Quelle était la situation sociale et politique au Liban avant l’agression israélienne et la guerre des trente-trois jours à laquelle elle a donné lieu ?
Depuis 2000-2003, on assiste à une offensive impérialiste au Moyen-Orient sans précédent depuis le début du siècle, rythmée par le plan de Grand Moyen-Orient de Bush et soutenu activement par Israël. Il s’agit d’un vaste programme visant à redéfinir les équilibres géopolitiques fondamentaux de toute la région, voire à rectifier ses frontières, par exemple en divisant l’Irak en trois zones – chiite, sunnite et kurde. Or, la logique de partition est au cœur du projet colonial depuis un siècle. La situation actuelle rappelle ainsi les grandes manœuvres coloniales européennes du début du siècle, dans la foulée des accords Sykes-Picot (entre la France et l’Angleterre), qui avaient redessiné la carte et les zones d’influence de toute la région. La guerre de juillet-août 2006 s’inscrivait de toute évidence dans le cadre d’un projet d’ensemble : une politique de sociocide en Palestine depuis 2000 – avec la répression de la 2e Intifada, la construction du Mur, des routes de contournement, etc. –, l’invasion de l’Irak en 2003, la répression accrue des mouvements sociaux par les régimes « amis » des Etats-Unis (Egypte, Jordanie, Arabie Saoudite). Le militant israélien Michel Warchawski parle d’une tendance à la recolonisation du monde, dont la pointe avancée se situe au Moyen-Orient.
Quelles ont été les étapes de cette offensive par rapport au Liban ?
Il y a d’abord eu la résolution 1559, à l’automne 2004, en faveur de laquelle la France était très engagée avec les Etats-Unis, qui demandait le désarmement du Hezbollah et le retrait de la Syrie, sans exiger d’Israël l’abandon des territoires encore occupés au Liban et la libération des prisonniers-ères qu’elle détient, pour certains depuis 25 ans. En gros, il s’agissait de confier le Liban et la Syrie à la France, comme au bon vieux temps du mandat de la SDN, et de laisser l’Irak aux Etats-Unis, avec les Anglais comme junior partners. Cela a suscité une série de résistances : les Palestinien-ne-s se sont manifestés dans la rue, par la lutte armée, sans rien obtenir, compte tenu de rapports de force extrêmement dégradés. Il y a eu aussi des élections avec une poussée significative des forces islamistes : la victoire des Frères Musulmans en 2005 en Egypte, en signe de protestation contre le régime au pouvoir et son alliance avec les Etats-Unis ; la victoire du Hamas en janvier 2006, contre la corruption (le Premier Ministre palestinien détenait des parts dans les entreprises de béton qui construisent les colonies !) et pour durcir la résistance. Plus en amont, on a vu se développer des mouvements sociaux larges comme « ça suffit ! », en Egypte, en 2002, avec des communistes, des nasséristes, mais aussi des frères musulmans, demandant la démocratisation du régime. Ils ont été fortement réprimés.
Qu’est-ce qui a changé cet été ?
En juillet-août 2006, Israël s’est trouvée pour la première fois réellement en difficulté sur le plan militaire face à des forces armées arabes. Un fait très significatif : durant la dernière guerre du Liban, les pertes militaires israéliennes ont été comparables à celles du Hezbollah, alors que dans les conflits précédents, même en 1973, Israël avait infligé des pertes beaucoup plus massives aux armées arabes. Or, le Hezbollah n’est pas une armée étatique, mais bien une milice populaire. De surcroît, aucune des revendications israélienne n’a été satisfaite : ses deux soldats n’ont pas été libérés, l’envoi de troupes de l’OTAN (avec participation US) n’a pas été possible, enfin le mandat donné aux troupes de l’ONU ne prévoit pas – sur le papier – de désarmer le Hezbollah, seulement d’aider l’armée libanaise à le faire. Et derrière Israël, ce sont les plans des Etats-Unis pour affaiblir le Hezbollah et accroître la pression sur la Syrie et l’Iran, qui ont échoué. C’est pourquoi on parle actuellement de retournement symbolique de la situation : il s’agit d’une reconquête de la dignité et de la confiance de la part de secteurs populaires du monde arabe, qui met en cause à la fois les politiques d’adaptation de leurs gouvernements et l’offensive néocoloniale en cours. Dans les manifestations qui se sont développées en Palestine, au Liban ou en Egypte, on a ainsi vu réapparaître le portrait de Nasser, à côté de celui de Nasrallah, comme symbole de souveraineté face à l’Occident (c’est lui, rappelons-le, qui avait nationalisé le Canal de Suez, en 1956). On a même assisté à des manifestations de rue en Arabie Saoudite…
Les Etats-Unis et Israël comptaient sur le fait que la brutalité de l’offensive de Tsahal se traduirait par un isolement politique du Hezbollah, dans un contexte d’accroissement des tensions inter-communautaires. Pourquoi cela ne s’est-il pas passé ?
En réalité les communautés sunnite, chrétienne, et même druze, ne se sont pas retournées contre le Hezbollah. Même le gouvernement Siniora a dû soutenir la résistance armée du Hezbollah pendant le conflit. En réalité, l’offensive israélienne a suscité une résistance plus large et diversifiée qui combine trois volets essentiels. D’abord la lutte armée du Hezbollah, portée par 3000 à 10 000 miliciens, et appuyée sur le terrain par la mobilisation de diverses institutions sociales. Ensuite, un front politique large, formé bien sûr du Hezbollah, mais aussi du Parti communiste libanais, du Mouvement du peuple (nationaliste arabe), du Mouvement patriotique libre du général Michel Aoun, dirigeant de la communauté chrétienne, de la Troisième voie de l’ancien Premier ministre Sélim Hoss, etc. Il n’y a pas eu de fracture de la résistance selon des lignes confessionnelles, et ceci en dépit de 25 ans de guerre civile. Il s’agit d’une grande première au Liban : la collaboration politique de larges secteurs de la communauté chrétienne et de la communauté musulmane. L’offensive israélienne a peut-être jeté les bases d’un sentiment national inter-confessionnel, même s’il est encore trop tôt pour le dire… Concrètement, les 700 000 réfugié-e-s chiites du Sud ont été accueillis dans les régions de montagne et dans le centre de Beyrouth à majorité chrétienne, ce qui a contribué à forger des liens de solidarité concrets. Enfin, la résistance a été renforcée par un large réseau d’ONG, le réseau « Samidoun », entre autre, formé de nombreux militant-e-s jeunes issus des différentes communautés, qui est venu en aide aux réfugié-e-s avec un engagement politique affirmé aux côtés de la résistance.
Peux-tu revenir sur le Hezbollah et sur ses choix politico-militaires à la lumière de la dernière guerre du Liban ?
Le Hezbollah a surpris l’armée israélienne par sa capacité de résistance sur le terrain. En même temps, il a surpris aussi l’Occident, qui n’a pas l’habitude de faire de différences au sein de l’islam politique, décrit sans nuances comme irrationnel, fou de Dieu, partisan de la charia, etc. En réalité, depuis 2000, les discours de Nasrallah expriment une position politique articulée et rationnelle. La presse occidentale a bien été obligée de le reconnaître pendant le conflit, en abandonnant les caractérisations les plus caricaturales. En effet, sur le plan militaire, le Hezbollah s’en est tenu à une position du type œil pour oeil, dent pour dent : « si vous tirez sur notre capitale, on tirera sur la vôtre, si vous visez nos civils, on visera les vôtres, et quand vous arrêterez, on arrêtera ». Et il y a plus : le Hezbollah a toujours insisté sur le fait qu’il n’a pas été le premier à attaquer des civils ; depuis 1996, il y avait un accord politique entre le Hezbollah et Israël pour ne pas s’en prendre aux civils et cet accord a été scrupuleusement respecté jusqu’à ce qu’Israël le rompe unilatéralement en répondant à la capture de deux de ses soldats par le bombardement de cibles civiles au Liban.
Comment peux-tu expliquer la trajectoire particulière du Hezbollah au sein de la nébuleuse islamiste ? Quelles sont ses origines et dans quelle mesure marquent-elles sa dynamique jusqu’à aujourd’hui ?
Dans les années 1980, c’est un parti qui est à la fois nationaliste et intégriste. Dans les quartiers qu’il contrôle, il impose le port du voile aux femmes, interdit l’alcool, assassine des militant-e-s de base et des responsables chiites du Parti communiste libanais (afin de gagner une hégémonie totale dans cette communauté), entretient des liens étroits avec la révolution iranienne de Khomeiny, etc. Ce sont des Gardiens de la révolution iraniens qui vont former militairement les premières unités du Hezbollah dans la plaine de Balbek au Liban. Mais le Hezbollah subit aussi d’autres influences : il organise des militants chiites irakiens exilés par le régime de Saddam Hussein, des maoïstes libanais liés au Fatah – les Brigades étudiantes – qui vont y adhérer entre 1982 et 1985, des proches de l’imam Fadlallah, qui est resté très longtemps opposé à Khomeiny… C’est un parti très composite qui regroupe de nombreuses tendances. En fait, il est né de la confluence de trois évolutions distinctes : la révolution iranienne, l’affirmation de la communauté chiite du Liban, mais surtout l’occupation israélienne au sud-Liban. En cela, ce n’est pas une création iranienne, même s’il est soutenu par l’Iran et, dans une moindre mesure, par la Syrie ; il assume une dimension nationale depuis le début.
Peux-tu caractériser plus précisément les évolutions du Hezbollah sur le plan idéologique et politique ?
Le Hezbollah a connu une profonde évolution au cours des années 90, notamment depuis l’arrivée de Nasrallah à sa direction, en 1992. A cette époque, ce dernier n’avait que 32 ans (il en a 46 aujourd’hui). Toute la direction du Hezbollah est d’ailleurs très jeune : il s’agit d’un renouvellement générationnel complet, que l’on observe aussi à la tête du Hamas. Ces dirigeants n’étaient pas actifs à l’époque de la guerre confessionnelle au Liban ; ils ne se sont pas formés à l’école de la révolution iranienne, mais à celle de la résistance à l’occupation israélienne. L’évolution du Hezbollah saute aux yeux : il suffit de se balader dans les quartiers qu’il tient pour voir qu’il y a des filles voilées et des filles non voilées, comme dans le reste de Beyrouth. Un camarade du Parti communiste libanais me disait récemment qu’il vivait dans les quartiers sud de Beyrouth, 100% chiites, tout près de là où habitait Nasrallah, et qu’il organisait des fêtes, buvait de l’alcool, sans jamais subir aucune pression. Les filles peuvent vraiment s’habiller comme elles l’entendent. L’espace quotidien y est beaucoup plus libre que dans nombres de quartiers de pays arabes où ne règnent pas par ailleurs les islamistes. La logique de cette attitude, c’est l’unité la plus large contre Israël : la seule chose sur laquelle le Hezbollah est intraitable, c’est le rejet de toute collaboration avec Israël. De ce point de vue-là, c’est un mouvement islamiste tout à fait exceptionnel. Même la Hamas, qui a beaucoup évolué depuis les années 80, est très loin de cela. De surcroît, le Hezbollah affirme publiquement – et de façon répétée depuis une quinzaine d’années – que l’Etat islamique n’est pas un objectif pour le Liban, parce qu’il s’agit d’une société multi-confessionnelle.
Quelle attitude la solidarité internationale avec la résistance libanaise doit-elle adopter face à la résolution 1701 et à l’envoi de troupes de la Finul au Liban ?
Les troupes de la Finul ne sont pas placées sous l’égide du chapitre 7, mais sous celui du chapitre 6 de la Charte de l’ONU. Cela signifie qu’elles ont pour mission de soutenir l’armée libanaise, formée à moitié de chiites, mais ne peuvent être engagées directement pour le désarmement du Hezbollah. C’est un semi-échec pour Israël et les Etats-Unis. Cependant, la résolution 1701 est dangereuse et les mouvements de solidarité ici doivent la critiquer et la condamner. D’abord, parce qu’elle attribue la responsabilité de la guerre au Liban et au Hezbollah, et non à Israël ; ensuite parce qu’elle ne prévoit le déploiement des troupes de l’ONU que du côté libanais de la frontière, ce qui est extraordinairement injuste dans le cadre d’un conflit qui, logiquement, implique deux parties ; enfin, parce qu’elle institutionnalise une situation dangereuse, avec 15 000 hommes de troupe sur le terrain, d’abord sous direction française, puis sous direction italienne, dont la mission pourrait être modifiée par l’ONU si les rapports de force venaient à changer. Déjà, Angela Maerkel a clairement affirmé qu’elle souhaitait voir évoluer le mandat de la Finul dans le sens d’un désarmement du Hezbollah ! C’est pourquoi, la résistance libanaise dit une chose simple : oui éventuellement à un déploiement de la Finul, ce qui est déjà le cas depuis les années 70, mais des deux côtés de la frontière et sans participation de troupes de l’OTAN. Dans ce cadre, la présence française paraît particulièrement inacceptable. Il s’agit tout de même de l’ex-puissance coloniale, qui a conçu le système politique confessionnel libanais, qui n’a cessé d’intervenir dans les affaires intérieures de ce pays depuis l’indépendance, et qui s’est même alliée aux Etats-Unis, depuis 2004, pour exiger le retrait de la Syrie et le désarmement du Hezbollah.
Entretien réalisé par Jean BATOU
La Finul II, au service de l’impérialisme ?
Les forces de la Finul II au Liban méridional, n’en déplaise à leur présumé rôle d’interposition, non seulement auront droit, pour la première fois, à l’« autodéfense préventive » contre des attaques possibles mais pourront aussi « faire usage de la force, même létale, pour empêcher ou éliminer des activités hostiles, y compris trafic illégal d’armes, munitions et explosifs dans leur zone de responsabilité (entre le fleuve Litani et la frontière d’Israël) ».Ce n’est pas tout. La Finul II mettra sur pied, à cette fin, des postes de contrôle le long des routes et réquisitionnera directement les armes de la résistance dans le cas où l’armée libanaise ne serait pas capable ou ne voudrait pas le faire. Voilà les tâches de la Finul II au Liban – qui ouvrent la voie à un affrontement direct avec le Hezbollah et représentent une violation grave de la souveraineté libanaise – qui émergent du « Manuale de Area » élaboré par les services militaires espagnols et distribué ces jours derniers aux soldats de Madrid envoyés au Liban, et dont le contenu a été diffusé il y a deux jours par le quotidien El Pais.
Selon ce qui est rapporté par le journal, habituellement bien informé, ces règles d’engagement, les plus dures jamais appliquées dans une mission des casques bleus, auraient été approuvées au cours de longues tractations, en août dernier, au palais de verre, entre les responsables des Nations Unies et les gouvernements français, italien et espagnol. Les « règles d’engagement » prévoient que l’ « autodéfense préventive » pourra s’appliquer non seulement contre d’éventuels attaquants mais aussi contre des groupes et des personnes prêts à accomplir des actions hostiles – même si dans ce cas les troupes Onu devront se baser sur des « informations dignes de foi » – contre ceux qui seraient en train de projeter un enlèvement ou qui menacent les autorités libanaises, les opérateurs humanitaires ou des civils non mieux précisés.
Et encore. La « force létale » pourra aussi être utilisée par les troupes de la Finul – et ceci est un aspect particulièrement préoccupant – « pour réaliser leurs tâches » : en particulier contre quiconque voudrait limiter la liberté de mouvement des forces onusiennes, contre qui voudrait forcer un check point et plus généralement pour empêcher et réprimer les approvisionnements en armes à la résistance libanaise au sud du fleuve Litani. Jusqu’à aujourd’hui, la Finul, mais notre gouvernement aussi, avaient affirmé que la tâche de désarmer le Hezbollah (qui serait de toutes façons une violation de la souveraineté libanaise et du droit de tout pays à libérer par tous moyens qui lui semblent opportuns ses propres territoires occupés par des forces étrangères), en particulier au sud du fleuve Litani, reviendrait uniquement à l’armée libanaise. Une réassurance qui a amené aussi une partie de la gauche pacifiste et radicale à soutenir l’envoi de nos troupes au Liban bien que la résolution 1701 sur le cessez-le-feu se donne – même si c’est avec une certaine ambiguïté – l’objectif de bloquer les activités du Hezbollah dans le sud sans qu’Israël n’ait accepté de se retirer des territoires libanais occupés.
Maintenant par contre, à moins de penser que les « règles d’engagement » espagnoles soient différentes des italiennes, nous avons des éléments suffisants pour dire que la Finul accomplira directement la tâche de réprimer la résistance libanaise en établissant des postes de contrôle, en réquisitionnant des armes et en « désarmant des groupes ou des individus armés » même en l’absence de l’armée libanaise. Armée qui, par les déclarations de ses états-majors, citées sur son site Internet, a affirmé plus d’une fois, de son côté, vouloir défendre le pays des agressions israéliennes et ne pas du tout vouloir désarmer le Hezbollah. Il en résulte l’inconfortable vérité que la Finul II n’aura pas du tout un rôle d’« interposition » mais essaiera plutôt d’empêcher directement les activités de la résistance libanaise contre l’occupation et les agressions israéliennes. Avec toutes les conséquences qui en dérivent aussi pour notre contingent.
Stefano CHIARINI*
* Il manifesto, dimanche 15 octobre 2006. Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio.