L’industrie du nucléaire civile est fréquemment animée par la controverse, portant sur ses risques, et régulièrement traversée par des actualités d’apparences contradictoires. Certains décident d’y mettre un terme, quand d’autres se lancent dans la construction d’un nouveau site. La catastrophe nucléaire de Fukushima en 2011 a relancé les débats. L’image, très ressassée, du bon élève allemand qui « sort » du nucléaire semble en contradiction avec la construction par la Russie d’une centrale nucléaire en Biélorussie (à cinquante kilomètres de Vilnius, à Astravets[1]). Le Sommet sur la sûreté nucléaire de Washington martèle les enjeux de l’atome[2]. Les installations belges inquiètent leurs voisins néerlandais et Allemands. Les exemples sont pléthoriques, de Fessenheim au réacteur Angra 3 au Brésil[3]. Ils entrent de plein fouet en résonance à la plainte déposée par Genève (Suisse), contre la centrale nucléaire française du Bugey.
Ce nouvel épisode judiciaire est l’occasion de mener un tour d’horizon du fait nucléaire en Suisse. Nous présenterons, dans un premier temps, le parc des centrales nucléaires suisses. Nous le replacerons ensuite dans une perspective historique pour mieux aborder la question du mix énergétique actuel, et de ses enjeux futurs, notamment dans une perspective d’intégration européenne.
« La Suisse porte plainte contre la France »
Au-delà de cette formule, à la tournure très accrocheuse, qu’est-ce à dire ? La ville de Genève, le canton de Genève et quatre citoyens helvétiques ont, le 3 mars 2016, déposé une plainte contre X. La centrale nucléaire française du Bugey, sise à 70 km de la très internationale cité genevoise, est accusée de « mise en danger d’autrui » et de « pollution des eaux » du Rhône. L’enquête est du ressort de l’Office central de la lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique française (OCLAESP). Une information émanant de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), en 2011, reprise en 2015, rend compte de fuites d’un réacteur de la centrale nucléaire du Bugey. La plainte genevoise s’appuie sur ces rapports. Elle peut servir certains intérêts, tels ceux promus par les campagnes de communication pour la sortie du nucléaire au niveau européen ou, pas très éloignés l’un de l’autre, les intérêts de ceux qui ont la charge de négocier les prix d’achat du courant aux centrales nucléaires françaises, que la Suisse achète. Les contrats de livraison ont des dates butoirs et les barrages helvétiques, en amont sur le Rhône, ont un impact sur son débit, dont la maîtrise est une des composantes de la sureté nucléaire. Autant d’éléments, pêle-mêle, qui peuvent intervenir dans la joute.
Genève porte plainte, mais n’y a-t-il pas de centrales nucléaires en Suisse ? En 2015, la présence de « trous », par centaines, sur la cuve du réacteur le plus ancien de la centrale de Beznau, qui date de 1969, a été dénoncée dans la presse suisse[4]. Le site est à la frontière allemande et, au regard des dimensions de la Confédération helvétique, à vol d’oiseau de la France, comme l’est le Bugey de Genève.
Une brève revue des centrales helvètes nous permet de dresser le portrait d’une situation qui interpelle. Les cinq réacteurs des quatre centrales suisses sont parmi les plus vieux du monde, mis en service de 1969 à 1984. Chacune bénéficie d’une autorisation d’exploitation non limitée. Ainsi, la durée d’exploitation des trois plus anciennes, selon des données chiffrées de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) en 2012, est de plus de 40 ans en moyenne, contre seulement 28 ans dans le monde.
Dans le mouvement européen de repli vis-à-vis du nucléaire, débuté en 2011, après la catastrophe de Fukushima, le Conseil fédéral et le Parlement suisse ont décidé la sortie progressive du nucléaire. Il ne s’agit pas d’une interdiction et la recherche se poursuit. C’est pour le moment un effet d’annonce. La durée d’exploitation non limitée des centrales reste inchangée, même si, en 2013, la fermeture du site de Mühleberg est annoncée pour 2019. La date de 2034 est avancée pour une sortie définitive du nucléaire, soit 50 ans d’exploitation pour des installations prévues pour 30 ans. L’argument invoqué est que la durée d’exploitation est fonction de la sûreté des installations. L’autorité de surveillance suisse, l’Institut fédéral de la sûreté nucléaire (IFSN) n’est pas responsable de la sécurité des installations, c’est l’exploitant qui l’est. 44 incidents ont été notifiés par l’IFSN de 2000 à 2009, à Beznau I et II (1969 et 1972), et 17 à Mühleberg (1972). Cette centrale à eau bouillante, la plus ancienne au monde, est la même que celle de Fukushima, un modèle de l’américain General Electric. Les trois précédents réacteurs sont refroidis à l’eau des fleuves, l’Aar et le Rhin. Les deux suivants avec des tours aéroréfrigérantes. 22 incidents à Göspen (1979) et 38 à Leibstadt (1984) sont également notifiés. Le premier incident survenu avec suffisamment d’ampleur pour être qualifié d’accident est survenu en 1969, à Lucens, à la suite d’une fusion partielle du cœur du réacteur de recherche.
Quelques repères historiques : de la bombe à Fukushima
Lorsque survient, en 1969, à Lucens, dans le canton de Vaud, l’accident du réacteur expérimental, cela fait une vingtaine d’années que la Confédération helvétique s’est lancée dans le développement du nucléaire civil et militaire. En 1957, en Argovie, à Würenlingen, un centre de recherche voit le jour autour du réacteur de l’Institut Paul-Scherrer de Villigen (PSI). Le réacteur Diorit des années 1950 n’est pas encore démantelé. Saphir date de 1960. Il fut arrêté en 1993, et autorisé, en 2000, à être démantelé. Proteus, servit de 1968 à 2011, il attend également son démantèlement.
Dès après les bombardements atomiques américains sur Hiroshima et Nagasaki en août 1945, les autorités civiles et militaires suisses prennent conscience de l’importance stratégique de leur futur positionnement vis-à-vis de l’énergie nucléaire. L’accident de 1969 met fin à l’ambition de maîtriser une technologie nationale. Pendant la Guerre froide des années 1950-1960, la Suisse lance un programme militaire de recherches nucléaires : « Le Conseil fédéral discuta de ce thème en 1955 et conclut que, malgré le caractère amoral de l’arme nucléaire, ce pourrait être un moyen adapté aux besoins de la défense nationale » (Christian Bühlmann, 2007)[5]. Des consultations populaires furent organisées à l’époque, elles rejetèrent toutes limitations au développement des recherches visant à se doter de la bombe. Cependant, cette perspective sera abandonnée à la fin des années 1960.
Les Etats-Unis lancèrent une grande campagne de séduction à visée hautement stratégique. Ils livrèrent à bas coût des réacteurs pour un usage civil afin de rendre dépendant le client de leur fourniture en combustible et en maintenance. Plus loin, il s’agissait de diffuser leur technologie avec les réacteurs à eau pressurisée de Westinghouse et les réacteurs à eau bouillante de General Electric. Et ce fut d’autant plus profitable aux Etats-Unis, qu’en livrant clefs en main une centrale, limitée à un usage civil, la dimension militaire associée s’en trouvait, de facto, exclue. Ainsi, l’industrie suisse s’est détournée des investissements nécessaires au développement de leur propre technologie.
En 1969, la Suisse signa donc le Traité de Non-Prolifération Nucléaire (TNP) qui la plaçait sous la dépendance des Etats-Unis et sous leur protection. La consultation populaire directe est en Suisse un pilier du « contrat social ». Sur la question du nucléaire, de 1969 à 2011, la majorité a eu tendance à voter des limitations, mais sans jamais l’interdire ou l’abandonner. Une fois encore, la contradiction semble de mise. Il existe un réacteur de recherche à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), Crocus, qui participe au programme européen de recherche sur la fusion nucléaire. Le laboratoire de SPIEZ travaille à la protection de la population face aux risques chimiques, biologiques et des armements nucléaires ; sa dimension militaire est donc importante et nécessite un équipement nucléaire.
En 1990, un moratoire interdit la construction de nouvelles centrales pour dix ans, mais refuse l’abandon de cette technologie. En 2003, rejet d’un second moratoire et rejet de l’abandon. En 2011, après la catastrophe de Fukushima, les projets de construction de nouvelles centrales sont suspendus et la sortie définitive est votée. La question de la modification de la politique énergétique suisse se pose donc pour l’avenir, en plus de celle du devenir des sites nucléarisés.
Aux centrales et aux laboratoires nous devons ajouter les sites liés aux traitements et à l’entreposage des déchets qui, depuis le moratoire de 10 ans voté par le Parlement en 2006, ne sont plus envoyés en France et en Allemagne. Le territoire héberge deux dépôts intermédiaires et deux sites souterrains de recherche. Le PSI (Institut Paul Scherrer) exploite le dépôt fédéral intermédiaire de Würenlingen, auquel il faut ajouter celui de la Zwilag tout proche.
C’est la Nagra (Société coopérative nationale pour le stockage des déchets radioactifs) qui a la charge de créer les dépôts pour un entreposage définitif en couches géologiques profondes. Pour ce faire, il procède aux expérimentations souterraines au Grimsel depuis 1983 et participe, avec d’autres puissances européennes dont la France, au laboratoire du Mont Terri (où aucun déchet ne doit être stocké).
L’histoire des rapports avec le nucléaire militaire fait parfois surface sous la forme d’affaires de gros sous. Si, officiellement, l’industrie de l’armement suisse se concentre sur les armes conventionnelles, les investissements et relations avec les fabricants étrangers ne datent pas d’aujourd’hui. Nous citerons, une fois de plus[6], l’historien Peter Hug, qui, dans son rapport public (le PNR42+), écrit : « Sulzer AG et VAT Haag livrèrent des composants importants pour l’enrichissement de l’uranium sud-africain ; ces composants permirent de préparer la matière fissile nécessaire à la fabrication des six bombes atomiques produites par l’Afrique du Sud » et « par ses exportations de capitaux et l’acquisition d’or sud-africain a soutenu en termes d’efficacité économique le régime de l’apartheid ». Plus récemment, il a été démontré que la place financière suisse (Banque centrale et banques cantonales, banques privées, fonds de pension, etc.) est un puissant partenaire des investissements dans l’industrie de l’armement nucléaire aux Etats-Unis et en France[7].
L’électricité en Suisse : quel mix énergétique ?
L’électricité d’origine nucléaire est essentielle aux choix qui sous-tendent le mix électrique suisse ainsi qu’à son fonctionnement au sein du marché européen de l’électricité. Au-delà des petites variations saisonnières et annuelles, selon les chiffres de Swisselectric (l’organisation des entreprises du réseau d’interconnexion suisse d’électricité et des principaux producteurs), la répartition est la suivante : le nucléaire assure en moyenne 36% de la production, contre 58% d’hydroélectricité, les 5% restants proviennent de centrales thermiques traditionnelles et des énergies dites renouvelables ou vertes (biomasse, solaire, éolien). Selon le réseau d’activistes Sortir du nucléaire, cette électricité assurerait seulement 9% de la consommation nationale.
Produire de l’électricité ne signifie pas que le premier des objectifs est celui d’assurer l’approvisionnement des consommateurs, ou tout du moins, simplement des foyers suisses. Le modèle économique à l’œuvre repose sur la surcapacité de la production européenne, les transferts de courant d’un pays vers l’autre en traversant un tiers (la Suisse est la voie de transit d’environ 10% du courant européen), et la variation journalière, saisonnière et annuelle, des cours de l’électricité. La Suisse fait partie du peloton de tête des pays importateurs de courant, elle importe pour sa consommation et exporte sa production. La contradiction n’est qu’apparente. Composer son mix énergétique revient donc, pour les acteurs suisses du secteur, à assurer la satisfaction de la consommation intérieure tout en se livrant à une intense spéculation à l’échelle du marché européen.
Sortir du nucléaire doit contraindre de modifier le mix sans compromettre ses capacités de spéculation, d’autant plus que le prix de l’électricité a une tendance à la baisse. Pour l’heure, les centrales nucléaires assurent une production de nature constante sur toute l’année, pour une fourchette de prix compris entre 4 et 6 centimes le kilowattheure (Kwh). En été, la surproduction est très importante, aussi cette électricité est-elle exportée. En hiver, c’est l’inverse, la Suisse importe du courant bon marché issu des surplus des centrales nucléaires françaises (Bugey et Fessenheim). A une plus grande échelle, selon les heures de la journée, la spéculation se porte sur les heures creuses et les heures de pointe. En effet, en période estivale de débâcle, les barrages de retenue en montagne permettent de constituer d’importants stocks, qui pourront être libérés à la demande, journalière ou saisonnière. Ainsi, la nuit, la Suisse importe-t-elle du courant à bas prix de France pour actionner des pompes qui remontent l’eau des vallées, où coulent les fleuves et rivières, en altitude, dans les lacs de retenue. L’électricité peut donc y être « stockée » sous la forme de réserve d’eau au fort potentiel spéculatif. Le lendemain, surtout à midi et le soir, les lâchés hydroélectriques permettent de turbiner cette électricité peu chère pour la transformer en électricité à l’export beaucoup plus chère.
Le nucléaire sert donc de ruban continu, de base, on parle d’ouvrage de réserve, de réglage, alors que l’hydroélectricité se présente comme l’arme du négoce. Le kilowattheure hydroélectrique (Kwh) revient à environ 6,5 centimes. Un ménage suisse achète son électricité dans une fourchette allant d’environ 18 centimes à 28 centimes le Kwh. Le prix du courant varie. En période de pointe, en 2008, il pouvait être de 11 centimes le Kwh, puis passer à 15 centimes le Kwh en 2010, pour baisser à 6 centimes le Kwh en 2014. Les valeurs moyennes ne sont pas forcément les plus intéressantes à prendre en compte, bien au contraire, ce sont les écarts, qui, chaque jour, sont pertinents. Le marché journalier de l’électricité entre la France, la Suisse, l’Autriche et l’Allemagne est le Epex Spot[8].
Intégration européenne et remise en cause du modèle
La Suisse s’intègre à l’Union européenne, par ses activités de négoce d’électricité et par son territoire, où transite physiquement du courant. Etre relié au réseau et au marché, voilà la position helvétique. Il s’agirait dans la prochaine étape de libéraliser totalement le marché de l’électricité et de participer pleinement au « marché couplé » européen. Cette dernière expression désigne la fusion du marché du courant et de celui de son transport dans l’Union européenne (le règlement européen sur le couplage des marchés est entré en vigueur le 1er juillet 2015, ce marché couplé est réalisé par étapes depuis 2008)[9]. Le souci est souvent celui de limiter les investissements d’infrastructures en favorisant des intégrations qui permettent de capter une rentabilité maximale, en l’état.
C’est dans cette logique que la fin des centrales nucléaires et l’entrée des productions vertes, intermittentes, sur le marché, sont envisagées. Une intégration poussée au marché européen permettrait à la Suisse d’utiliser les intrants et extrants associés pour compenser les défaillances (ou son possible manque de compétitivité, c’est selon) de son mix qui peut avoir du mal à lutter contre les injections de prix bas du renouvelable et du CO2 pas cher. Pour assurer la production continue de courant, la capacité de réserve, il va falloir trouver une solution, comme celle avancée de construire des centrales combinées au gaz. Le prix bas des émissions de CO2 rend compétitives les centrales à charbon (elles produisent 45% de l’électricité en Allemagne), l’électricien suisse Alpiq en exploite en République tchèque.
Dans le même temps, les productions renouvelables sont censées se développer (l’Allemagne les subventionne en parallèle de sa production au charbon, ce qui les rend compétitives). Leur entrée sur le marché a la priorité sur les autres sources de production. Saisonnières, elles vont impacter la volatilité des prix en concurrence avec les lâchés hydroélectriques suisses (une « batterie » pour le marché européen) et en jouant la carte de la surcapacité. Elles sont donc une variable potentielle de remise en cause des logiques du marché et du mix.
Faire vivre le système à l’échelle européenne permet de lisser les irrégularités à l’échelle locale et régionale ou, c’est selon, de pallier l’insuffisance des investissements durables à l’échelle des citoyens en favorisant celle où s’épanouit le trading. Le gestionnaire du réseau de transport suisse Swissgrid doit, dans cette logique, être proactif pour intégrer le « super grid » européen en construction, en prenant garde à ce que le petit territoire helvète ne soit pas contourné par des choix de tracés motivés par les nouvelles amitiés énergétiques que les vieilles puissances tissent avec leurs partenaires européens plus à l’est et au nord[10].
La libéralisation du marché de l’électricité en Suisse, soutenue par de puissants lobbies nationaux et européens, suit, en léger décalé, le processus à l’œuvre dans l’UE[11]. Les directives européennes 96/92 du 19 décembre 1996 et 2003/54 du 26 juin 2003, ouvrent la libéralisation progressive du marché de l’électricité dans l’UE, pour devenir totale en 2007. En 2002, une première tentative, la loi sur le marché de l’électricité (LME), est rejetée par le peuple suisse. En 2007, les assemblées représentatives suisses votent la loi sur l’approvisionnement en électricité (LApEl) qui reprend le précédent projet, mais en deux phases. La première, en 2009, s’applique aux gros consommateurs, les entreprises qui achètent pour plus de 100 mégawattheures (Mwh) par an. La catastrophe de Fukushima et la bifurcation politique qui s’ensuit interrompent alors la seconde phase, celle de l’accès au marché des ménages. Cette dernière étape est, en 2014, proposée pour 2018[12]. Les tenants de cette option de gouvernance ont une forte visibilité, tel le think tank Avenir suisse[13], un faiseur d’opinion de premier rang (Key opinion leader) ou encore Swiss economics[14].
L’opinion des sceptiques est, elle, moins relayée, et les analogies faites avec d’autres secteurs sont déclarées irrecevables. Pourtant, un peu de politique comparée avec le cas de la libéralisation du rail peut servir une réflexion non partisane. Il y a, là aussi, une distinction entre les infrastructures du réseau et celles des machines. Là aussi, l’expérience est européenne et inachevée, en cours. Là aussi, la Suisse est une plaque tournante, entre l’Europe du Nord et l’Europe du Sud. Enfin, n’omettons pas que les locomotives se meuvent à l’électricité[15].
A qui appartiennent les centrales nucléaires ?
Nous aimerions attirer l’attention du lecteur sur le fait que cette « libéralisation » ne rime pas si simplement, ici, avec « privatisation » ; car le secteur est déjà aux mains du privé et ce n’est pas parce que le public est actionnaire majoritaire que les dividendes se répercutent sur la facture des citoyens ou l’entretien des centrales. Dans le cas précis du nucléaire suisse, il est utile de constater que les propriétaires et exploitants des centrales nucléaires (et hydroélectriques et thermiques et des parcs renouvelables) sont des intérêts publics et des intérêts privés. Et ce, par l’entremise d’entreprises complètement publiques et d’entreprises de partenariat, sous des formes buissonnantes.
L’organe d’expertise communicante Swissnuclear anime la politique discursive des exploitants du nucléaire. Elle insiste dans ses textes sur la propriété exclusivement « publique » des installations, afin de convaincre les citoyens qu’elles lui appartiennent, et, par extension, que leurs intérêts convergent. C’est en partie vrai, par l’intermédiaire d’une multitude de structures fédérales, cantonales et locales, mais en partie seulement. En 1983, Etienne Poltier nous apprend que 1300 entreprises (regroupées en fait dans le giron de « six Majors ») produisent et distribuent le courant selon la répartition suivante : 48,9 % du financement est assuré directement par les pouvoirs publics ; 35,4% par les entreprises d’électricité elles-mêmes, sachant qu’elles appartiennent aux pouvoirs publics ; et 15,7% par le privé. L’auteur développe dans son ouvrage les réalités juridiques très instructives de « l’économie mixte » qu’il résume ainsi : « en raison de la complexité de la structure du marché de l’électricité, il n’est pas possible de déduire de ces chiffres une influence prépondérante du secteur public »[16]. Rien ne nous permet d’affirmer que la situation est différente aujourd’hui. Bien au contraire, quelques fusions et acquisitions plus tard, l’Office fédéral de l’énergie (OFEN) recense 700 entreprises en 2016 (400 font partie de l’Association des entreprises électriques suisses AES). Les Majors sont toujours là (Alpiq, Axpo, FMB, CKW, EGL) et le privé est monté au capital, qui s’est complexifié.
Libéralisation totale ou non, les centrales de Gösgen et de Leibstadt sont co-exploitées par le public et le privé. Le leader du secteur est le groupe Alpiq, détenu par EOS (public), le Consortium des actionnaires minoritaires suisses d’Atel, et EDF (25%). Un des actionnaires d’EOS est les Services industriels de Genève, une entreprise publique qui appartient à l’Etat de Genève, à la Ville de Genève et aux communes genevoises. C’est dire que ceux qui portent plainte contre la centrale du Bugey, à tort ou à raison, ce n’est pas le propos, sont des exploitants de centrales nucléaires, partenaires d’EDF, qui participent au marché global de l’électricité, dont un des aspects est, comme nous l’avons dit, de fonctionner avec des achats de courant au Bugey. Certains croiront marcher sur la tête quand d’autres iront butiner ces apparentes contradictions. La centrale de Beznau est détenue par le groupe public Axpo qui partage avec Alpiq les deux précédentes. Celle de Mühleberg intègre dans son actionnariat une part d’au moins 20% de privé très anonyme, signifié comme tel, ainsi que l’allemand E.ON et le canton de Berne via sa part majoritaire dans BKW FMB Energie SA qui possède la centrale.
Cette contribution, partie d’un apparent fait divers judiciaire, assez peu retenu, aura, nous l’espérons, laissé entrevoir qu’il n’en est peut-être pas exclusivement un. Nous achèverons en rappelant que les intérêts de la nation (dite souveraine) ne sont pas limités à ses structures fonctionnelles et à ses acteurs économiques, essentiels il est vrai, mais qui ne doivent pas se substituer à la figure du citoyen, si chère à la démocratie suisse semi-directe, prompte à l’usage du référendum[17].
Alexandre Mouthon
Cette contribution fait suite à la réalisation d’un premier reportage, en Ukraine (« Ukraine. Slavoutytch, la ville de l’après-Tchernobyl, P@ges Europe, 29 avril 2015 – La Documentation française © DILA ), puis d’un second, à Saint-Vulbas, la commune française de l’Ain qui héberge la centrale nucléaire du Bugey (« Fenêtre avec vue », La Couleur des jours, n° 18, printemps 2016), dont sont extraites les photographies qui accompagnent cet article.
Notes
[1] Marielle Vitureau, « Une nouvelle centrale nucléaire à l’est de l’Europe : Astravets », P@ges Europe, 8 juin 2016 – La Documentation française © DILA
[3] http://www.cesim.fr/observatoire/fr/99/article/344
[4] https://www.letemps.ch/suisse/2016/05/03/reacteur-numero-1-beznau-ne-sera-relance-fin-2016
[5] Christian Bühlmann (2007). « Le développement de l’arme atomique en Suisse » – Bref tour d’horizon rédigé dans le cadre des mystères de l’UNIL 2007. https://christianbuehlmann.com/CMS/liste-de-publications/item/90-christian-buhlmann-2007-le-developpement-de-larme-atomique-en-suisse-bref-tour-dhorizon-redige-dans-le-cadre-des-mysteres-de-l-unil-2007.html
[6] Alexandre Mouthon, « Suisse. Afrique. Des relations économiques aussi intenses qu’opaques », P@ges Europe, 4 mars 2015 – La Documentation française © DILA
[7] http://www.bilan.ch/argent-finances/banques-suisses-ont-finance-armes-nucleaires-66-milliards-de-dollars et http://www.lecourrier.ch/132355/le_gssa_en_guerre_contre_la_place_financiere
[8] Nous renvoyons le lecteur à sa consultation.
[9] http://www.bilan.ch/economie/acteurs-suisses-de-lelectricite-veulent-un-acces-marche-europeen
[10] La plateforme Swiss-Energyscope, de L’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL), apporte, sur toutes ces questions, de nombreuses études disponibles en ligne. Nous renvoyons le lecteur vers leur site web www.energyscope.ch
[12] http://www.frenergie.ch/fre-bulletin/louverture-du-marche-de-lelectricite-en-suisse/
[13] http://www.avenir-suisse.ch/fr/43558/ouverture-totale-du-marche-de-lenergie-les-effets-positifs-2/
[14] https://www.swiss-economics.ch/publikationen/2015_Trinkner_Scherrer_FR.pdf
[15] Nous renvoyons le lecteur à l’article de Julian Mischi et Valérie Solano, « Accélération de la privatisation du rail en Europe », le Monde diplomatique, n°747, juin 2016.
[16] Etienne Poltier, « Les entreprises d’économie mixte », Librairie Droz, Genève, 1983.
[17] Nous conseillons vivement la lecture du livre de Sezin Topçu, « La France du nucléaire, l’art de gouverner une technologie contestée », Seuil, Paris, 2013.