Pour comprendre le succès de Duterte, il faut aller au-delà de l’image qu’il s’est construit en tant qu’ancien chef d’un soulèvement populaire. Il faut le replacer dans le contexte de l’économie et de la politique des Philippines. L’économie philippine dépend des profits tirés des rentes et de la relative faiblesse de l’État. Le sous-développement de la base industrielle et la paupérisation du secteur agricole font que la rente est la principale source de la richesse.
Oligarchie philippine
Les capitalistes concourent entre eux pour l’influence dans l’appareil d’État voire pour s’approprier certaines de ses parties, afin de contrôler des marchés et de s’assurer l’accès aux ressources. La recherche de la rente et la compétition pour le contrôle de l’État confondues ont produit une corruption structurelle qui, à son tour, produit l’impunité institutionnalisée.
Le capitalisme philippin est contrôlé par une classe dirigeante qu’Alfred W. McCoy [2] a décrite comme une « oligarchie » composée d’un « groupe de familles assemblées par des liens du sang et du mariage », qui combinent « le pouvoir politique et les avoirs économiques pour diriger le destin de la nation ».
Un petit nombre de ces familles, qui ont commencé comme grands propriétaires terriens, ont dominé l’oligarchie philippine depuis la période coloniale. Lorsque l’Espagne a ouvert Manille au commerce dans la seconde moitié du XIXe siècle, elle a produit un secteur agricole capitaliste axé sur les marchés internationaux. L’Espagne a tenté de construire une bureaucratie centralisée pour contrôler les familles de l’élite philippine, mais elle a lamentablement échoué, provoquant une rébellion qui n’a pris fin qu’après la prise du pouvoir par les États-Unis.
Les États-Unis ont introduit un certain degré d’autonomie locale dans les régions ainsi que des élections, ce qui a permis à l’élite terrienne d’assurer sa domination politique. Comme l’écrit McCoy, les politiques étatsuniennes « ont créé une nouvelle classe de politiciens provinciaux et une législature nationale qui a ouvert l’appropriation des ressources de l’État aux familles établies et émergentes ». Les relations patron-client sont devenues l’épine dorsale de la politique des Philippines : les rapports de domination verticaux descendaient des riches politiciens possédant des terres vers des familles moins influentes dans les zones urbaines et de là vers les villages. Les partis politiques sont devenus des confréries de grandes familles et de leurs clients, traditionnellement centrés à Manille.
La dictature de Marcos a bouleversé cet arrangement. Les États-Unis ont soutenu Marcos car ils considéraient qu’un État plus fort et plus centralisé pourrait faire face aux défis nationalistes contre leur hégémonie et garantir que les Philippines demeurent un pilier stable de l’impérialisme américain en Asie du Sud-Est. Mais cette tentative de révolution passive a largement échoué en raison de la nature prédatrice de la clique au pouvoir : elle a « privatisé » l’État philippin à un degré sans précédent, éloignant davantage le processus de la population.
Après le renversement de Marcos en 1986, les Philippines sont revenues à la « démocratie oligarchique » décrite précédemment, mais avec quelques importantes modifications. L’intermède Marcos a mis à bas le précédent système bipartite et de nouveaux joueurs se sont hissés au sommet. Un éventail de partis prospère. Mais comme précédemment, ces partis ne luttent pas pour des plateformes politiques cohérentes : à la place ils ont organisé des réseaux de patrons et de clients. Depuis les années 1990, ce système n’a pas été sérieusement menacé, mais les gouvernements qu’il produit sont souvent instables, contestés par en bas et déchirés par les rivalités internes.
Pendant ce temps, la population croissante et l’appareil de l’État ont considérablement modifié les relations traditionnelles patron-client. L’emploi accru de la violence ainsi que des formes plus dispersées du clientélisme complètent désormais les rapports paternalistes patron-client. La frontière entre la propriété personnelle des politiciens et les fonds publics est ténue, car ils ont besoin de distribuer des emplois et des contrats publics ou d’acheter des votes pour bénéficier d’un soutien. Plus ils peuvent obtenir de Manille et plus ces pratiques sont flagrantes.
Tout cela rend très chères les campagnes électorales réussies : pour un homme politique, l’affiliation à des magnats et à des grandes familles est plus importante que la substance de sa plateforme. Les familles des « faiseurs des rois » peuvent avoir des racines de hacienderos, mais elles se sont ramifiées dans la finance, l’exploitation minière, la construction et dans d’autres branches de l’économie. De plus, les lois sur le financement des élections aux Philippines ne mettent aucune limite aux dons des entreprises ou personnels et, une fois élus, les politiciens ne doivent pas révéler qui sont leurs commanditaires.
Les classes populaires ne sont pas ignorées dans ces spectacles que sont les campagnes électorales : les politiciens s’adressent à elles en achetant simplement des voix, offrant des cadeaux ou des pots-de-vin, et les fins de campagnes sont remplies de spectacles, mais ont peu de substance. Les promesses ne sont presque jamais tenues : dans la dernière campagne tous les candidats ont dit qu’ils mettront fin aux contrats précaires [3] alors que les chances qu’ils puissent s’opposer ainsi aux intérêts de l’oligarchie sont bien minces.
Humble serviteur
La carrière politique de Duterte a prospéré grâce à l’oligarchie. Il est lié aux familles Durano et Amendras, qui ont joué depuis des décennies un rôle politique de premier plan dans la province où Duterte est né, l’île Cebu. Les Duterte eux-mêmes, écrit Michael Cullinane dans An Anarchy of Families (Une anarchie des familles), « ont longtemps été une famille politique significative à Danao », une ville de la province de Cebu. Son père, Vicente G. Duterte, était un avocat, maire de la ville de Danao dans la province Cebu et, après avoir succédé à Alejandro Almendras, gouverneur de la province de Davao (dans l’île de Mindanao) de 1959 à 1965. C’est là que son fils allait construire sa base politique.
Après que la révolution du « Pouvoir du peuple » a renversé Marcos en 1986 [4], Rodrigo Duterte est devenu maire-adjoint de Davao City. Deux ans plus tard il a été élu maire, poste qu’il a occupé durant dix ans. Almendras, alors politicien chevronné et magnat de l’exploitation forestière, ainsi que d’anciens acolytes de Marcos comme Manuel Garcia, Elias Lopez et Ricardo Limso, ont soutenu les premiers pas politiques de Duterte.
Lorsque Duterte a atteint la limite de trois mandats de maire, il est devenu député. Trois ans plus tard il redevint maire de Davao City. Atteignant de nouveau la limite en 2010, il sera maire-adjoint, échangeant sa place avec sa fille, Sara Duterte-Carpio, devenue maire à sa place.
À Davao City, Duterte a cultivé son image d’humble serviteur du peuple. Mais les révélations préélectorales sur sa fortune personnelle ne devraient surprendre personne. Lorsqu’il est apparu qu’il avait plus de 4 millions de dollars sur un compte bancaire non déclaré, il a haussé les épaules en disant que c’était des cadeaux de ses « riches amis » [5]. Mais sa fortune déclarée a connu une croissance considérable au cours des 19 dernières années, augmentant en moyenne de 132,6 % par an.
Il faut comprendre que Duterte est une version XXL de l’homme, ce qui n’est pas inhabituel aux Philippines. Le travail sur Mindanao du politologue Patricio Abinales [6] présente l’homme fort comme un représentant régional d’acteurs plus puissants, basés à Manille. L’homme fort établit son pouvoir à travers des réseaux clientélistes, le contrôle des entreprises vitales et, « ce qui est le plus important, le monopole des moyens de coercition et de violence ». Dans cette analyse, Rodrigo Duterte est un « outsider » à Manille, car il est le représentant d’une couche moins puissante, plus provinciale, de l’élite philippine. Certains de ses alliés, comme Carlos “Sonny” Dominguez, proposé au poste de ministres des Finances, viennent également des clans basés à Mindanao, ou bien ont fait leurs études avec Duterte. Mais à l’issue des élections, d’autres partis de l’establishment ainsi que des transfuges du gouvernement sortant ont rapidement rejoint la coalition de Duterte, soucieux de préserver leur accès au pouvoir et aux ressources de l’État.
Mis à part les ornements de gauche, c’est la meilleure façon de comprendre qui est Duterte : un chef régional qui a réussi à frapper un gros coup en remportant la présidence, repoussant ainsi un secteur de l’élite traditionnelle. Le changement le plus important que promet son élection, c’est le remplacement partiel de l’élite de Manille par un autre segment, plus provincial, de l’oligarchie.
Argent et assassinats
Le camp de Duterte a réussi à l’emporter en exploitant une vague de colère et de mécontentement traversant différentes classes sociales.
Il n’aurait pas pu gagner sans sa base de Davao City. C’est une ville relativement peu peuplée, avec 1,45 million d’habitants sur une surface de 2,444 km2, un centre commercial et de loin la ville la plus importante à Mindanao, la deuxième plus grande île de l’archipel des Philippines. L’économie de Mindanao est surtout agricole et l’île demeure à la périphérie de la vie politique et sociale des Philippines.
Saluée maintenant comme un exemple de bonne gouvernance, Davao City était un champ de bataille au milieu des années 1980. Le Parti communiste des Philippines (PCP) et sa branche armée, la Nouvelle armée populaire (NAP) étaient alors au sommet de leur puissance. La NAP a testé à Davao City la tactique de guérilla urbaine, en essayant de mettre au point des méthodes pour étendre la guérilla rurale dans les villes [7].
Mais lorsque Duterte est devenu maire, l’influence du PCP à Davao City s’était déjà effondrée. Le gouvernement avait employé une milice anticommuniste, Alsa Masa (Les masses surgissent) [8], composée d’anciens militaires, de policiers, de voyous locaux et des transfuges du NAP, soutenue par des commandants de l’armée et des hommes d’affaires locaux. Ils ont réussi à se débarrasser non seulement de la gauche clandestine et des guérillas, mais aussi des groupes de gauche légaux.
Alsa Masa a été surtout active sous le prédécesseur de Duterte, mais selon un rapport de 1988 d’Éric Guyot du Institute of Current World Affairs, Duterte a soutenu les milices anticommunistes. Il leur aurait donné de l’argent et a déclaré : « la paix et l’ordre se sont bien améliorés avec l’arrivée d’Alsa Masa ».
Aujourd’hui Davao City est appelée « la ville la plus sûre de l’Asie du Sud-Est » et le succès attribué à Duterte dans la lutte contre la criminalité était au centre de sa campagne présidentielle. Mais sa « ferme position sur les crimes » est un euphémisme : depuis qu’il dirige la mairie, un escadron de la mort, nommé Davao Death Squad (DDS, escadron de la mort de Davao), a assassiné des centaines de personnes et est devenu une partie intégrante de la ville [9]. Tout comme Alsa Masa, le DDS est composé d’anciens combattants de la NAP et de voyous locaux, qui opèrent sous la protection des autorités locales et en coopération avec elles.
Selon un rapport de Human Rights Watch [10], « les militants locaux disent que les assassinats des trafiquants de drogue présumés, des petits criminels et des enfants des rues par les escadrons de la mort ont commencé à Davao City au milieu des années 1990 ». Le rapport cite la Coalition contre l’exécution sommaire (CASE) et le Centre Tambayan pour les soins des enfants abusés, qui disent que le nombre des assassinats par les escadrons de la mort a considérablement augmenté dans la seconde moitié des années 2000 – apparemment à la suite de l’augmentation des taux de criminalité lorsque la ville s’est développée. CASE a fourni les preuves de 814 meurtres commis entre 1998 et le début de l’année 2009 par les escadrons de la mort à Davao City. Les victimes étaient des pauvres pour la plupart suspectés de petite délinquance comme l’usage et le petit trafic de drogue ou le vol de téléphones portables dans les rues.
Duterte a nié l’existence des DDS, mais il a clairement fait savoir qu’il soutient l’exécution extrajudiciaire des criminels présumés. Il s’est même vanté du nombre de personnes qu’il aurait tuées lui-même.
Ces meurtres n’étaient pas impopulaires. Ils sont considérés par beaucoup comme une réponse pratique à un système judiciaire inefficace et à une application corrompue de la loi. Cette conviction est partagée plus généralement par un grand nombre de Philippins de droite, qui soutiennent la violence de la police, y compris les exécutions sommaires, comme une « solution » face à la criminalité.
Duterte jouit d’une popularité nationale, bien au-delà de Davao, en tant que « crime-buster » (destructeur du crime). Un grand nombre de travailleurs philippins croient que la spirale du crime est hors de contrôle – une impression alimentée par le sensationnalisme des médias qui se focalisent sur les cas particulièrement horribles. Mais selon un sondage réalisé par Social Weather Stations, les électeurs de Duterte proviennent de manière disproportionnée des couches aisées de la population, qui sont attirées par sa promesse d’éradiquer la criminalité de rues. Ils sont prêts à accepter la violence accrue de l’État et ignorer le fait que la sécurité de Davao City est largement une fiction – provenant des statistiques manipulées et ne tenant pas compte des résidents les plus vulnérables – dans l’espoir que Duterte va répéter sa soi-disant réussite à l’échelle nationale.
Pour beaucoup de ses admirateurs, Duterte est une sorte de patriarche qui protège – mais punit également – ses inférieurs. Son personnage d’homme fort plaît à ces conservateurs qui croient que la seule chose qui cloche avec les règles existantes, c’est leur application. Ses partisans se plaignent que les Philippins « manquent de discipline » et se tournent vers lui pour qu’il impose à toute la population le respect de l’ordre. Ses propositions de mettre en œuvre le couvre-feu dans tout le pays, d’interdire de fumer dans les rues et de limiter la vente d’alcool, flattent cette sensibilité.
Le fait qu’autant de Philippins riches soutiennent Duterte peut surprendre. Après tout, ce sont les élites qui ont le plus bénéficié du gouvernement de Benigno Aquino. Il a conduit le genre de politiques qui ont le plus grand soutien dans les couches les plus aisées de la société philippine, a donné la priorité à la lutte contre la corruption et a réussi à imposer des mesures néolibérales. La croissance du PIB philippin a battu tous les records au cours de son mandat présidentiel. Selon les normes locales, le gouvernement Aquino était exceptionnellement stable, n’étant pas sérieusement menacé ni par les classes populaires, ni par les autres fractions oligarchiques. Mais les nantis ont soutenu l’élection de Duterte, rejetant Mar Roxas, le candidat du gouvernement sortant [11].
Comment la crédibilité du gouvernement Aquino s’est-elle décomposée au point que Duterte a pu l’écarter lors de l’élection ? Une des réponses, c’est que les relatifs succès d’Aquino ont éveillé des impatiences, qui se sont exacerbées alors qu’il était considéré comme un dirigeant de moins en moins efficace.
Cela ne veut pas dire que les classes populaires n’ont pas soutenu Duterte. Le sociologue et militant politique philippin Walden Bello décrit Duterte « sa posture contre la corruption et la pauvreté, son dédain évident pour les riches – les cons, comme il les a appelés – et, par-dessus tout, sa façon d’arriver comme “l’un d’entre vous, les gars”, qui ont agi comme un aimant sur les travailleurs, les pauvres des villes, les paysans et la classe moyenne inférieure » [12].
Les succès du gouvernement Aquino ont profité principalement aux riches et, de plus, ignorant les critiques des classes populaires, ce gouvernement a donné l’impression d’être arrogant et hors de portée. Des faiblesses semblables ont affligé Roxas. Descendant d’une des familles les plus prestigieuses du pays (il est le petit-fils de Manuel Roxas, le premier président de la République philippine indépendante), il a été trop identifié au gouvernement et est apparu comme un politicien carriériste et un fils privilégié de la haute élite, pour pouvoir plaire à un électorat insatisfait.
Dans un débat avec Roxas, Duterte a joué le rôle du type ordinaire se moquant d’un politicard privilégié. Il a annoncé qu’il mettrait fin au conflit entre les Philippines et la Chine, concernant des secteurs de la mer de Chine méridionale (ou la mer Philippine occidentale) en plantant personnellement un drapeau philippin sur les atolls contestés. En voyant la réaction abasourdie de son adversaire, Duterte a ajouté qu’il s’y rendrait en scooter de mer.
Ce style d’outsider lui a toujours profité. Duterte a bénéficié d’un soutien particulièrement fort dans sa région de Mindanao car ses propositions étaient des doléances adressées directement à Manille et semblaient offrir un terme à des décennies de troubles. En proposant un système de gouvernement plus décentralisé et fédéral il répondait directement à ceux qui se sentent négligés et exploités par ce qu’il appelle « Manille l’impériale ». De plus, il a soutenu l’autonomie des Philippins musulmans. Les rebelles musulmans à Mindanao ont depuis longtemps renoncé à leur objectif initial de sécession [13] et demandent maintenant l’autonomie. L’opposition de Duterte aux opérations militaires contre eux le montrait plus ouvert à leurs plaintes que les oligarques traditionnels de Manille.
Finalement, il a promis de rouvrir les négociations de paix avec le PCP. L’activité de NAP est largement concentrée à Mindanao et, après des décennies de « lutte armée », beaucoup d’habitants voient que le gouvernement ne peut pas faire disparaître l’insurrection en envoyant simplement plus de soldats. Mais les membres de la haute société – pour qui l’insurrection maoïste n’est que le produit d’idéologues maléfiques manipulant les paysans ignorants – croient encore que le « communisme impie » doit être écrasé.
Les gens croient que Duterte peut faire la paix avec les maoïstes, car il a développé de bonnes relations personnelles avec eux au cours des années 1980. En dépit de son association avec d’anciens acolytes de Marcos, parmi ses alliés politiques de l’époque il y avait aussi Leoncio “Jun” Evasco Jr, un ancien chef du PCP, et plus tard Erasto “Nonoy” Librado, secrétaire général de Kilusang Mayo Uno-Mindanao, le mouvement syndical associé au milieu « national démocratique » pro-PCP.
Les organisations légales national-démocratiques ont été relativement douces dans leurs critiques de Duterte, le traitant plutôt comme une sorte d’allié. Une grande partie des recherches critiques sur le DDS n’a d’ailleurs pas été produite par les groupes de défense des droits de l’homme nationaux-démocratiques, mais par ceux qui font partie de la gauche libérale plus large. Duterte a réussi à maintenir un équilibre entre l’extrême droite et les maoïstes : depuis 2001 il a reconnu les partis du bloc national-démocratique tout en exprimant son admiration pour Marcos et demandant que ce dernier soit enterré dans le cimetière des héros nationaux.
Bien des contradictions apparentes de Duterte acquièrent un sens lorsqu’on les interprète dans le contexte régional. Il peut être un nationaliste philippin qui soutient un gouvernement décentralisé, appeler à l’autonomie musulmane et promouvoir la paix avec le PCP. Sa combinaison étrange de machisme, de misogynie et de soutien au mariage homosexuel prend un sens lorsqu’on connaît la longue tradition d’homosexualité affichée, même si très délimitée, à Mindanao.
Élections combinées et agencées
Duterte déclare qu’il est socialiste et le premier président de gauche des Philippines – mais il y a peu de raisons de croire que c’est autre chose que de la démagogie. Sous sa présidence, les politiques semblent devoir celle de la continuité.
À peine confirmé comme gagnant, Duterte a précisé qu’il avait l’intention de poursuivre les lignes principales des politiques économiques d’Aquino. Le capital a réagi favorablement : quelques jours après son élection, Bloomberg a rapporté que Duterte « revigore les marchés financiers des Philippines par sa transformation en leader ami du monde des affaires ». Ses déclarations économiques initiales tout autant que les noms qui circulent pour son cabinet ministériel (surtout des personnalités de l’establishment, dont beaucoup faisaient partie des administrations précédentes) lui ont attiré les éloges du géant financier JPMorgan, qui a déclaré que « les marchés financiers vont souhaiter la bienvenue à l’engagement explicite de la nouvelle administration de poursuivre les politiques macro-économiques actuelles » [14].
En réalité, il semble que Duterte va libéraliser l’économie philippine encore plus que ce que voulaient Aquino ou Roxas. Il veut supprimer les limitations constitutionnelles de la propriété étrangère des entreprises aux Philippines, organiser plus de Zones économiques spéciales et réduire les taxes payées par les entreprises.
La gauche, qui n’est pas en mesure en général de mettre un pied dans le champ électoral dominé par le clientélisme et la corruption, n’a pas réussi à s’y opposer.
Après la chute de la dictature de Marcos, les nationaux-démocrates ont organisé le Partido ng Bayan (Parti populaire) [15], mais après deux élections décevantes ce parti « s’est pratiquement auto-dissout ». La situation ne s’est pas améliorée au cours des années suivantes. En 2010, deux candidat-e-s nationaux-démocrates connus, Satur Ocampo et Liza Maza, ont été candidats au Sénat, mais n’ont pas été parmi les 12 victorieux. Obtenant 3,6 millions de voix, Maza était la vingt-cinquième, tandis qu’Ocampo avec 3,3 millions de voix a fini à la vingt-sixième place. En 2016, le seul candidat sénatorial national-démocrate, Neri Colmenares, a réuni près de 6,5 millions de suffrages, mais n’a pas réussi à obtenir un siège en arrivant vingtième.
La gauche philippine a eu plus de succès dans les élections par listes de partis. 57 sièges de la Chambre des représentants (20 % du total) sont réservés aux listes des partis, supposés représenter des groupes géographiquement dispersés et marginalisés, qui n’auraient pas de représentation sans cela. Les Philippins peuvent voter pour une liste de parti en plus du vote pour les candidatures individuelles. En 1998, lors des premières élections ouvertes à ces listes, la gauche philippine a fait son retour au Congrès. Plusieurs groupes socialistes et sociaux-démocrates, comme Sanlakas et Akbayan, sont parvenus à obtenir des sièges.
Les nationaux-démocrates se sont tournés vers la politique électorale en 2001 avec l’organisation Bayan Mina (La nation d’abord). Depuis lors ils ont supplanté les autres forces de gauche dans les élections par liste, en présentant une variété de listes visant divers secteurs.
Mais sur ce terrain également la gauche est en difficulté. L’élite prédatrice a découvert que ce système peut être employé pour avoir accès aux ressources publiques et a mis en place ses propres listes partisanes. En fait, plusieurs des listes qui ont le mieux réussi sur le terrain électoral ont peu à voir avec les groupes marginalisés qu’ils sont supposés représenter. Ce sont les hommes d’affaires, des anciens administrateurs gouvernementaux de haut rang et des membres des familles politiques dominantes qui utilisent le système pour se faire élire.
Une autre façon pour la gauche de tenter de contourner les obstacles électoraux imposés par les oligarques passe par des alliances avec des partis bourgeois. Mais de telles alliances imposent à la gauche des concessions politiques considérables.
Cette orientation a été choisie par Akbayan, créé à l’origine comme une alliance électorale entre divers groupes socialistes et sociaux-démocrates. Ce fut la formation électorale de gauche qui a le mieux réussi. Mais en 2010 elle s’est alliée avec Benigno Aquino III et son Parti libéral. Sous la présidence Aquino, Akbayan s’est de plus en plus rapproché du gouvernement, s’engageant à soutenir son candidat présidentiel en 2016 – quel qu’il soit. Ce choix d’alliance semble avoir été payant, du moins pour sa candidate sénatoriale, Ana Theresia Hontiveros : après avoir mis de l’eau dans son profil de gauche au point d’être indiscernable parmi les réformistes libéraux, elle a finalement réussi à être parmi les douze gagnants. Mais Akbayan est tombé cette année de la cinquième (en 2013) à la treizième place dans les élections sur listes de partis.
Mécontent du soutien inconditionnel de son parti à Aquino et au Parti libéral, le représentant d’Akbayan le plus connu, Walden Bello, a démissionné du Congrès en 2015 [16]. Parlant des résultats de son parti cette année, Bello a dit : « Je ne voudrais pas remuer le couteau dans la plaie sur ce point, mais je pense que la perte de plus de 200 000 voix par rapport à 2013 et le glissement de la cinquième à la treizième place sont liés à l’identification avec le Parti libéral… »
Les résultats des nationaux-démocrates de Bayan Muna ont aussi été décevants. Ce parti a démarré en 2001 avec le soutien de Gloria Macapagal-Arroyo, vice-présidente (1998-2001) puis présidente (2001 à 2010) des Philippines. « Le PCP a apparemment été capable d’assurer le soutien au clan Macapagal-Arroyo qui en retour a aidé Bayan Muna à obtenir le plus grand nombre des suffrages à sa liste et le maximum possible de sièges », écrivait Dominique Caouette dans son étude sur le PCP en 2004. Mais cette année Bayan Muna est arrivé en quatorzième place (troisième en 2013).
Le bloc national-démocratique fait régulièrement des alliances avec des politiciens bourgeois sur la base d’accords politiques écrits. Mais personne ne s’attend vraiment à ce que ces politiciens respectent ces écrits. Ce qui importe, c’est la base de la transaction pour ces accords. Les nationaux-démocrates fournissent les suffrages de leurs partisans en échange des ressources et de la publicité pour leur campagne. De telles alliances permettent de remporter des sièges au Congrès, mais n’aident pas à construire un mouvement socialiste indépendant car il soumet la gauche à ses partenaires dominants. Cela a aussi conduit à des alliances inattendues, comme en 2010, lorsque les candidats nationaux-démocrates ont partagé la tribune avec Ferdinand Romualdez Marcos Jr, le fils et fier de l’être du dernier dictateur, qui concourait alors pour le Sénat (avec succès, d’ailleurs).
Cependant, cette année une expérience intéressante a eu lieu, qui pourrait offrir une autre voie dans le futur. Après avoir démissionné de son siège, Walden Bello s’est présenté en tant qu’indépendant. Bien qu’il se considère toujours membre d’Akbayan, le parti n’a pas soutenu sa campagne. Bello a également refusé l’argent des oligarques, refusé le soutien des chefs religieux et n’a fait aucune alliance avec les partis établis. Par contre, sa campagne a bénéficié du soutien des mouvements sociaux et des groupes progressistes. Bello a rassemblé un faible nombre de votes – juste un peu plus d’un million – mais sa candidature indépendante et sa plateforme progressiste pourraient devenir un premier pas vers quelque chose de plus important.
Comme toujours, les structures clandestines du mouvement national-démocratique, le PCP lui-même et sa vitrine légale – Le Front démocratique national des Philippines (NDFP) – n’ont officiellement soutenu aucun candidat, appelant à la « révolution, pas [à] l’élection ».
Mais une personnalité maoïste de premier plan avait des choses agréables à dire sur Duterte. Jose Maria Sison [17], le président fondateur du PCP et toujours le plus important idéologue du maoïsme philippin, a déclaré dans des interviews avant l’élection qu’une présidence de Duterte serait la meilleure option pour « l’unité nationale ». Il s’est également déclaré optimiste à propos des réformes que le nouveau gouvernement pourrait réaliser. Et, ce qui est une première pour une campagne présidentielle aux Philippines, Sison et Duterte se sont parlé (par Skype) quelques semaines avant les élections.
Makabayan (Nationaliste) – l’alliance politique légale des nationaux-démocrates – a déclaré son soutien à la candidature présidentielle de Grace Poe. Mais les médias ont prétendu qu’une partie de ce mouvement soutenait Duterte. Peter Tiu Lavina, le porte-parole de Duterte, a critiqué le soutien des nationaux-démocrates à Poe, prétendant « qu’au moins leurs sections à Mindanao, qui sont plus implantées, n’ont pas pris part aux gesticulations égoïstes, myopes et opportunistes de leurs organes suprêmes nationaux ».
Les sections du PCP ont encore renforcé l’image de Duterte en tant que constructeur de la paix en lui remettant personnellement la liste des prisonniers de guerre alors que sa campagne battait son plein. Duterte prétend que Sison, qui vit en exil aux Pays-Bas depuis 1987, s’attend à revenir rapidement aux Philippines dès que les négociations de paix seront rouvertes. Duterte a également offert au PCP plusieurs places dans le cabinet, une offre que Sison a qualifié de « magnanime ». Selon Luis Jalandoni du NDFP, cette proposition est « un grand pas vers l’unité et va supprimer les chaînes de l’oppression et de l’exploitation ». Le NDFP a même suggéré que Duterte pourrait être le Hugo Chávez des Philippines.
Mais les propositions de Duterte mettent le PCP dans une position difficile. Après avoir cultivé pendant des années de bons rapports avec les sections du PCP à Mindanao, il bénéficie d’une sympathie en leur sein. Si le PCP refuse de le soutenir, Duterte peut essayer de brouiller les sections de Mindanao avec la direction du parti. Mais si le PCP accepte son offre, il risque de se retrouver apologiste d’un gouvernement bourgeois. La suggestion de Sison que les postes gouvernementaux proposés soient pris par des « patriotes » qualifiés, qui ne seraient pas nécessairement membres du PCP, préserverait une certaine distance entre le parti et le gouvernement.
Le plan de Duterte de rouvrir les négociations de paix provoque des dilemmes semblables. Le PCP a toujours proclamé que la révolution armée est la seule voie pour résoudre les problèmes du pays et il prétend que son armée de guérilla est sur le point de passer à un niveau plus élevé de la lutte. Le nouveau gouvernement veut cependant que les maoïstes abandonnent les armes [18]. Refuser l’offre de négociations coûterait une perte de soutien au PCP, alors qu’il a besoin d’un soutien massif pour obliger le gouvernement à faire des concessions significatives. Il est significatif que Duterte ait proposé aux nationaux-démocrates des postes d’affaires sociales, alors qu’il laisse le véritable noyau du pouvoir de l’État, les finances et l’armée, dans les mains des représentants de l’establishment.
Il est sans doute trop tôt pour dire quel genre de « révolution » Duterte apportera aux Philippines. Une chose semble certaine cependant : les citoyens peuvent s’attendre à l’expérimentation de politiques draconiennes de maintien de l’ordre, car Duterte a dit qu’il veut réintroduire la peine de mort par pendaison. Son histoire à Davao City montre qu’il ne se soucie pas des droits civils des suspects. Les secteurs de la société les plus pauvres et les plus vulnérables en payeront le prix fort [19]. La violence de la police est déjà omniprésente. Maintenant les flics disposent d’un président qui pense qu’ils doivent pouvoir agir sans conséquences.
Vue de l’extérieur, la situation peut sembler sombre. La présidence de Duterte ne va pas lutter contre l’impunité, la pauvreté et les inégalités qui affligent le pays. Seule une gauche forte pourrait le faire. Les Philippines disposent déjà d’une gauche relativement puissante, mais elle est dispersée dans un grand nombre de groupes politiques, de mouvements et d’organisations sociales. Traduire ce poids social en une représentation politique est difficile, comme le montrent les résultats des élections récentes. Mais la construction d’une gauche indépendante et socialiste est attendue depuis longtemps et il y a beaucoup de militants qui pourraient transformer cette attente en une réalité.
Alex de Jong