Les prochaines générations se souviendront longtemps de Fidel Castro et de sa révolution improbable. En 1959 avec une poignée de guérilléros et une organisation fantomatique, il s’empare du pouvoir détenu par quelques voyous et mafiosos. Au début, les États-Unis hésitent, mais rapidement, le conflit éclate, notamment lorsque le nouveau gouvernement décide de redistribuer les terres qui appartiennent à la puissante United Fruit. Dès 1960, une guerre invisible commence avec les multiples tentatives de la CIA d’assassiner Castro. En 1961, une tentative d’invasion menée par des mercenaires cubains à la solde des États-Unis se termine par un lamentable échec. En 1962, le monde passe à un cheveu de la guerre nucléaire quand les États-Unis décident d’empêcher l’installation de missiles soviétiques à Cuba.
Castro tient le coup parce qu’essentiellement, il a l’appui de la population. D’une part, il rompt avec la corruption généralisée et l’insolence des riches qui avaient transformé ce pays en une sorte de bordel délirant des États-Unis. D’autre part, le nouveau régime, certes peu démocratique, a l’immense qualité de répondre aux besoins du peuple, ce qui place Cuba bien en avant des pays d’Amérique latine au niveau des politiques sociales et de l’intégration socio-économique des couches marginalisées (notamment des Afro-Cubains). Cuba devient le champion dans plusieurs domaines (santé maternelle et infantile, alphabétisation et scolarisation, etc.)
En fin de compte, Fidel Castro sort renforcé de ces confrontations avec les États-Unis et se met à rêver d’une révolution latino-américaine. Son camarade Che Guevara part organiser d’illusoires insurrections qui se terminent par sa mort en Bolivie en 1966. Ailleurs, des mouvements guérilléros inspirés et appuyés par Cuba connaissent des échecs retentissants. Entre-temps, Castro dirige une réorganisation de l’économie et de la société cubaine selon le « modèle » socialiste. Pratiquement tout est nationalisé, jusqu’aux salons de coiffure. Malgré des tentatives de diversification, Cuba reste dépendant de ses exportations de sucre vers l’Union soviétique en échange de produits industriels. Dans les années 1970, Castro décide d’investir son pays dans la tourmente africaine. Plusieurs milliers de soldats sont déployés en Angola pour soutenir la faction au pouvoir (le MPLA) qui combat l’opposition armée par les États-Unis et l’Afrique du Sud.
À la fin des années 1980, l’implosion de l’Union soviétique précipite une grave crise économique et sociale. Un grand nombre de Cubains tente de quitter le pays. La colère populaire s’accroît contre le régime, bien que l’aura de Fidel Castro demeure importante. Des mesures d’austérité sont imposées pour permettre de préserver les acquis sociaux. On mise sur le tourisme pour apporter les devises nécessaires à l’importation de biens essentiels (Cuba reste déficitaire au niveau de la production alimentaire).
À la fin des années 1990, le vent du changement revient dans l’hémisphère. L’arrivée au pouvoir au Venezuela d’Hugo Chavez et puis tard, l’élection des gouvernements progressistes dans plusieurs autres pays, permettent de réinsérer Cuba dans la dynamique régionale. Grâce à l’appui économique du Venezuela, la situation s’améliore. Le symbole de Fidel Castro comme le résistant de la première heure reste important, ce qui explique l’affection des peuples et le respect que plusieurs leaders latino-américains éprouvent pour Fidel.
Dans les années 2000, la transition est entreprise avec la passation progressive des pouvoirs à son frère Raúl. Malgré divers problèmes de santé qui s’aggravent jusqu’à son décès, il continue d’intervenir publiquement dans les débats cubains. Tout en admettant l’échec de la révolution sur le plan économique, il continue de mettre en garde son pays contre une capitulation face aux pressions internes et externes qui voudraient que Cuba s’insère dans la dynamique capitaliste. Présentement à Cuba, un débat à plusieurs voix met aux prises diverses options, qui vont de la réintégration pure et simple de Cuba dans son statut de semi-colonie des États-Unis à l’élaboration d’un projet socialiste rénové incluant une démocratisation en profondeur des institutions. L’opposition cubaine regroupée derrière de puissantes factions de droite exilées à Miami espère une implosion totale du régime.
Lors de mes visites à Cuba dans les années 2000, à l’époque où j’animais le réseau Alternatives, j’ai constaté la force et les contradictions de ce pays passionnant. Les intellectuels communistes « réformateurs » avec qui nous avons œuvrés, espéraient une évolution du système, via une certaine décentralisation administrative et l’exploration de nouvelles politiques pour permettre le développement des communautés via l’agro-écologie. Ils craignaient la pesante bureaucratie construite dans le sillon d’un pouvoir hyper fort et personnalisé. Ils n’aimaient pas particulièrement Raúl connu pour ses penchants autoritaires et son attraction pour le « modèle » chinois (tournant capitaliste d’une part, maintien du régime non-démocratique d’autre part). Ils espéraient en fin de compte que la vague « rose » latino-américaine puisse remettre le projet socialiste sur ses rails à travers de nouvelles orientations et de nouvelles solidarités. Aujourd’hui à ce que j’entends, ils sont plutôt pessimistes, mais l’histoire n’est jamais finie !
L’héritage de Fidel Castro a donc plusieurs facettes. L’Astérix latino-américain qui a défié l’empire pendant plusieurs décennies est ce qui reste dans la conscience populaire. Franchement, on ne peut pas être étonné de cela compte tenu des ravages que l’impérialisme a provoqué dans cette région du monde. Encore aujourd’hui, les États-Unis constituent un formidable obstacle contre le progrès social et la paix, pas seulement en Amérique latine.
Par ailleurs, le projet de transformation imaginé par Castro et ses compagnons aux lendemains de la révolution a été un échec. Les avancées sociales indéniables, réalisées dans des conditions d’une grande diversité, ont permis au peuple d’améliorer ses conditions de vie, du moins jusqu’au déclin prononcé observé depuis les années 1990. Cependant, le pays est resté enfermé par un pouvoir autocratique, qui permet la dissidence, et encore de temps en temps, à condition qu’elle s’inscrive dans des contraintes très étroites. Sur le terrain économique, l’étatisation des entreprises ne s’est pas métamorphosée dans une capacité réelle des travailleurs et des travailleuses de changer le sens, le contenu et la forme du travail, qui est resté subordonné à un petit groupe.
Sur un plan plus personnel, on retiendra de Fidel Castro une détermination absolue, un courage politique rare et un style de vie plutôt austère. Cette droiture lui a mérité le respect, alors que la plupart des gouvernants dans cette région du monde (et ailleurs !) se vautrent dans la fange. Sa propension à penser qu’il avait tout raison, aussi bien face aux problèmes de l’agriculture cubaine qu’aux défis de la révolution africaine, reste son côté sombre. Dans le fonds, Fidel Castro était le descendant de cette immense tradition latino-américaine qu’on appelle le « caudillisme », où le chef est plus qu’un chef, face auquel la société toute entière demeure dépendante.
Aujourd’hui dans le sillon des grandes luttes sociales cependant, cette tradition perd un peu de son éclat. Les paysans boliviens ne pensent plus que le gouvernement progressiste va les « sauver ». Les nouvelles générations au Brésil et en Argentine ont cessé d’attendre des messies et continuent à s’auto-organiser. Une puissante intellectualité prend forme pour chercher du côté de l’écosocialisme et de la démocratisation de la démocratie.
La lucha continua, Comandante !
Pierre Beaudet