La mort du roi Bhumibol Adulyadej a été officiellement annoncée le 13 octobre. Il était depuis longtemps hospitalisé, muet, probablement incapable de faire quoi que ce soit, si ce n’est déjà décédé. Cela ne l’a pas empêché, tout aussi officiellement, de « signer » tout ce dont la junte militaire au pouvoir avait besoin pour sacraliser ses décisions politiques.
De son nom de règne Rama IX, Bhumibol avait 88 ans. Il aura régné sept décennies et aurait joui, dit-on, d’une popularité et d’un respect sans pareils. L’histoire des monarchies n’est cependant jamais un roman à l’eau de rose. Depuis 1932, la royauté en Thaïlande n’est plus absolue, mais constitutionnelle ; à de rares interludes près, le pouvoir réel est détenu par l’armée.
Bhumibol succède en 1946 à son frère, qui a été tué d’une balle dans la tête dans des circonstances jamais élucidées [1]. Il n’est cependant couronné qu’en 1950, le royaume ayant en attendant été dirigé par un régent. La situation est alors favorable à son début de règne.
Durant la Seconde Guerre mondiale, l’occupant japonais a d’abord été présenté par les autorités comme un allié. Après la capitulation de Tokyo, l’armée a voulu donner une nouvelle légitimité à son régime – et en finir définitivement avec l’aile gauche du coup d’Etat antimonarchique de 1932 dont la figure de proue était Pridi Banomyong, un intellectuel influencé par les idées socialistes et les conceptions libérales européennes non marxistes. De fait, dès 1935, le nouveau ministre de la Défense, Field Marshall Phibun, avait instauré une dictature et la loi martiale. Cependant Pridi, en exile, avait représenté, avec Seni Pramoj, les Thaïs libres (Seri Thai), l’un des deux mouvements de résistance anti-japonaise (l’autre étant constitué par le Parti communiste). En 1945, Seni Pramoj devint Premier ministre, pour négocier avec les Alliés. L’année suivante, Pridi proposa une nouvelle Constitution. En 1947, Phibun mena un coup d’Etat. En 1950, la Thaïlande envoya des troupes en Corée du Sud auprès des forces US. Le royaume était dorénavant ancré dans le « camp américain ».
Le mouvement communiste restait encore bien faible en Thaïlande, mais il avait pris racine [2]. La révolution chinoise venait de l’emporter et le Vietminh était en plein développement au Vietnam. Les Etats-Unis deviennent la grande puissance tutélaire en Asie du Sud-Est. Dans ces conditions, l’armée était prête à nouer une alliance avec le Palais royal, au nom de l’anticommunisme.
Bien qu’impopulaire dans les années 30 et 40, et officiellement désacralisée en 1932, la dynastie des Chakry n’avait pas été historiquement déconsidérée par une conquête coloniale. La Thaïlande était une zone tampon entre les possessions anglaises et françaises, aidée par l’Allemagne, et le pays n’a jamais été directement colonisé. Il était donc possible de redonner du lustre à la monarchie, de la resacraliser : « on réinvente pour lui des rituels et un langage de cour, construisant l’icône rénovée d’un « Deva-Raj » (Roi-Dieu, dans la tradition hindoue) et d’un monarque généreux régnant selon les principes de la morale bouddhiste. Modernité oblige, on ne le dépouille pas pour autant de ses allures d’homme du XXe siècle : il se promène avec un appareil photo autour du cou et souffle toujours dans sa trompette lors des soirées au palais… Il est à la fois plus divinisé que ses prédécesseurs et plus proche du peuple, qu’il ne cesse de rencontrer lors de ses tournées dans le pays. » [3]
Cette resacralisation du suzerain est systématiquement poursuivie par les régimes militaires qui se succèdent au gré des putschs. Le général (puis maréchal) Sarit Thanarat est l’un des maîtres d’œuvre de l’alliance entre le Palais et le haut commandement de l’armée. Pour certains historiens, Bhumibol « n’a en réalité jamais été persuadé qu’un système de type démocratique, qu’il qualifia un jour de ‘principe d’importation étrangère’, pouvait s’appliquer à son royaume. La figure du monarque éclairé et bienveillant coexistait avec celle du souverain capable de justifier le coup d’Etat permanent comme une forme moderne du jeu politique thaïlandais. » [4]
Exceptions qui confirment la règle, en 1973 et 1992, l’autorité de la figure royale et l’intervention politique de Bhumibol ont permis de résoudre des crises devenues inextricables en forçant le retrait temporaire des militaires avec la démission de dictateurs honnis. Puis l’histoire a repris son cours « normal », l’armée revenant au pouvoir avec la bénédiction du monarque, comme en témoignent les événements dramatiques de 1973-1976 [5]
La première grande crise du royaume, sous Rama IX, s’est ouverte dans le contexte de l’escalade militaire US au Vietnam. Le pays avait été transformé en un immense porte-avion terrestre et était couvert de bordels destinés au repos des GIs. La jeunesse, notamment étudiante, s’est soulevée, bénéficiant d’un très large soutien au sein de la population. La junte militaire a été renversée en octobre 1973, avec l’intervention du roi. Dans le même temps, ce dernier a laissé se développer des milices d’extrême droite qui ont préparé la reprise en main du pays [6] Ce fut chose faite le 6 octobre 1976, à l’occasion d’un coup d’Etat sanglant. L’armée a reconquis le pouvoir avec la bénédiction du Palais.
A nouveau, l’autorité de la famille royale était au plus bas ; pour la rétablir, la « tradition culturelle » n’aurait pas suffi. A nouveau donc, un véritable culte de la personnalité a été imposé des années durant, avec l’aide des Etats-Unis et de leurs services de propagande. L’effigie du monarque est devenue omniprésente, le respect affiché une obligation, sous peine de sévères sanctions pénales qui n’ont cessé de s’aggraver (aujourd’hui, l’offense la plus minime peut valoir 15 ans de prison).
Le crime de lèse-majesté est une arme redoutable pour réprimer quiconque sort des clous ou pour interdire tout débat sur le régime, à l’instar de l’accusation de blasphème ou d’atteinte à la sécurité nationale en d’autres pays. Bhumibol Adulyadej a joué son rôle de parfaite façon. Il s’est laissé déifié sans pour autant contester le pouvoir à ceux qui le détenaient. D’allure austère, l’expression triste et lointaine, il incarnait une « figure protectrice » aimée du peuple, une posture que certains qualifient de « paternalisme despotique » [7]. Les vastes possessions foncières de la famille royale – tant urbaines que rurales – lui ont aussi permis de déployer un réseau de clientélisme populaire.
Sous Bhumibol, la famille royale thaïlandaise est devenue la plus riche de la planète, sa fortune étant évaluée à 35 milliards de dollars (31,70 milliards d’euros). Mais quel est son pouvoir effectif ? La question reste très controversée [8]. La reine Elizabeth d’Angleterre est elle aussi une grande possédante, mais elle ne gouverne pas pour autant. C’est en principe le cas aussi en Thaïlande. Qu’en est-il précisément en réalité ?
Pour nombre d’analystes, le Royaume de Thaïlande avait dans les années 90 clos un chapitre de son histoire. La fin de la vague révolutionnaire asiatique, la défaite du Parti communiste de Thaïlande, la modernisation socio-économique du pays et l’apparition d’une nouvelle bourgeoisie rendaient obsolète le temps des régimes militaires. Le poids des régions « périphériques » se renforçait avec le bouleversement de l’économie rurale dans le Nord-Est (Isan) et le Nord [9]. Les coups d’Etat étaient considérés résiduels, anachroniques combats d’arrière-garde. L’armée rentrait dans ses casernes pour ne plus en sortir.
La démocratisation était donc l’ordre du jour. En 1992, une Constitution relativement progressiste pour le pays a bien été adoptée – mais après le putsch de 2006, elle a été remplacée par une autre, rédigée sous la houlette de l’armée. Des élections successives ont confirmé qu’une grande partie de la population aspirait à des changements structurels. Elles ont représenté un coup très dur porté à l’oligarchie qui domine la vie politique et économique du pays depuis plusieurs décennies : elle perdait son contrôle direct du législatif et de l’exécutif. [10]. De grands mouvements sociaux se sont formés durant cette période, telle l’Assemblée du peuple, fondée en 1995. Bon nombre de ces mouvements résistaient à mode de développement prédateur, dépossédant notamment les communautés populaires de l’accès à leurs ressources vitales [11]
Las, ni le Palais royal, ni l’oligarchie traditionnelle, ni l’armée ne voulaient du processus démocratique. A chaque fois que la famille Shinawatra (Thaksin et sa sœur Yingluck), représentant cette « nouvelle bourgeoisie », a emporté sans conteste des élections démocratiques, elle en a été évincée par des coups d’Etats plus ou moins judiciaires. La confrontation entre « chemises rouges » (Thaksin et ses soutiens d’affaires ou populaires) et « chemises jaunes » (la réaction royaliste et conservatrice) avait pour l’un de ses enjeux la possibilité même d’établir un régime parlementaire de démocratie bourgeoise. La réponse des pouvoirs dominants fut sans ambiguïté négative – une Cour constitutionnelle partie prenante de l’ordre traditionnel, des putschs (2006 et 2014), le massacre de 2010 à Bangkok, la répression systématique des chemises rouges.
La leçon de choses est d’autant plus nette que Thaksin n’était pas un républicain, mais un royaliste. Il n’était pas non plus un démocrate ; il a mené une « guerre à la drogue » en ayant recours aux assassinats extrajudiciaires, passé de juteux contrats avec l’armée et réprimé les mouvements musulmans du Sud. Cependant, il mettait en place de réels programmes sociaux en faveur des pauvres (en matière de santé par exemple), contournait les réseaux de pouvoir de l’oligarchie traditionnelle et de la vieille élite militaire, portait ombrage à la famille royale en apparaissant lui-même comme le « protecteur du peuple ».
La crise financière asiatique de 1997-98 a créé les conditions préalables à un retour en force de l’armée au pouvoir. La Thaïlande a été frappée de plein fouet. Lesdites élites et « classes moyennes urbaines » se sont affirmées ouvertement antidémocratiques, déniant aux irresponsables pauvres le droit de voter. L’institution bouddhique s’est politisée et un moine, Buddha Issara, a pris la tête du mouvement contre les chemises rouges en 2014. Le coup d’Etat de mai, cette même année, a permis à l’armée de reprendre durablement le pouvoir et de préparer ainsi la succession royale.
Le royaume thaï n’est pas une anormalité nationale. Loin d’impulser une triomphante marche à la démocratie, l’ordre néolibéral mondial favorise le développement de régimes de plus en plus autoritaires, de populismes de droite, de nouvelles extrêmes droites.
En Thaïlande, sur le plan idéologique, les piliers du régime sont constitués de la monarchie (sanctifiée), de l’armée (glorifiée) et de la Sangha, le clergé bouddhiste (expression de la religion d’Etat, il a des liens très étroits avec l’establishment.). Si la gravité de l’état de santé de Bhumibol a été si longtemps cachée, c’est que la succession royale fait problème.
Le monarque ne peut être qu’un homme. Les femmes sont écartées de la succession – alors que la princesse Sirindhorn est jugée la plus fiable par les élites traditionnelles. Reste donc le prince héritier Maha Vajiralongkorn (64 ans). Vivant à Munich plus qu’en Thaïlande, il est réputé play-boy, noceur. Les vidéos de ses frasques font le tour des chaumières – il a même été photographié descendant d’un avion en bluejeans taille basse, débardeur découvrant largement le ventre, le buste et les bras couverts de tatouages temporaires. Lui-même pilote de chasse, il a élevé son caniche Foo Foo au rang d’officier supérieur de l’armée de l’air – Field Marshall Foo Foo ! –, quatre jours de deuil national ont été décrétés après sa mort. Ce comportement peu protocolaire pourrait être amusant si le personnage n’était pas aussi inquiétant. Vindicatif à l’extrême, il poursuit de sa hargne les proches de son père. Il a imposé l’exil à une précédente épouse et ses enfants. Il a des comportements de tyran. Crime suprême, il aurait été lié à Thaksin.
Dument désigné par Bhumibol prince héritier, Vajiralongkorn aurait dû monter sur le trône le jour où la mort de son père. Or, comme l’a annoncé à la télévision le Premier ministre Prayuth Chan-ocha, l’intronisation est reportée… Les rumeurs courent sur les raisons de ce report [12]. Pour l’heure, la gérance du royaume est assurée par Prem Tinsulanonda, 96 ans, ancien commandant en chef de l’Armée (1978), ancien Premier ministre (1980-1988) [13] et ancien président du Conseil privé du roi (1998). Homme d’influence, conservateur, il a organisé plusieurs coups d’Etat et avait Thaksin comme ennemi juré [14].
Le passage du flambeau est d’autant plus délicat qu’aujourd’hui, selon l’universitaire Pavin Chachavalpongpun, « il existe un mouvement républicain, notamment chez les « chemises rouges » qui tentent de s’exiler. Beaucoup de Thaïlandais ont encore de l’amour et du respect pour le roi. La majorité des Thaïlandais sont pour la monarchie, mais les interventions du Palais royal dans la politique sont très mal vécues par certains d’entre eux. Nous sommes dans une période critique pour la Thaïlande. La principale cause est la succession royale, mais les divisions entre riches et pauvres, urbains et ruraux, jouent aussi un rôle. » [15]
Pour l’heure, le régime militaire verrouille le pays. Un an de deuil national a été décrété. Sous peine de sanctions pénales, tous les serveurs de réseaux sociaux doivent activement surveiller leurs abonnés et dénoncer tout propos offensant pour la monarchie ou la junte au pouvoir. Le ministre de la Justice appelle à la formation de groupes de « vigilants », gardiens de l’ordre moral à même d’intimider et menacer les déviants [16]. Des personnes accusées de lèse-majesté (ou qui ne sont pas habillées de noir) peuvent être agressées et forcées de se prosterner devant l’effigie du défunt roi – même s’il s’agit de simples d’esprit [17]. Un climat d’hystérie est sciemment créé.
Une hystérie qui n’a plus de frontière. L’ultraroyaliste Rienthong Nanna [18] a dénoncé le 16 octobre sur Facebook des Thaïs vivant à Paris, donnant nom et adresse de l’une d’entre elles, et appelant les fidèles du monarque à vérifier ce qu’il en était et à agir en conséquence – même si le crime de lèse-majesté n’existe pas en France. De tels propos peuvent évidemment avoir des conséquences particulièrement graves ! [19]
Si vraiment le Palais royal était idolâtré par la population thaïlandaise, le pouvoir militaire n’aurait pas besoin d’utiliser de tels moyens pour assurer son ordre. La succession de Bhumibol rend l’avenir encore plus incertain qu’il ne l’était déjà.
Pierre Rousset