Eric Landal : Corvée de corvettes sur le port d’Alexandrie
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En Egypte, le chantier pour la construction de quatre patrouilleurs français est à l’arrêt. L’armée a voulu faire taire les critiques sur les conditions de travail du sous-traitant : 26 salariés risquent la cour martiale.
Corvée de corvettes sur le port d’Alexandrie
Ce contrat d’armement signé avec Le Caire en 2014 avait été salué à l’époque comme un nouveau succès de Jean-Yves Le Drian, le ministre de la Défense, qui a rencontré ce dimanche le président Abdel Fatah al-Sissi au Caire. La commande passée au constructeur naval français DCNS portait sur quatre corvettes de type Gowind destinées à la marine égyptienne pour un montant d’environ 1 milliard d’euros. Deux ans plus tard, le chantier a pris du retard. En mai, un conflit social a éclaté au port d’Alexandrie, rudement étouffé par les autorités.
Car le sous-traitant qui doit construire trois des quatre corvettes françaises à Alexandrie n’est pas une entreprise comme une autre : l’arsenal (en arabe, tersana), qui est chargé d’assembler les pièces détachées fournie par DCNS, est placée sous la tutelle de l’Organisation des services et industries de la marine, qui dépend de la Défense égyptienne. L’usine emploie environ 2 000 civils, mais le chef de chantier est un militaire, le général Esmat. Les syndicats y sont interdits, le droit du travail n’étant pas la tasse de thé de l’armée.
En début d’année, les ouvriers commencent à gronder.
– Ils se plaignent de la mauvaise qualité des machines et des outils,
– demandent une assurance santé pour leurs familles,
– le droit d’être pris en charge dans les hôpitaux militaires égyptiens,
– une compensation financière pour les travaux dangereux (deux personnes sont mortes sur le chantier cette année).
– Et, avant tout, une hausse des salaires : ceux-ci ont été abaissés jusqu’à atteindre 800 livres (80 euros), une paie très faible même au regard des standards locaux. Selon un employé, une goutte d’eau fait déborder le vase : alors qu’ils revendiquent une prime pour les fêtes et la rentrée scolaire, Tersana leur accorde la broutille de 7 euros. Une humiliation.
Le 22 mai, des ouvriers profitent de la visite du général Esmat pour lui exprimer leur ras-le-bol. Selon leur récit, le haut gradé esquive. Le lendemain, malgré la présence visible d’hommes de la police militaire et des services de renseignement dans l’usine, les ouvriers réitèrent publiquement leurs demandes. Le ton monte. La direction tente de les intimider, on menace de fermer le chantier.
Le surlendemain, la sécurité bloque l’accès de l’usine aux ouvriers. Depuis, la plupart d’entre eux n’y ont plus remis les pieds. Excepté une centaine d’employés qui ont été formés en France et, dit-on à Alexandrie, quelques « jaunes » triés sur le volet par les services de sécurité à partir de début juillet. Le reste des travailleurs est au chômage technique.
Derrière les barreaux
Pour 26 d’entre eux, cependant, la situation est beaucoup plus grave. L’usine appartenant à l’armée, la loi égyptienne prévoit que les travailleurs tombent sous le coup de la justice militaire. Ils sont donc passibles de cour martiale. Ils risquent six mois de prison, ou davantage, s’ils sont convaincus de faute grave, et le renvoi. Quatorze sont déjà derrière les barreaux, en détention provisoire depuis quatre mois : ceux qui ont accepté de se rendre à la convocation, le 25 mai, devant la justice militaire. Les autres se sont méfiés et ont pris la fuite.
L’un de leurs avocats, Mohamed el-Awwad, précise que les 26 accusés semblent avoir été choisis au hasard : « Ils viennent de tous les secteurs, ingénieurs, ouvriers, personnel administratif. Or, pendant le mouvement social, on n’a pas entendu les administratifs, par exemple, ils n’y sont pour rien. »
On reproche aux « 26 » d’avoir fait grève et incité les autres à arrêter le travail, mais ils nient en bloc. Plusieurs audiences ont été programmées, et systématiquement ajournées. Le verdict n’a toujours pas été prononcé. « La situation a pris des proportions exagérées car la direction veut mater toute velléité de contestation, assure un ouvrier de Tersana mis à pied. Il n’y a pas eu de grève à proprement parler : la sécurité nous a interdit d’entrer dans l’usine ! »
Doaa Ali, la trentaine, visage rond et avenant, est la femme de Samer Ibrahim, l’un des 26. Sans le salaire de son mari, elle n’a pas pu payer les mensualités des crédits qu’ils avaient contractés. En Egypte, la prison pour dettes est courante : Doaa passe devant le juge début octobre. Elle dit n’être pas la seule dans cette situation. « Je ne comprends vraiment pas ce qui s’est passé. Mon mari est en détention depuis quatre mois, avec des criminels, mais qu’a-t-il fait ? se lamente-t-elle. Pourquoi la sécurité a-t-elle décidé de fermer l’usine ? »
Selon la jeune femme, la répression s’exerce à l’aveugle : « L’un des ingénieurs accusés - il s’appelle Farouq - avait même fabriqué une machine pour pallier le manque d’outils industriels. C’est pour vous dire à quel point juger ces gens pour trahison est absurde, ils aiment leur travail ! »
D’après l’un des avocats, devant le bâtiment de la cour de justice militaire, certaines familles ont osé crier leur opposition à la cour martiale, et même au président égyptien, le maréchal Al-Sissi, « alors que la plupart des ouvriers de Tersana étaient jusque-là favorables à l’armée et au régime ».
Entre-temps, le retard du chantier s’accumule. Or c’est DCNS qui en paie les conséquences, avec des pénalités financières (« peu importantes pour le moment », selon un connaisseur du dossier) à la clé.
Sur le volet social, le groupe d’armement reste mutique. Sur le volet industriel, il tenterait - en vain -de proposer davantage d’encadrement français, l’expertise des militaires égyptiens étant lacunaire. Des superviseurs et des formateurs de DCNS sont déjà à pied d’œuvre à Alexandrie, mais en nombre insuffisant. Une note confidentielle de DCNS, cet été, critiquant la gestion de Tersana, a atterri sur le bureau de l’état-major égyptien, accentuant la pression sur le général Esmat.
Marasme
En juin, ce dernier, excédé, a cherché à employer des conscrits - le service militaire est obligatoire et peut durer jusqu’à trois ans en Egypte - pour faire redémarrer le chantier. Mais les jeunes soldats, sous-qualifiés, n’ont pas fait l’affaire.
Le manque d’effectif et la tension sociale continuent de paralyser la construction des corvettes. Tersana, qui ambitionnait de devenir le fer de lance de l’industrie navale égyptienne (avec un transfert de compétences et technologies), utile pour un pays qui tire une grande partie de ses revenus de la navigation dans le canal de Suez, s’enfonce peu à peu dans le marasme.
Quant aux 26, leur sort vient rappeler l’envers du décor : derrière les signatures médiatisées de contrats d’armement mirifiques, la réalité sociale des sous-traitants des sociétés françaises est parfois beaucoup plus inavouable.
Aude Fleurant : « Il est très difficile d’effectuer un suivi social après un deal »
Pour la chercheuse Aude Fleurant, les contrats signés par Paris sont obtenus à l’issue de négociations très dures. La France est souvent contrainte d’accepter les conditions de clients peu recommandables.
Prudente sur les prouesses militaro-commerciales de la France, Aude Fleurant, directrice du programme « armements et dépenses militaires » au Stockholm International Peace Research Institute, revient sur l’âpreté des négociations de ces contrats hors norme, qui se déroulent sous haute pression. A l’instar des 36 avions de chasse Rafale que la France vient de vendre à l’Inde. (Célian Macé)
Célian Macé : Pourquoi cette pluie de contrats d’armement ? Jean-Yves Le Drian, le ministre de la Défense français, est-il vraiment un bon vendeur ?
Aude Fleurant : C’est avant tout dû à l’excellente santé du marché mondial de l’armement. Depuis 2007-2008, la conjoncture est très favorable à l’exportation. Dix ans, ce n’est rien sur ce marché. On est arrivé à un moment où des clients devaient renouveler et développer leur matériel. La crise a un peu ralenti les choses, mais pas tant que ça. Ce genre de contrat se négocie pendant des années. La France a été extrêmement active pour faire la promotion de son matériel, mais ça ne date pas du ministre de la Défense actuel. Nicolas Sarkozy lui-même s’investissait personnellement pour décrocher des contrats, mais ça ne marchait pas toujours. Ça ne dépend pas que des hommes, quoi qu’en disent les médias.
Alors quels sont les atouts de la France ?
L’un des points forts de la France, ce sont les offset, c’est-à-dire les compensations directes en termes de bénéfice pour le marché local. La vente des sous-marins français Scorpène de DCNS au Brésil, en 2009, en est le meilleur exemple.
DCNS offrait un package offset impressionnant : formation des ingénieurs brésiliens, construction d’un chantier naval spécifique au Brésil, transfert de technologies… Peu de pays sont prêts à aller aussi loin. A long terme, les clients peuvent être intéressés pour développer leur propre industrie d’armement nationale.
Il existe aussi des compensations indirectes : le Canada, par exemple, demande un investissement dans ses entreprises de haute technologie quand il signe un contrat d’armement. Pour Washington, ces offset créent une distorsion de concurrence. Mais ce marché n’est pas un marché comme un autre. Il est unique à bien des égards, alors les vendeurs d’armes ne sont pas à ça près.
D’après notre enquête, DCNS sous-traite la construction de ses corvettes à une société égyptienne qui bafoue le droit du travail. Etes-vous surprise ?
Pas du tout. On le soupçonnait. Mais les termes de ces contrats de défense étant secrets, il est très difficile d’effectuer un suivi social après un deal. Jamais ces informations ne sont divulguées.
Cela dit, la relation France-Egypte soulève un certain nombre de questions.
– Le régime est, disons, discutable et on continue à lui vendre des armes, avec des contrats aux valeurs très élevées.
– Les Etats-Unis, eux, ont mis en place un embargo à destination de l’Egypte, par exemple.
Mais il faut bien comprendre que ces négociations sont extrêmement dures. Il n’est pas impossible que Le Caire ait imposé ce sous-traitant aux Français. La pression est énorme : la France a besoin de ces contrats pour remplir ses carnets de commandes. Le seul pays qui peut se soustraire à cette pression, ce sont les Etats-Unis. Car le marché américain est tellement grand qu’il se suffit à lui-même. Ainsi, dans les quinze prochaines années, 2 500 chasseurs F 35 ont été commandés par la défense américaine. L’exportation, pour eux, c’est du bonus ! Ils peuvent donc se permettre d’être regardants quand ils signent un contrat.
Les entreprises françaises d’armement sont-elles aussi rassurées sur leur avenir ?
Le marché va entrer dans un nouveau cycle. Les groupes mettent tout ce qu’ils ont dedans. L’avion de combat de prochaine génération, par exemple, aura un coût gigantesque. Actuellement, la France ne peut pas se le payer. Aucun pays d’Europe ne peut payer ça tout seul.
Un marché européen de l’armement aiderait : il assurerait un débouché intérieur aux produits, comme aux Etats-Unis. Les Européens seraient moins dépendants des exportations. Mais ce vieux projet, lancé dans les années 90, bloque toujours. Car il demande de faire des concessions : les industries nationales devront lâcher certains produits pour se concentrer sur quelques secteurs très performants. Or les pays d’Europe ne semblent pas encore prêts.