marchande, avant de finalement passer sur l’Aquarius. Epuisés, ils ont d’abord trouvé un petit coin à l’ombre, qu’ils ont dû, à regret, laisser aux arrivants suivants pour glisser vers le pont supérieur, moins ombragé, plus directement en prise avec les rayons du soleil. Rafaël et Olivier se connaissent. Ils ont travaillé ensemble dans le bâtiment à Tripoli et ont rencontré Désiré sur le canot pneumatique dimanche soir. Depuis, tous trois font la route ensemble.
« En Libye, si tu veux quelque chose, tu paies »
Après les mots d’introduction de son ami, Olivier se lance. « Je partage le regard de Rafaël », pose-t-il, sentencieux, découpant chacun de ses mots pour bien se faire comprendre et aussi parce qu’il sait avoir le temps pour lui. « Il faut bien comprendre qu’on a la mort à nos trousses. Elle nous pousse toujours un peu plus vers le nord. Nous, les hommes Africains, nous sommes condamnés à avancer plus vite qu’elle. Si je fais demi-tour aujourd’hui, je trouverai Boko Haram sur ma route… Quant à rester en Libye… C’est tout simplement inhumain quand tu es noir. » Désiré n’attendait que ces mots pour rebondir et raconter son histoire.
« Moi, tu vois, j’ai vécu l’arbitraire de la Libye, qui est un grand bazar, sans justice. Un jour, dans la rue j’ai été arrêté et emmené en prison. Je ne savais pas pourquoi j’étais enfermé là. Je ne savais même pas ce qu’on me reprochait. Ou plutôt, j’ai vite compris qu’on ne me reprochait rien, mais que je resterais enfermé tant que je ne paierais pas. En Libye, si tu veux quelque chose, tu paies. Alors, j’ai vu autour de moi que pour sortir rapidement, il fallait allonger la rançon. Mais moi, je n’avais pas d’argent. Et ma famille non plus », scande Désiré.
Comme il n’avait rien à offrir aux gardiens en échange de sa liberté, il a attendu son heure pour fuir, raconte-t-il. Deux jours avant son embarquement sur le canot pneumatique, il dit avoir profité d’une baisse de vigilance des gardiens due au ramadan et a filé avec plusieurs autres prisonniers. « Après cette aventure, je n’avais plus du tout envie de rester en Libye, alors j’ai marché vers les plages et croisé des groupes d’Africains qui y allaient aussi. Ils m’ont dit qu’ils allaient rejoindre un bateau pour l’Italie. Je suis allé avec eux ». Avant sa vie d’exil, Désiré était moto taxi à Edéa, non loin du littoral camerounais. « Ma vie m’allait bien, même si je ne gagnais pas beaucoup ; et puis un jour le vent a tourné. On a volé ma moto. Comme je n’avais plus de gagne-pain, j’ai pris mes affaires et suis parti », poursuit-il.
L’Europe, promesse de justice
Rafaël et Olivier, eux, ont loué leurs bras dans le bâtiment à Tripoli et dans ses environs. « En Libye, il n’est pas difficile de trouver du travail. Les besoins sont là. En revanche, il n’est pas garanti que tu sois payé. Tous les Africains que je connais ont travaillé pour rien à un moment ou un autre. Dans ce pays, il n’y a pas de justice. Tout est aléatoire, alors ne cherche jamais à comprendre et tais-toi si tu peux, insiste Olivier, c’est tout ce qu’il y a à faire, même si nous les jeunes hommes on a besoin de gagner de l’argent si on veut se marier. »
« Moi je me suis rendu compte qu’en travaillant ici il me serait jamais possible de mettre des dinars de côté. C’est aussi pour ça que je pars vers l’Europe. Je sais, je sais, tu vas me dire que la vie sera dure, mais le travail ne me fait pas peur, tu sais », complète Rafaël, qui n’entend pas le traitement que l’Europe offre aux migrants économiques.
Interrogés sur le pays où s’arrêtera leur remontée vers le nord, aucun des trois n’a d’idée préétablie. « S’il y a du travail en Italie, c’est bien. Sinon, on verra », complète Olivier qui aimerait refaire de l’électricité en bâtiment. « Ça me changerait de la construction… Ça ferait travailler un peu ma tête. mais s’il faut faire la vaisselle, je sais aussi », prévient-il.
Tous trois dégagent une énergie vitale forte. Ils semblent dominer les événements, sont en bonne santé, costauds et attendent de l’Europe « une justice. Une récompense au travail fourni », comme le verbalise Rafaël.
Le passage traumatisant par la Libye
Sur l’Aquarius, d’autres ressortissants des pays à qui l’Europe offre peu l’asile ressortent plus traumatisés de leur aventure libyenne. Kaore est de ceux-là. À 18 ans tout juste, il n’a pas le recul des trois Camerounais. Son périple l’a anéanti, d’autant plus qu’il souffre d’une blessure par balle au pied.
« Je suis parti de mon village de Côte d’Ivoire il y a trois mois. Le voyage a été dur parce que je n’avais pas d’argent, mais des gens m’ont aidé à avancer. Comme ça, pour rien. Ou plutôt pour l’amour de Dieu et de leur prochain. Tout le temps que je suis resté en Libye, j’ai eu peur. Je ne sortais de la maison où je dormais avec d’autres Ivoiriens parce que dans ce pays même les enfants ont des armes et peuvent nous tirer dessus. Ou alors on peut aussi te kidnapper et demander de l’argent à ta famille… » soupire Kaore qui a peu travaillé par crainte de ce qui pouvait lui arriver dehors.
Sa terreur était d’être pris et otage et tué ; sa famille n’a pas le sou et vivote comme elle peut dans un gros bourg, de la revente des pièces automobile d’occasion. S’il a réussi à éviter ce danger, il n’a pu esquiver la balle qui est entrée et ressorti de son pied gauche alors qu’il se dirigeait vers la plage pour grimper dans le canot pneumatique et « quitter ce pays impossible pour les hommes noirs ». « Ne me demande rien sur ce qui s’est passé. Je me rappelle juste d’une poursuite. J’ai couru. Des Libyens ont tiré. Là je me suis évanoui et réveillé sur le petit bateau… Je sais juste que je dois à Dieu et à d’autres Ivoiriens d’être là aujourd’hui. Ils auraient pu m’abandonner sur la plage et j’y serais mort. »
Pris en charge par Erna Rijnierse, la médecin de Médecins sans frontières (MSF), le jeune homme se sent en confiance sur l’Aquarius, même s’il est inquiet de son arrivée sur un pied en Italie.
Dans le bateau de SOS Méditerranée, avant le débarquement à Messine, prévu pour jeudi 7 juillet, l’inquiétude monte de cette confrontation avec cette Europe tant désirée que redoutée. « Le continent de la richesse », comme l’appelle Rafaël.
Maryline Baumard
Journaliste
* LE MONDE | 06.07.2016 à 15h33 • Mis à jour le 06.07.2016 à 15h44 :
http://www.lemonde.fr/a-bord-de-l-aquarius/article/2016/07/06/des-camerounais-a-bord-de-l-aquarius-la-mort-nous-pousse-vers-le-nord_4964838_4961323.html