L’analogie est pour le moins troublante. En avril 2016, le despote syrien a organisé des élections sur les quelque 30% du territoire où son pouvoir s’exerce encore. Les deux cents candidats de la liste présidentielle ont évidemment tous été « élus », perpétuant la mainmise totale sur un Parlement qui, sous Assad père et fils, n’a jamais été qu’une chambre d’enregistrement.
L’enjeu résidait de toutes façons moins dans le résultat de cette caricature de scrutin, connu par avance, que dans la volonté d’Assad de saboter toute forme de transition politique. La résolution 2254, adoptée à l’unanimité du Conseil de sécurité en décembre 2015, prévoyait en effet la mise en place dans les six mois d’une « gouvernance crédible, inclusive et non sectaire », chargée d’élaborer une nouvelle constitution sur la base de laquelle des élections « libres et régulières » se dérouleraient dans les dix-huit mois et sous la supervision de l’ONU.
Ce n’est pas la première fois qu’Assad fait voter « sa » Syrie pour entraver un processus de solution de la crise par l’ONU. En juin 2014, il avait déjà mis en scène une « élection » présidentielle où il s’était généreusement contenté de 88,7% des voix. Une telle provocation avait largement contribué à la démission de Lakhdar Brahimi, l’envoyé spécial pour la Syrie de l’ONU et de la Ligue arabe. Le successeur de Brahimi, Staffan di Mistura, a en revanche repris les pourparlers dits de Genève le jour même où Assad organisait sa farce électorale.
En janvier 1926, la France coloniale avait elle aussi tenté une manœuvre électorale pour saboter toute internationalisation sérieuse de la crise syrienne. Après tout, le « mandat » que la Société des Nations avait confié en 1920 à la France sur la Syrie, ainsi que sur le Liban, était censé se fonder sur une adhésion minimale des populations concernées, dans la perspective de leur transition vers l’indépendance. Or c’est le principe même de cette transition que la France refusait, divisant territoires et communautés, comme aujourd’hui le fait Assad pour barrer la voie à la moindre transition politique.
En juillet 1925, une insurrection nationaliste avait éclaté en pays druze avant de s’étendre dans tout le sud de la Syrie, notamment à Deraa, berceau de la révolution anti-Assad de 2011. Cette insurrection reste qualifiée dans les manuels d’histoire de « révolte », alors que le terme arabe qui la désigne, « thawra », signifie littéralement « révolution ». Le caractère révolutionnaire de ce soulèvement s’affirma d’ailleurs très vite avec ses exigences d’indépendance et de démocratie : les insurgés se battaient désormais pour que le territoire syrien soit unifié dans le cadre d’un traité avec la France.
Un tel programme national n’empêcha pas la propagande française de stigmatiser le féodalisme druze ou le fanatisme islamique. Le général Maurice Sarrail, haut-commissaire de la France en Syrie et au Liban, se posait volontiers en Voltaire écrasant l’infâme. Il n’hésita donc pas à bombarder sauvagement Damas, en octobre 1925, pour endiguer l’avancée des révolutionnaires, déjà bien implantés dans la Ghouta, la périphérie de la capitale. Là encore, le parallèle avec l’actualité la plus sanglante du conflit syrien se passe de commentaire.
Les excès de Sarrail amenèrent pourtant Paris à le remplacer en novembre 1925 par Henry de Jouvenel, qui prit ses fonctions un mois plus tard. Dès janvier 1926, il organisa des élections sur les territoires de Syrie où la France n’imposait pas la loi martiale. Cette Syrie « pacifiée », qui devait voter pour mieux étouffer l’insurrection révolutionnaire, excluait donc Damas et le Sud du pays.
Le but de la manœuvre était simple : opposer Alep à Damas, comme aujourd’hui Assad veut opposer Damas qui « vote » au reste du pays. Mais Jouvenel se heurta au boycott des élections par la population d’Alep. L’administration coloniale compensa cet échec en milieu urbain par des pressions accrues, voire un bourrage des urnes dans la campagne d’Alep (où le taux officiel de participation fut de 81% contre 23% en ville). La faillite de cette manœuvre électorale amena Jouvenel à intensifier la répression, avec un nouveau bombardement de Damas en mai 1926. Le Haut-Commissaire quitta ses fonctions peu après.
Ce parallèle historique entre les farces électorales de 1926 et de 2016 en Syrie n’a d’autre vertu que de rappeler leur tragique inanité, aujourd’hui comme 90 ans plus tôt. Il est aussi l’occasion de souligner que l’armée d’Assad, loin d’être « nationale », traite son propre peuple avec la même cruauté qu’une armée d’occupation. En 1926 comme en 2016, l’enjeu est bel et bien celui du droit du peuple syrien à l’autodétermination.
Jean-Pierre Filiu