Nous venons d’apprendre le décès de Zina Harraïgue-Benadouda. Pour beaucoup d’entre nous et surtout pour la nouvelle génération d’Algériennes et d’Algériens ce nom pourrait ne rien évoquer. Mais il nous semble important d’évoquer ce que Zina a été et surtout a donné pour qu’aujourd’hui nous puissions encore nous prévaloir de vivre dans un pays libre et indépendant. Permettez-moi d’apporter ce court résumé de son parcours recueilli de son vivant avant que la longue maladie dont elle souffrait ait fini par l’emporter.
Une enfance difficile
Née en 1934 d’une famille mixte (père algérien, mère allemande), Zina est sœur de 5 garçons et 2 filles. Orpheline de père à 8 ans, elle mène une vie difficile, guettée par le typhus et d’autres maladies endémiques que la misère générale faisait être le lot quotidien de la plupart des Algériens de l’époque. Pour y faire face, elle est obligée de travailler très jeune en gardant les enfants des familles européennes nanties.
Ballottée entre Bougie et Sétif, elle va connaître à 11 ans sa première expérience politique en assistant aux massacres du 8 mai 1945. Marquée par l’événement, elle deviendra sensible aux propos de ses frères engagés dans la lutte clandestine du PPA.
De 1945 à 1954, contrainte et forcée par les dures conditions d’existence, elle quitte l’école pour travailler comme fille de salle – infirmière dans une clinique de la ville. En novembre 1954, elle part pour la France avec sa mère, deux de ses frères et une sœur.
C’est là que commence le travail en usine : fabrication à la chaîne de boulons pour bateaux de 6h du matin à 6h du soir.
Une première responsabilité par délégation de pouvoir
Militant nationaliste et syndicaliste, son frère est arrêté et déporté à la prison de Berrouaghia. Les ouvriers de l’usine viennent voir Zina et lui demandent de prendre la place du frère pour les représenter au syndicat. Elle avait déjà fait l’écrivain public pour eux.
Au retour de prison, le frère réunit les ouvriers et les convainc de rejoindre le FLN. C’est la période de l’affrontement entre messalistes et frontistes pour s’assurer le contrôle de l’émigration. La région de Lyon, Saint Etienne, Firminy est un véritable champ de bataille et Zina s’y trouve impliquée pour le transport d’armes et la liaison avec les responsables régionaux et centraux. C’est là qu’elle rencontre Kaddour Ladlani, et Salah Louanchi, de la direction de la Fédération de France du FLN.
Le travail pour l’organisation commence à l’emporter sur le travail à l’usine. Les jours fériés et les congés de maladie ne suffisent plus à justifier ses absences. Elle quitte donc l’usine pour s’adonner au travail de l’organisation clandestine à plein temps.
Intégrée dans une cellule dont le frère était responsable [1], elle finit par assumer pratiquement les charges les plus ingrates : transport de documents, d’armes, d’argent pour les « groupes de choc ».
« Elle est la seule à pouvoir passer inaperçue » et puis c’est la sœur de celui auquel les militants vouent un grand respect. Omar Harraïgue lui-même trouve en elle la seule personne en laquelle il puisse vouer une totale confiance. La voici donc investie de toute la confiance et de toutes les charges de liaison et communication.
Les déplacements deviennent plus importants ; ils atteignent une échelle régionale. Ils comprennent même parfois l’accompagnement de hauts responsables pour leur servir de couverture.
Une nouvelle responsabilité par délégation de pouvoir
1957 est l’année qui voit la mise en place de l’Organisation spéciale de la Fédération de France du FLN (dorénavant OS.FFFLN). Zina y est intégrée sans qu’elle le sache vraiment. Elle subit les mêmes tests et les mêmes épreuves que les militants hommes qui ont été sélectionnés pour en faire partie.
La sphère de ses missions s’élargit, le réseau des liaisons s’étend maintenant à tout le territoire français et c’est à elle, entre autres, que revient la lourde charge du transport de l’argent entre Lyon et Paris ainsi que celui des armes dans le sens inverse. Elle devient le contact principal de la wilaya du Sud avec la direction de la fédération. Elle rencontre toute la nomenclature de la FFFLN : Boudaoud, Bouaziz, Kebaïli, Manaa, Benadouda etc.
Elle finit par être recherchée par les services de police français et condamnée elle aussi par contumace. Elle entre alors en clandestinité au moment même où son frère quitte le territoire français pour rejoindre l’armée de libération nationale aux frontières.
« J’ai obtenu ainsi mon indépendance » dit-elle, en fait, elle devient libre de tout ancrage local ou régional. Elle ne sert plus de couverture à personne sauf s’il s’agit d’accomplir une mission dans le cadre des opérations militaires engagées par le FLN-ALN en territoire français.
Elle fait l’apprentissage de la fabrication des bombes, du maniement des armes et s’implique dans les attentats visant des personnalités politiques entre autres Jacques Soustelle et le sénateur Benhabylès.
En 1959-1960, elle prend la responsabilité de l’armement comme adjoint d’Aït Mokhtar quand l’O.S. est démantelée et qu’il n’y a plus, pour un temps, d’hommes pour accomplir cette mission.
Adjoint d’Aït Mokhtar c’est-à-dire adjoint du principal responsable de l’O.S. encore en territoire français, soit un degré de responsabilité qui aurait placé n’importe quel homme au rang d’officier d’une unité de combat.
Passages aux frontières et retour à la norme
La période 1959-1960 aura été l’une des plus terribles de la bataille menée par le FLN en France. C’est pendant cette période que Zina est arrêtée avec 3 valises bourrées d’armes et des photos de policiers. Mais en fait qui arrête-t-on ? Non pas Zina Harraïgue, mais la sœur de Omar.
On ne lui reconnaît pas encore, du côté français comme du côté algérien, son identité propre et sa pleine responsabilité dans l’action armée. C’est « la couverture », « l’auxiliaire », « la porteuse de valises » non pas l’une des responsables des actions armées de l’O.S. en France.
Après un interrogatoire de 5 jours presque sans manger ni boire, elle est transférée à La Roquette d’où elle s’évade en février 1960. Il s’agit de la première grande évasion et l’une des plus spectaculaires de l’histoire de la révolution algérienne.
Alors commence un long retour vers d’autres frontières. D’abord en Allemagne où elle est transférée après son évasion. Là, le plus haut responsable de la FF.FLN, Omar Boudaoud lui suggère de « faire comme les autres (militantes), essayer de terminer les études, d’apprendre quelque chose ». Evidemment, elle n’est pas de cet avis, elle veut rejoindre les frontières parce qu’on lui a toujours dit que le militant « brûlé » en ville devait rejoindre les maquis. Elle pouvait encore rendre service au pays et à l’organisation.
On décide alors son départ pour Rabat où elle est hébergée chez une riche famille algérienne dont les filles n’étaient pas engagées dans la lutte.
Elle découvre des aspects qu’elle n’avait jamais connus dans l’organisation du FLN en France. Le régionalisme battait son plein, l’écart entre les instances dirigeantes de la Fédération du FLN au Maroc, la base militante et la grande masse du peuple se creusait.
On lui propose de travailler dans les camps de réfugiés un peu comme une assistante sociale, elle qui voulait poursuivre la lutte armée dans les maquis au milieu de ses frères d’armes.
Elle découvre alors la misère des maquisardes cantonnées aux frontières et les mentalités rétrogrades : « les militantes étaient juste bonnes à marier ».
En 1962, elle refuse de rejoindre le pays par ses propres moyens comme on le lui proposait. Elle reprend le chemin de l’Allemagne puis de la Suisse où elle est admise en sanatorium pour guérir des séquelles d’une grave maladie contractée durant les années de clandestinité.
Elle apprend les festivités de l’indépendance par les journaux et la télévision.
De retour au pays, elle se fond au milieu du peuple dans la plus grande modestie et humilité.
Ce que l’on peut lire à travers le témoignage de cette femme militante, engagée dans la lutte de libération de son pays, l’Algérie, c’est cette terrible injustice qui a fait qu’à aucun moment, y compris aux pires instants de la traque policière, personne ni même elle-même, dans sa propre conscience de soi et dans la représentation de sa contribution à la lutte, n’a pu se vivre autrement que comme un prolongement (un substitut) du frère de sang (Omar), du frère de lutte (Madjid) et du grand frère (le FLN) dans lesquels elle s’est dissoute.
Comment l’organisation révolutionnaire et la mémoire collective ont-elles pu à ce point occulter le rôle de ces femmes responsables sans pouvoir. Car il faudra bien reconnaître un jour et (se) poser la question du fait qu’aucune femme n’ait été désignée ni dans les instances dirigeantes de l’organisation politique ni dans les organes délibératifs.
Daho Djerbal
Maître de conférences
Département d’histoire. Université d’Alger