Ainsi plutôt qu’une déconnexion
entre le bas et le haut, A. Sayad
montre au contraire combien les
histoires particulières, individuelles
et familiales sont le produit d’interaction
avec l’Histoire, l’histoire
sociale et politique. De ce fait, les
immigrés en s’interrogeant sur leur
histoire, interroge l’Histoire (2002,
p.11). Ainsi loin de se résigner à une
approche selon laquelle l’acte de
migrer serait le seul reflet des décisions
individuelles, A. Sayad va s’attacher
à rendre compte des mécanismes
complexes de la migration
et d’en éclairer les tenants et les
aboutissements par des contextes
historiques particuliers et des déterminismes
sociaux et historiques à
l’œuvre. Ce faisant, il a contribué à
la mise en valeur de l’existence de
figures multiples de l’immigré qui
évoluent au fil du temps ou coïncident
dans le même temps. Si les
rapports que les immigrés entretiennent
avec leurs sociétés d’origine et
d’accueil expliquent en partie les
évolutions sociologiques de l’immigration,
A. Sayad a démontré en
réalité combien un acteur incontournable
agissait dans l’ombre ou en
pleine lumière dans la fabrication de
la figure de l’immigré.
Ce n’est sans doute pas un hasard
si ses derniers écrits auront été
consacrés à dévoiler les relations
entre État, Nation et Immigration.
Ainsi, A. Sayad suggère qu’une figure
peut en cacher une autre : à
savoir que l’analyse de la figure de
l’immigré opère comme une fonction
miroir de la figure de l’Etat, et audelà
de l’inconscient de la pensée
d’Etat. Par un renversement de problématique,
toute son œuvre peut
être lue comme une approche empirique
et théorique de ce "Dieu
caché"…
Naissance des figures de l’immigré algérien
Les premiers textes fondateurs d’A.
Sayad visent à rendre compte de la
genèse sociale et historique de la
figure de l’immigré algérien.
Naissance et évolutions inscrites
dans une histoire exemplaire :
l’exemplarité de l’immigration algérienne
est en effet, à considérer sur
le plan d’une configuration socio- historique singulière dans le temps
et dans l’espace, et également, sur
le plan de la mise en évidence
d’idéaux-types de figures de
migrants qui enrichissent les théories
des migrations. Ainsi, d’un point
de vue historique, l’émigration algérienne
fut dans sa genèse aussi
exemplaire que fut exemplaire la
colonisation de l’Algérie :
" colonisation totale,
systématique, intensive,
colonisation de peuplement,
colonisation des
biens et des richesses,
du sol et sous-sol, colonisation des
hommes (corps et âmes), surtout
colonisation précoce ne pouvant
qu’entraîner des effets majeurs "
(2001, p.103).
L’histoire sociale de l’émigration se
confond entièrement avec l’histoire
sociale de la paysannerie algérienne,
elle-même liée à l’histoire des
lois foncières qui en permettant les
dépossessions, ont ruiné les fondements
de l’économie traditionnelle
et désintégré toute l’armature de la
société originelle. Après l’insurrection
de 1871, s’ouvrit pour ne plus
jamais s’arrêter une émigration
exceptionnelle ou exemplaire par sa
précocité, son intensité, son importance
numérique, sa continuité, sa
systématicité, ses formes d’organisation.
L’immigration algérienne a
dès ses débuts été " une entreprise
délibérée " (la conscription, les
engagements dans l’armée française,
la réquisition des travailleurs
pour l’industrie de guerre, pour le
creusement des tranchées durant la
Première guerre mondiale).
Le préalable voulait que ces
hommes soient rendus disponibles,
qu’ils aient été transformés en émigrés
potentiels attendant de se réaliser
dans l’immigration… La transformation
dans les modes de génération
des émigrés-immigrés (transformations
du rapport des migrants
avec leur groupe, les sociétés d’origine
et d’accueil) permet à travers
l’exemple algérien, de proposer des types-idéaux de configuration
migratoire. Surtout, la sociologie
qu’il en fait, rend caduque la dichotomie
factice entre " immigration de
travail « et » immigration de peuplement
", ces distinctions érigées en
critères pertinents dans les catégories
de l’entendement étatique. A.
Sayad a mis en évidence de façon
convaincante
le contresens
qui consiste à
les ériger en
réalités autonomes
et
séparées, voire à les opposer : l’émigration
algérienne témoigne de
leurs relations de continuité et de
filiation.
L’émigration algérienne est scandée
en trois phases migratoires, temporalités
successives mais aussi trois
modes de génération différents. Le
premier âge de l’immigration est
caractérisé par une immigration
d’hommes seuls, « d’hommes communautaires », marqués par l’empreinte
du groupe, de l’état et de
l’ethos du paysan. Seul un intense
travail de justification et de légitimation
rend acceptable l’acte migratoire
pour l’émigré et pour le groupe.
De là, le caractère ordonné de cette
émigration : l’émigré est mandaté
par le groupe et pour la survie du
groupe ; de là, toute l’attitude de
l’immigré visant à montrer qu’il n’a
pas trahi, ni fait défection à la morale
du groupe. Du point de vue historique,
cette phase migratoire fut
exemplaire en ce qu’il n’y eut peutêtre
pas selon A. Sayad, une aussi
longue période de noria migratoire « pour le plus grand bien » à la fois de
l’émigration (les hommes ne s’absentant
pas longtemps) et de l’immigration
(les hommes ne restant pas
trop longtemps). " En dépit de
l’acharnement que la communauté
paysanne mettait à contrôler l’émigration
de ses membres, elle ne
pouvait maîtriser toujours les conséquences,
ni se garder éternellement
contre ses effets désintégrateurs "
(La Double absence, page 67). Le déracinement, l’exode rural vers les
villes algériennes rendent incontrôlable
l’émigration des hommes : le
second âge de l’émigration
consacre le passage d’une entreprise
collective à une entreprise individuelle.
Emancipée des contraintes
du groupe, cette forme d’émigration
s’avérait être une « aventure » fondamentalement
individualiste, donnant
lieu à l’apprentissage de comportements
nouveaux parmi " les
paysans dépaysannés ". Le troisième
âge de l’émigration accelere
l’entropie qui gagne les campagnes
et les villes algériennes ; il éclaire
une évidence selon laquelle l’émigration
entraîne encore plus d’émigration
: le temps est venu en effet,
pour l’émigration des familles.
Amorcée dès la Seconde guerre
mondiale dans les régions fortement
perturbées, ce n’est que 20
ans plus tard que s’établit le réel
courant d’émigration familiale. Les
années de guerre en Algérie (1955
à 1959) ont été pour l’émigration
des familles, ce qu’a été la Première
guerre mondiale pour l’émigration
des hommes seuls : les contraintes
de la guerre (l’insécurité, le regroupement
de la population rurale surtout
montagnarde dans les centres
sous contrôle de l’armée française)
ont fourni le prétexte à l’accomplissement
de cette forme d’émigration
dont les conditions de possibilités
étaient (rendues) présentes.
Ressentie de façon honteuse par
les familles qui s’en cachaient (elles
partaient alors nuitamment), cette
émigration dit en effet, l’émiettement
des familles.
La guerre va permettre de la réaliser
au grand jour là où un demi-siècle
d’émigration d’hommes seuls atteste
de l’acharnement à la retarder.
Par ailleurs, l’émigration familiale
introduit une différence de nature :
de travailleur chez les autres et
aussi pour les autres (" produire
Français "), l’émigré-immigré se fait
géniteur chez les autres et pour les autres (« produire des Français »).
Selon A. Sayad, le travailleur
découvre en quelque sorte par analogie,
la condition et le statut de la
femme, devant partir vivre chez les
autres, assurer la postérité
des autres tout en assurant sa
propre postérité…
Inégalités et complicités des acteurs
Les figures de l’immigré algérien
sont contenues dans le cadre des
relations entre deux Etats dont les
rapports se caractérisent par leur
dissymétrie, reflet de rapports de
domination et de la position respective
de chaque pays : pays inégalement
développé (condition pour qu’il
y ait émigration), pays appartenant
à des systèmes socioéconomiques
distincts. Les positions et les relations
inégales sont masquées sous
des accords bilatéraux de pure
formes. La théorie des coûts et des
avantages de l’immigration atteste
de l’inégalité des acteurs, où il
revient au pays dominant de poser
les termes du débat. Ainsi, bien que
l’immigration algérienne présente « le meilleur dossier » ironise Sayad
(possibilité de contrôle du processus
migratoire et d’ajustement des le même individu en immigré et en
émigré. Ces partenaires « complices » ont porté au plus haut point la culture
des illusions collectives. Travail
« intellectuel » pour les pays d’émigration
et d’immigration, ce travail
de dissimulation est vécu dans la
chair même de l’émigré-immigré qui
tente de manière désespérée de
surmonter les contradictions inhérentes
à sa condition : contradiction
fondamentale du provisoire qui
dure ; contradiction de l’ubiquité
impossible ; contradiction entre un
habitus d’origine et un ordre individualiste
que l’on découvre en immigration.
Durement confronté à
toutes ces contradictions qui constituent
son univers social, l’émigréimmigré
est contraint, faute de pouvoir
les résoudre, de les redoubler
parfois au péril de son équilibre
social ou psychique et au prix d’une
double absence (ni d’ici ni
d’ailleurs). Le zèle avec lequel ce
travail de dissimulation est entrepris,
est d’autant plus efficace que
les partenaires en présence (pays
d’émigration, d’immigration et émigrés-
immigrés) ont intérêt à cette
fiction. La complicité et la dénégation
qui caractérisent les relations
entre la France et l’Algérie sur ce
sujet, sont exemplaires d’un phénomène
migratoire pensé et traité
hors de toute histoire ; à moins, souligne
A. Sayad, que ce soit cette histoire
combien chargée qui rejaillisse
à ce point sur le phénomène migratoire
pour qu’un individu demeure
coûte que coûte, au mépris de
toutes les évidences, un perpétuel
émigré et un perpétuel immigré
selon l’un ou l’autre bord de la rive…
Figures étatiques imposées
La distinction opérée entre immigration
de travail et immigration de peuplement
qui ne résiste pas à l’analyse
historique, mérite d’être analysée
selon A. Sayad dans ses non-dits et
ses implicites. L’attachement à cette
distinction révèle en effet, la question
du choix « entre immigration de »
qualité « qui est à encourager et à naturaliser et l’immigration de »
quantité " qui est à cantonner dans
la charge et la logique du travail".
Quantité et qualité recouvre " le partage
entre le travail et l’économie
d’une part, et la cité, le politique et la
politique d’autre part " (1990, p. 14).
De ce point de vue, si l’empilement
des textes législatifs témoigne de
l’existence d’une réglementation
ayant trait à tous les pans de vie des
travailleurs immigrés (logement, formation,
action sociale, regroupement
familial), la question de l’immigré
devenant un national ne procède
pas de la même logique ni de la
même « légèreté ». C’est sur ce plan
que l’immigration opère comme un
dévoilement de la pensée d’État au
point de conférer à la sociologie de
l’immigration, une des meilleures
introductions à une sociologie de
l’État.
La fonction première de l’État rappelle
Sayad, est celle de discriminer,
de procéder à une distinction
fondamentale entre nationaux qu’il
reconnaît dans la communauté
nationale, et les autres. Les critères
juridiques établis entre nationaux et
étrangers constituent la distinction
la plus commune. L’immigration qui
s’inscrit dans le cadre juridico-politique
de l’Etat-Nation, soulève
cependant un ensemble de
considérations sociales, culturelles,
politiques, éthiques qui sont le produit
et en même temps, l’objectivation
de la pensée d’État, l’objectivation
des structures mentales d’ordonnancement
du monde. De ce
fait, "penser l’immigration, c’est penser
l’État (…) qui se pense lui-même
en pensant l’immigration " (2001, p.
395-396). L’immigration interroge la
fabrique de l’histoire de la Nation et
de l’État et cette interrogation a une
portée subversive pour un Étatnation
dont la construction contingente
se pose comme naturelle ("un
objet donné de lui-même, par nature« , »de toute éternité« , »indépendant
de l’Histoire et de sa propre
histoire" 2001, p. 398). Sayad
emprunte des accents arendtiens pour dénoncer le fantasme de
pureté et les possibles dérives
nationalistes d’un Etat-National
versé dans « l’intégrisme national »
(1990). En dissimulant le pouvoir
que l’État exerce sur chacun de
nous dans sa façon de penser le
monde, Sayad révèle combien
"nous pensons tous l’immigration (..)
comme l’État nous demande de la
penser et en fin de compte comme il
le pense lui-même" (2001, page
399). Cette intériorisation est d’autant
plus forte que nombre de
considérations ayant trait à la représentation
sociale des immigrés,
relève de l’impensé en particulier, le
fait que l’immigration est entachée
de l’idée de faute, d’anomalie,
d’anomie. La question de la double
peine démontre pleinement combien
le délinquant immigré est doublement
coupable (délinquant et
immigré). Avant même d’être codifiée,
la double peine existe objectivement,
de façon consciente ou
inconsciente, dans notre façon de
penser : "tout procès d’immigré
délinquant est un procès de l’immigration,
essentiellement comme
délinquance en elle-même et
secondairement comme source de
délinquance" (2001, page 401).
Cette pensée exprime l’illégitimité
fondamentale de la présence de
cette immigration, perçue comme
atteinte à l’ordre public, soumise à
une suspicion et à un contrôle permanent
(la criminalisation des
migrations témoigne de cette inclinaison).
Ainsi, l’immigré est-il toujours
suspect puisqu’il est déjà coupable
de se trouver dans un pays
qui n’est pas le sien. Les questions
de la légalité et de la légitimité des
immigrés dans l’accès au territoire
et dans l’accès à la naturalisation (à
la fois en tant que forme juridique et
en tant qu’acceptation d’un individu
comme membre « national » et « naturel » du pays) se posent sans
cesse, quelque que soient les
conjonctures. Le lien établi par l’auteur
entre politesse et politique particulièrement
en matière d’immigration,
vise à traduire précisément
l’exigence de neutralité politique
faite aux immigrés (" rester à sa
place "). Or exister, c’est exister politiquement
souligne Sayad. Or l’immigré
ne saurait exister que sous la
forme d’un « homme abstrait » : l’ordre
national fait des immigrés des êtres
« sans berceaux », exclus du droit de
citoyenneté en France et exclus de
leurs droits de nationaux du pays
d’origine par une absence prolongée.
Cette situation explique que
l’immigré concentre en lui, potentiellement
ou réellement les figures du
clandestin et de l’apatride : à travers
elles, sont exprimés les principes
aux fondements des rapports
entre Etats et « allogènes » de toute
sorte, à savoir la condition d’expulsabilité,
c’est-à-dire la possibilité
pour les Etats souverains de contester
à tout instant la légitimité de jouir
du droit commun en arguant de leur
extranéité ou de leur différence. Les
rapports qui régissent l’immigration,
quelque soit sa forme, se fondent
ainsi fondamentalement sur des
rapports de pouvoir de la part
d’Etats qui placent la précarité au
cœur même de la régulation juridique.
Les politiques migratoires convergentes
à l’échelle européenne quant
à la restriction et à la sélection des
flux migratoires, la prédominance
(de droit ou de fait) accordés aux
ministres chargés de la sécurité
intérieure pour tout ce qui touche
l’immigration, l’accroissement des
pouvoirs discrétionnaires de l’administration
s’agissant l’entrée, le
séjour ou l’emploi des immigrés,
enfin, les conceptions « nationales »
du statut de réfugiés au regard de la
Convention de Genève ne démontrent-
ils pas le poids des Etats, leur
souveraineté et leurs prérogatives
jalousement gardées ? Les Etats de
droits en se souciant en premier lieu
du droit des Etats n’apportent-ils pas
la preuve de la pertinence de l’analyse
de A. Sayad ?