Il est grand temps de tordre le cou à une certaine vulgate marxiste pour laquelle le racisme et l’islamophobie ne sont que des diversions ourdies par la classe dominante pour détourner le prolétariat des « vrais problèmes », le diviser et, partant, l’affaiblir dans la lutte de classe.
Comme tout bon mensonge, celui-ci comporte une part de vérité : les nazis ont joué la carte de l’antisémitisme dans le but de détourner vers les « banquiers juifs » la colère contre les capitalistes en général. Mais il ne s’agissait pas d’une « diversion » : l’antisémitisme fut un élément clé de la stratégie qui permit à Hitler de prendre le pouvoir et de briser le mouvement ouvrier, permettant ainsi aux patrons allemands de réduire le « coût salarial » de moitié environ. Comme on le sait, la logique antisémite des nazis fut portée à son terme : l’extermination de six millions d’êtres humains.
Vu les similitudes entre l’islamophobie d’aujourd’hui et l’antisémitisme des années ’30, il faut être aveugle pour continuer à prétendre que les attaques actuelles contre les musulmans ou les personnes d’origine arabo-musulmane ne seraient qu’une manœuvre à laquelle la gauche devrait ne pas prêter trop d’attention, sous peine de tomber dans les pièges de l’ennemi… C’est pourtant le raisonnement que certains continuent de tenir : l’affaire du burkini serait « ridicule », il s’agirait de ne pas se laisser distraire des priorités – la loi travail, le TTIP, les travailleurs détachés, les salaires et l’emploi… Car les « vrais problèmes » seraient sociaux, le reste serait secondaire.
« Le reste », ce n’est d’ailleurs pas seulement le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie. En effet, la logique d’hiérarchisation des luttes est globale. « Le reste », en fait, c’est tout ce qui ne relève pas directement du rapport capitaliste d’exploitation du travail : l’oppression des femmes, des jeunes, des lesbiennes, des gays, le mépris pour les racisés, sans oublier le productivisme et la destruction de l’environnement.
Dans l’esprit de celles et ceux qui disent « occupons-nous des vrais problèmes », la solution à toutes ces questions devrait être renvoyée à plus tard, à un meilleur rapport de forces, quand les travailleurs unis dans la lutte pour les salaires et l’emploi auront gagné en confiance et en conscience. Dans le meilleur des cas, cette conception de la priorité aux luttes socio-économiques traduit en fait une incompréhension profonde du capitalisme, de la lutte de classes et du combat politique.
Le capitalisme, un système complet de domination sociale
Le capitalisme n’est pas seulement un mode de production basé sur l’exploitation du travail salarié par la classe capitaliste. C’est aussi, plus largement, un système complet de domination sociale. Vu le terreau historique concret où il né, ce système implique nécessairement la domination patriarcale, le pillage colonial et néocolonial, le racisme, la destruction des richesses naturelles, l’appropriation des savoirs, etc.
Du coup, la lutte des classes ne se présente pas comme le choc sur le champ de bataille entre l’armée de la classe ouvrière et celle de la bourgeoisie, bien rangées face à face. Il n’y a pas que des classes, mais encore des fractions de classes, des couches, des nationalités dominées, des religions, des illusions, tout un écheveau de niveaux d’exploitation et d’oppressions.
Non seulement l’immense majorité de la population n’identifie pas « le capitalisme » comme le problème central mais les exploité.e.s et les opprimé.e.s, à partir de leur vécu, situent « le problème central » de la société à de nombreux niveaux différents. Certes, en dernière instance, tous ces niveaux renvoient au capitalisme, mais il ne suffit pas de le dire pour être compris (d’autant que la suppression du capitalisme ne résout pas tout d’un coup de baguette magique !). Il s’agit au contraire de prendre en compte toutes les oppressions, afin que tous les mouvements émancipateurs convergent dans la lutte. En d’autres termes, il faut une conception politique, et non strictement économique, de la lutte de classe.
Les leçons de l’histoire
Mais il ne faut pas se le cacher : ce qui est incompréhension dans le meilleur des cas est aussi, dans le pire des cas, contamination de la gauche par les préjugés racistes, sexistes et islamophobes. Chez certains, le discours « occupons-nous des vrais problèmes » traduit en fait l’idée que l’islam, les musulmans ou les personnes d’origine musulmane – les femmes en particulier – « sont un problème », et qu’ils devraient, à tout le moins, « être plus discrets »…
Ici, le danger est maximal. Il ne s’agit pas de « diversion » mais de l’engrenage mortel qui se met à tourner quand la droite extrême parvient effectivement à faire en sorte qu’une partie de la population – y compris de la classe ouvrière – désigne les membres d’un groupe comme boucs émissaires. On en est là, et ceux qui prétendent que les « vrais problèmes » sont ailleurs n’ont rien compris aux leçons de l’Histoire.
Daniel Tanuro