AVANT-PROPOS
Pourquoi ce retour sur 1993 ? Sur le coup d’Etat de Boris Eltsine, le bombardement du Parlement russe, le massacre de « l’Octobre noir » à Moscou ? Pourquoi évoquer ce dont plus personne ne parle, ni ne se souvient, ou peu s’en faut ?
Les retours sur « la chute du communisme » ne sont pas rares. Le sont, par contre, les analyses de ce qui a suivi en Russie : l’effondrement économique et social, les millions de « morts en excès », l’exode des capitaux et des cerveaux, le séisme culturel et moral du « capitalisme de choc ». C’est ce qu’en termes académiques ou journalistiques coutumiers, on a nommé « la transition vers le Marché et la Démocratie ». Et dont l’Octobre 1993 fut un moment fondateur. Je n’en disconviens pas : en choisissant de nommer les choses avec des mots qui ne sont pas agréés par nos gouvernements et nos grands médias, je « m’engage », là où d’autres, qui en douterait, sont « neutres » et « objectifs ». D’autres, qui n’ont pas cessé de propager la thèse selon laquelle de bons réformateurs démocrates étaient aux prises avec de méchants communistes hostiles à tout changement. C’est le point de vue des « Nouveaux Russes » et de leurs amis occidentaux, rien de bien surprenant ! Il y a, sur ce thème comme sur beaucoup d’autres, une « Pensée unique ». Amen.
On a plus rarement encore rapproché cette tragédie de celles qu’ont vécu les Chiliens sous Pinochet dans les années 1970, les mineurs britanniques sous Margaret Thatcher dans les années 1980, les Argentins, les Indonésiens et, plus près de nous, beaucoup plus près, les Grecs. A l’instar de ces peuples, bien qu’enracinés dans des histoires très différentes, les Russes des années 1990 ont été les cobayes des laboratoires du néolibéralisme mondial aux actions convergentes : « désengagement de l’Etat » dans l’économie et le secteur social, privatisations de masse, destruction des sécurités sociales et de la santé publique, répression des droits et libertés des « exclus » de la propriété et de l’enrichissement fabuleux qui, cependant, profitèrent aux « nouveaux Russes ». La seule spécificité de la situation était que l’on sortait de sept décennies de soviétisme. Mais a-t-on suffisamment remarqué la « banalité » de cette entrée dans le Marché et sa mondialisation ? La Russie comme « laboratoire de notre avenir » et non seulement « transition » d’un système à l’autre ? C’est un peu cela, oui, si l’on excepte la brutalité du changement dans un pays largement soustrait au « marché mondial » depuis 1917, et les « acteurs » de cette transformation, qui n’étaient pas « nos capitalistes » familiers et leurs technocrates, mais la nomenklatura « communiste », ses technocrates et de jeunes loups aux dents longues qui s’étaient avancés masqués sous les slogans humanistes et démocratiques de la Perestroïka !
Or, ce « grand tournant » aux conséquences si lourdes n’a pas été que le fruit de la crise très grave, sinon fatale, du système soviétique, qu’on ne saurait sous-estimer ni, comme certains communistes, réduire à des « trahisons » et à des « complots de la CIA », certes réels mais secondaires. Le « système administratif de commandement » comme on a désigné en URSS, sous Gorbatchev, ce que l’on disait être précédemment « le socialisme », et que d’autres ont appelé le « socialisme réel » ou le « collectivisme bureaucratique » était à bout de souffle, incapable de répondre aux défis qu’il se posait lui-même en matière de « révolution scientifique et technique » ou « d’abondance », la bureaucratie paralysait l’initiative sociale et, finalement, les réformes de la Perestroïka ont démantelé ce système sans en bâtir de plus performant et tout en frayant la voie à une nouvelle classe possédante en gestation. Mais ce processus, s’il fut par moments chaotique, eut ses meneurs de jeu qui n’étaient pas « une classe renversant une autre » comme dans une révolution ou une contre-révolution, mais un conglomérat d’élites dirigeants en pleine métamorphose, agissant de concert avec les forces centripètes du capitalisme mondial. Le capitalisme de choc imposé à la Russie, a donc été le résultat de choix politiques russes et d’énormes pressions exercées « au sommet », à Moscou, « à la base » par des affairistes et des criminels, mais aussi à Washington. Ainsi, le fait que les réserves d’or et de devises de l’URSS aient été vidées en quelques années, l’évasion massive de capitaux vers les paradis fiscaux, « la thérapie de choc » inspirée par les néolibéraux russes et occidentaux, « les réformes » mises en œuvre avec le concours d’une armée de conseillers d’organisations telles que USAID, le Fonds Monétaire International, et autres organismes financiers … ne retrouve-t-on pas en partie les mêmes acteurs que dans les « laboratoires » chilien, argentin, grec ? N’ont-ils pas frappé plus fort en URSS car ses peuples, brusquement privés de leur état, de toutes structures et repères, lancés dans des aventures indépendantistes largement improvisées, sans expérience de luttes autonomes, de syndicats libres, se sont retrouvés plus désarmés que d’autres ? On a certes d’autres exemples de contre-révolutions sociales triomphant de sociétés civiles fortes et de mouvements ouvriers organisés – l’exemple de l’Allemagne en 1933 saute à l’esprit.
Qu’est-ce donc que l’Octobre noir 1993 ? J’en décline d’emblée ma définition.
Le coup d’Etat de 1993 prolonge celui de 1991. Non pas le putsch d’opérette des 19-21 août, toujours évoqué, lorsqu’ une poignée de dirigeants soviétiques conservateurs, cherchant à empêcher la signature d’un traité qui devait « confédéraliser » l’Union soviétique, assignèrent à résidence son président Mikhaïl Gorbatchev et improvisèrent un « retour à l’ordre » des plus chaotiques, auquel résistèrent efficacement les partisans de la démocratisation et du libéralisme ! Non, je parle du vrai coup d’Etat par lequel, profitant de ce chaos, le président russe Boris Eltsine et son équipe saisirent les leviers du pouvoir, notamment financier, précipitèrent la dislocation de l’URSS et lancèrent la « thérapie de choc » ultralibérale, concoctée par l’économiste Egor Gaïdar et ses « Chicago boys ». Or, cette course à l’éclatement, au séparatisme et à l’égocentrisme des anciennes républiques, à commencer par la Russie, ne suffisait pas pour asseoir le nouveau système, son cortège de privatisations et de mesures antisociales et le régime autoritaire présidentiel souhaité par la dite équipe. Il se fait que, heureusement mais en même temps malencontreusement pour lui, le nouveau pouvoir, des dits Démocrates, jouissait de la légitimité populaire d’un Parlement – Congrès des députés et Soviet suprême- et de conseils (soviets) locaux démocratiquement élus. Ces organes, majoritairement favorables à Boris Eltsine dans un premier temps, espérant sortir avec lui du marasme de la « katastroïka », se sont progressivement rebellés au vu des conséquences sociales catastrophiques des « réformes » et contre les projets officiels de « grandes » privatisations et d’instauration d’un régime présidentiel. Il fallait donc éliminer ces empêcheurs. Les conseillers occidentaux encourageaient le Kremlin dans ce sens. Et c’est ainsi que les canons des chars qui s’étaient tus en 1991 ont parlé haut et fort en 1993, que nombre de démocrates qui étaient montés aux barricades du Parlement pour soutenir Eltsine en 1991 se sont retrouvés deux ans plus tard sur les barricades du même Parlement, mais contre le Président
Le point de vue contraire est plus connu, ce sont les démocrates qui, autour de Boris Eltsine, auraient combattu le « faux » Parlement des communistes, une épreuve ponctuée, comme le répète en 2009 Marie Jego dans Le Monde, par « le bombardement à l’artillerie du Parlement russe où les députés « rouges-bruns » (communistes nationalistes) s’étaient retranchés ». [2] Triplement inexact : les communistes étaient minoritaires dans ce parlement [3] dont les principaux dirigeants étaient des démocrates précédemment partisans de Boris Eltsine, les députés ne s’étaient pas « retranchés » mais avaient été soumis à un blocus, et les nationalistes venus à la rescousse étaient la plupart des manifestants extérieurs au parlement. Mais on comprend cette persistance dans l’erreur et le travestissement des faits : la très grande majorité des médias occidentaux, autant que des démocrates et des intellectuels libéraux de Moscou, dont d’éminents anciens dissidents et « défenseurs des Droits de l’Homme » ont non seulement soutenu Boris Eltsine mais, dans certains cas, l’ont incité à la violence. Vingt ans plus tard, ils n’en sont pas trop fiers et préfèrent tourner la page, sans se remettre en question. Le problème, à mes yeux, n’est pas tant qu’ils aient pris le parti de la violence et même du massacre, après tout c’était « de bonne guerre » et « on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs ». Leurs adversaires n’étaient pas non plus des enfants de chœur. Le problème est que ces adeptes de la violence sociale, policière et militaire « si nécessaire » ont constamment les mots de « liberté » et de « démocratie » à la bouche. De plus, on peut se demander quelle « omelette » ont produit les « œufs cassés ».
1991-93 : ce sont, pour la Russie, les deux moments de la grande rupture. Mais celle-ci participe aussi d’une continuité : ce n’est pas du jour au lendemain, d’un coup de baguette magique, que surgit l’oligarchie possédante, dont l’ascension connaîtra encore d’autres avatars. Il y a donc un « Avant » et un « Après », un amont et un aval qui ne sont pas l’objet de ce papier, mais qu’on doit avoir à l’esprit.
« L’Avant », que je ne ferai qu’évoquer sommairement, ce sont les années 1953-1982, de la mort de Staline [4] à celle de Brejnev [5], période de mutations, de transformations, de tentatives de réformes d’un système soviétique en crise. C’était, pour ma petite part, la matière de deux ouvrages. L’URSS au second souffle (1976) [6] étudiait les premières réformes marchandes, qui ouvraient des perspectives politiques dont on a vu l’illustration (et le tragique épilogue) en Tchécoslovaquie en 1968. Le projet d’une planification socialiste centralisée associée à l’autonomie relative des entreprises et à l’autogestion ouvrière me paraissait alors comme une perspective « progressiste » crédible. Espoir démenti, mais au passage, j’avais observé des phénomènes dont je ne pouvais mesurer la portée ultérieure : naissance d’une technocratie, réhabilitation du profit, « socialisme des managers ». Même après l’écrasement du « Printemps de Prague » en 1968-69, l’abandon des réformes n’a pas empêché des restructurations qui ont renforcé le pouvoir des directeurs d’entreprises au sein de nouvelles « unions de production » et celui des cadres techniciens et gestionnaires lors d’expériences limitées de gestion comportant des réductions d’effectifs et des différenciations de salaires en vue d’une meilleure productivité. Des interprétations schématiques de la « stagnation » brejnevienne négligent cette montée de nouvelles couches sociales, les « promotions » des années 1970-80 d’où sortiront les modernisateurs des années 1990-2000. A quoi il faut ajouter les débuts d’en fordisme entravé, d’un consumérisme frustré, d’une « privatisation » de la vie quotidienne par l’essor du logement individuel, l’élargissement des horizons culturels par la lecture, le cinéma, les nouveaux « bardes » de la chanson et le pop-rock, l’influence des radios occidentales, les dissidences, la vie informelle, ses illégalités et ses lignes de fuite.
L’autre ouvrage, URSS : une société en mouvement [7] voulait justement embrasser l’ensemble de ces changements survenus au cours des trente années écoulées, y compris lors de la Perestroïka en 1985-91. Mais la première édition de ce livre, en 1988, était gonflée d’espoirs nés avec la Glasnost, alors que la deuxième, en 1989, enregistrait déjà la montée des inégalités sociales, l’émergence d’une idéologie néolibérale au sommet, parmi les économistes réformateurs. Il me manquait encore les éléments décisifs, les changements extrêmement rapides qui allaient, de 1989 à 1991, précipiter la dislocation de l’URSS puis le tournant capitaliste de 1992-93, autrement dit une identification claire des acteurs de ce « vol détourné » de la Perestroïka. Sans parler de l’effondrement qui allait suivre.
« L’Après », que je ne ferai qu’effleurer, ce serait le bilan, vingt ans plus tard, du chemin parcouru : les privatisations, la dégradation, le redressement sous la conduite de Vladimir Poutine, la marche vers une sorte de « capitalisme d’état », dans un contexte mondial en pleine évolution. Sous réserve d’inventaire.
Contrairement aux « démocrates », je ne crois pas que « la Démocratie » ait gagné en 1993. J’étais et je reste persuadé que c’est à ce moment là que le mouvement réellement démocratique d’autonomie sociale s’est brisé, que les grands espoirs nés avec la Perestroïka ont été ruinés, que la majorité des Russes, à peine éveillés à la vie politique, en ont été profondément dégoûtés, en même temps qu’ils en étaient distraits par l’obligation de se trouver des stratégies de survie.
Jean-Marie Chauvier