« Depuis la rue et l’escalier, il se créa un fort courant d’air, les rideaux volèrent, sur la table, les journaux se froissèrent et s’effeuillèrent sur le sol. Son père repoussait Gregor implacablement, en émettant des sifflements de sauvage ».
Franz Kafka, La métamorphose.
David Rousset à l’épreuve des petits soldats du communisme
Le 13 décembre 2017, il y aura vingt ans que David Rousset est mort et presque personne ne s’en souciera, sinon peut-être quelques historiens et quelques proches qui continuent d’estimer l’homme impressionnant qu’il fut. Il nous faut en effet reconnaître que l’auteur du remarquable essai L’univers concentrationnaire [1] n’est plus qu’une éolienne américaine qui gémit dans le vent, sorte de silhouette rubigineuse et décharnée devant laquelle on passe avec la badinerie des gens grossiers. En vérité nous ne sommes pas nombreux à entendre le grincement des poulies, des pales, du moyeu et de toute cette structure titubante, semblable à une immense statue de Giacometti qui se mettrait en quête d’un mouvement impossible. Ainsi parmi les rares promeneurs attentifs qui ne craignent ni le détour ni la perdition et encore moins les ambiances troublantes, il est indispensable de saluer Grégory Cingal, qui nous offre une présentation et une compilation de plusieurs textes importants de David Rousset dans un beau volume intitulé La fraternité de nos ruines et sous-titré Écrits sur la violence concentrationnaire 1945-1970 [2]. Ce livre contient en outre des photographies minutieusement sélectionnées et les textes qui les accompagnent ont une grande variété formelle (articles, conférences, lettres de David Rousset et de ses interlocuteurs privilégiés, discours et harangues, rapports scrupuleusement établis). Cet ensemble documentaire entend rappeler au lecteur quels furent les aspects typiques de la vie dans les camps de concentration, mais au-delà de ces restitutions essentielles se trame la volonté d’en découdre avec l’existence particulière des camps soviétiques, longtemps minorée par rapport à l’ostentation de l’architectonique nazie et pourtant pas en reste dans la compétition des horreurs. Par conséquent David Rousset a voulu proposer la possibilité de comprendre la réalité concentrationnaire sur deux fronts à la fois : par l’étude approfondie de l’administration du Lager et par la révélation détaillée de la société du Goulag. Sachant du reste quelle pouvait être l’influence des réseaux communistes au sortir de la Seconde Guerre mondiale, Rousset a dû batailler héroïquement pour faire entendre la vérité, livrant combat contre un ennemi peut-être beaucoup plus vicieux que le camp de concentration en tant que tel.
C’est le 12 novembre 1949 que David Rousset fait retentir la cloche de son beffroi en publiant dans Le Figaro littéraire un appel à tous les anciens déportés [3]. À mi-chemin entre la conscience inquiète et le désir de faire savoir, il met en lumière la lointaine géographie des territoires soviétiques bariolés par les camps [4]. Il secoue de la sorte le vieil arbre que personne ne veut voir et au pied duquel viennent s’écraser des multitudes de fruits pourris. La question des camps soviétiques est résolument taboue et les réactions de la gauche intellectuelle sont éloquentes de médiocrité. L’indignation de ces intellectuels repose principalement sur deux arguments fragiles (cf. pp. 15-8) : ils se demandent d’abord quel est l’intérêt d’accuser l’URSS d’un crime (la chosification de l’humanité par les voies concentrationnaires) que nous perpétrons nous-mêmes et de façon très insidieuse à travers le modèle capitaliste, puis ils complètent cette première salve de réprimandes en affirmant que l’URSS constitue un glorieux bastion de la critique de l’exploitation humaine, aussi n’est-il pas juste d’agrandir à dessein certaines dérives récentes et de minimiser les éléments de noblesse de nos alliés spirituels. En plus de cela, comme une bassesse ne va pas sans d’autres bassesses, on reproche à Rousset d’employer un style plastronneur dans son article. Mais que vaut une exhortation parfois impulsive à côté des sophismes d’un Sartre ou d’un Merleau-Ponty, qui admettent ouvertement l’existence des camps soviétiques dans Les temps modernes, avant de terminer leur argumentation en disant que tout dénigrement fébrile à l’égard de la Russie ne fait que révéler l’approbation définitive du monde impérialiste et de son système (cf. pp. 17-8) ? Cette exhortation vaut assurément bien plus que l’aveuglement de ces disciples du « parti de la classe ouvrière », soumis « à la logique folle de l’Histoire » et à la déroutante plasticité de la philosophie marxiste (cf. p. 17). Par son exaspération furieuse et ses accès de lyrisme, Rousset comprend que certains sujets délicats ne peuvent pas être traités autrement que par le langage de la tripe, ne serait-ce déjà que parce que ces sujets répugnent à toute dissertation théorique par le biais d’un accommodant froufrou académique (cf. p. 260). Sur ce point précis de la dénonciation des méthodes soviétiques réfléchies à l’aune des industries nazies, David Rousset est digne quand Jean-Paul Sartre et Maurice Merleau-Ponty se déshonorent [5].
Ce faisant, Rousset entre en collision frontale avec le mur des zélateurs communistes et il n’en ressort pas directement vainqueur. Lorsque l’affaire gagne les tribunaux et qu’elle enfle en notoriété, il se voit basculer dans l’opinion, passant d’accusateur à grand accusé. On fait de lui un falsificateur intempestif, un homme habile en faux et usage de faux (cf. p. 163). Le procès se perd en violences réelles et symboliques, de nombreux témoins tout à fait légitimes étant mis en difficulté par les enragés du communisme, jamais à court de paralogismes et d’insultes (cf. pp. 23-4). Les résultats de ces affrontements sont décevants : « la vérité du Goulag n’a pas éclaté à Paris » (p. 24), mais l’isolement que subit Rousset ne le rend pas moins pugnace dans ses engagements. Dès la fin de l’année 1950, Bruxelles met sur pied la Commission internationale contre le régime concentrationnaire (CICRC) et David Rousset en devient le vice-président. Cette commission infatigable va colliger une quantité stupéfiante d’informations et de documents clés, pourtant il faudra patienter plus de vingt ans avant que la France ne découvre dans toute son amplitude les abominations des camps russes, lors de la publication inoubliable de L’Archipel du Goulag de Soljenitsyne (cf. p. 25-9). Toutefois, pendant ce long intervalle de tâtonnements et de patience, David Rousset aura connu l’indécence des médiocres, la douleur des amitiés brisées et la consternation de plusieurs défections terribles. Parmi ces dernières, sans doute que l’attitude méfiante et fuyante de Robert Antelme lui aura été la plus insoutenable (cf. pp. 30-33).
L’expérience des camps : leçons et perspectives pour une modernité en danger
Pour David Rousset, l’expérience du camp de concentration a radicalement contribué à destituer la culture livresque au profit d’une observation strictement empirique de la nature humaine. Avec le camp, le péché mignon de la référence s’estompe et laisse brusquement apparaître la consistance de la vie des autres, fût-elle affreuse, sale et méchante pour l’exprimer dans les termes d’Ettore Scola. C’est pourquoi le camp suscite une politique et une anthropologie immédiates, un poste d’observation dépourvu du moindre écran mental, obligeant à une réflexion ardente qui ne s’encombre pas de précautions oratoires (cf. pp. 8-10). En somme, le camp est le lieu où toute cosmétique s’effondre, l’endroit lugubre où les pièces à déféquer n’ont pas de murs ou de rideaux vaguement protecteurs. Le camp pousse les hommes à de telles extrémités qu’il leur donne le droit de témoigner avec la plus impudique franchise, d’où, encore une fois, la justesse de Rousset par contraste avec la fausse pudeur rationnelle de ses opposants.
D’une certaine manière le camp remet l’homme à nu dans une temporalité pré-culturelle, si tant est du moins qu’une culture acceptable puisse émerger après cette régression. À l’intérieur des wagons de déportés où s’initient des promiscuités insupportables, avec des individus entassés qui se tuent et se soumettent au cannibalisme (cf. p. 43), à l’intérieur des baraquements où les étiquettes sociales ont été remplacées par une soudaine modification des valeurs (cf. pp. 99-100), on assiste en quelque sorte à la concrétisation d’un état de nature qui ne fut qu’une fiction théorique utile pour Hobbes, lorsque celui-ci comparait, dans le De Cive, la rampante sauvagerie de la vie hors de la société avec les bienfaits prodigués par la société civile. Tandis que la société correctement organisée optimise la liberté humaine, fonde la propriété en raison et garantit la sécurité, la vie hors de la société n’est qu’une illusion de liberté dans la mesure où ce n’est que le plus fort ou le plus cyniquement adroit qui profite de l’absence d’une autorité tutélaire étatique. Or nous savons qu’à l’état de nature, le plus fort n’est jamais qu’un puissant transitoire parce qu’il sait que surgira bientôt un adversaire plus coriace que lui. Ce sur quoi repose momentanément la tyrannie des hommes qui se satisfont d’un état de nature, c’est sur le fait que la force puisse être admise comme un droit et que l’obéissance se confonde avec un devoir. Mais comme Rousseau l’a solidement argumenté dans son Contrat social, la force n’est qu’une qualité physique et elle ne peut engendrer aucune espèce de moralité. Ceux qui s’inclinent devant la force ne le font pas volontairement par devoir, ils le font nécessairement par contrainte pour échapper à une cruelle sanction, et cela induit une perpétuelle confusion de l’ordre humain car la force d’un jour peut devenir la faiblesse du lendemain, tout comme la faiblesse de la matinée pourrait être la force de la soirée. Si celui qui hier encore obéissait docilement parce qu’il n’avait pas d’autre choix trouvait tout à coup un moyen de désobéir impunément, alors il le ferait sûrement étant donné qu’il n’existe pas de droit bien établi et que toutes les puissances en vigueur sont illégitimes dans ce type de contexte. C’est précisément à cette sorte d’incertitude jurisprudentielle que sont d’abord confrontés les hommes prisonniers de la logique fallacieuse de l’univers concentrationnaire. On les a brutalement arrachés aux repères culturels et juridiques de la société civile pour les plonger dans les ténèbres d’un état de nature où l’on est « exposé à la violence de tous ceux qui voudront nous ôter les biens de la vie » [6] parce que le camp le leur permet. Dans ces conditions de séquestration et de barbarie, les vertus politiques et l’idée d’une common decency sont substituées par un sidérant vouloir-vivre, par un redoutable goût de vivre qui s’appuie sur un élan biologique qui renvoie l’humanité à ce qu’elle a de plus pulsionnel (cf. p. 102). Avec le camp de concentration, Hobbes aurait pu constater non sans effroi que la réalité avait amplement dépassé sa distrayante et expédiente fiction philosophique.
Cependant le féroce surgissement de l’état de nature n’est qu’une étape liminaire dans le processus concentrationnaire. Si les déportés continuent plus ou moins à se scruter comme de potentiels ennemis à cause des chances réduites de survivre en grand nombre, les réflexes sociaux ne disparaissent pas complètement et se répercutent infailliblement dans de nouveaux rapports de force (cf. pp. 40-1 et 104-5). Assez vite les internés identifient le SS à l’instar d’un Dieu, toutefois ce Dieu est relativement extra-mondain car il n’intervient pas dans les affaires internes qui touchent à la société des détenus. Ce sont les déportés qui règlent leurs affaires internes et toutes les questions soulevées, aussi futiles ou importantes soient-elles, engagent immédiatement la vie ou la mort [7]. Quelle que soit l’action ou la délibération qui se construit dans la circonscription du camp, elle transporte toujours en elle un pouvoir de vie ou de mort (cf. p. 68). L’enjeu consiste donc à diminuer les actes influencés par l’état de nature et à promouvoir les initiatives proprement culturelles, ancrées dans plusieurs siècles d’efforts durant lesquels les hommes sont parvenus à se transformer positivement, en eux-mêmes bien entendu, mais également autour d’eux-mêmes. Ainsi Rousset insiste sur la motivation des hommes à ne pas faire mourir leur dignité et quelques-uns de leurs énoncés moraux. Alors apparaît un trait particulier de l’homme du camp, c’est-à-dire la capacité de risquer sa vie pour un but qui n’a pas de rapport avec la conservation de la vie. Cette perspective conjugue l’entêtement de l’individu social avec son intensité biologique et son désir de vivre, néanmoins ce qui domine ici la volonté de persévérer dans la vie, c’est avant tout l’envie d’être un survivant qui sera entièrement reconnu comme un homme. Peu importe en outre que le camp fasse sortir du chapeau un nouveau prolétariat et une nouvelle bourgeoisie en raison du renversement des anciennes hiérarchies parmi les déportés, la seule chose qui compte, en l’état, c’est de se reprendre en main au plus tôt, de rapatrier en soi la fierté d’être un homme respectable qui ne ressemble pas aux membres de la Schutzstaffel. Les prisonniers devinent en effet que le SS n’est qu’un homme vulgaire qui cherche à se venger en terrorisant ses ouailles usurpées. Le SS est souvent un quidam de la classe moyenne allemande qui saisit avidement le plaisir de ses nouvelles forces, incarnant à merveille l’esclave de sa toute nouvelle situation de dominant. Agir à l’inverse de ces forts illusoirement institués, c’est renvoyer à ceux qui nous persécutent leur état de nature et leur opposer la prestance de l’homme qui ne renie pas ses plus honorables qualités, quand bien même cette attitude revient à préférer ce qui n’est pas le plus spontanément préférable au sein d’une telle organisation. Ce n’est au fond que la victoire de l’homme pluridimensionnel sur l’homme unidimensionnel assujetti à sa plus laide monadologie, en l’occurrence la victoire de l’homme harmonieux sur l’homme défectueux, le triomphe de l’homme juste sur l’homme qui s’est vautré dans l’unité la plus déficiente de son être et qui s’en arrange pitoyablement.
Toute cette matière concrète, pour quiconque l’a vécue, entraîne forcément une évaluation des sociétés post-concentrationnaires. Pour David Rousset, la société qui prend la suite directe du camp a le visage du Mr. Hyde de Stevenson (cf. p. 74). Il s’agit d’une société qui a redistribué les violences réelles de l’état de nature sous la forme insidieuse d’une effarante violence symbolique, et comme le suggère le patronyme de Hyde, cette société se dissimule sous des masques trompeurs. Le nouvel homme social qui se distingue à la suite des camps n’est pas un homme digne et fréquentable, c’est un homme décomposé, démembré, un homme qui s’est libéré d’une horreur pour mieux s’abîmer dans une autre. Les citoyens d’une démocratie malade ne peuvent plus remédier à la trogne criminelle de Mr. Hyde, ils sont tous condamnés à se révéler sous les traits de ce visage immonde parce qu’ils n’ont pas su tirer la leçon des camps (cf. pp. 88-9). Si l’Europe qui a précédé les camps était épuisée psychiquement et mûre pour les stratégies d’aliénation, celle qui leur succède n’est pas exempte de carences ! Rousset formule cependant le souhait que les Européens ne redeviennent pas les esclaves des idéologies mystificatrices, et pour y parvenir il est impératif d’entendre la parole de tous ceux qui ont expérimenté la plénitude de l’esclavage concentrationnaire (cf. pp. 113-4). Le seul bémol, et il n’est pas des moindres, c’est que les conditions spécifiques du camp sont repérables un peu partout sur la planète et qu’elles semblent croissantes ! Rousset se désespère de cela dès 1948 et il encourage les peuples à combattre tous les aspects connus ou présumés de l’aliénation (cf. p. 120). Mais peut-on éradiquer quelque chose qui semble intrinsèquement lié à la condition de l’homme moderne ? C’est que le camp de concentration n’est pas arrivé dans le monde comme une imposture historique, il n’a fait que vérifier des paradigmes culturellement tenaces, à commencer par la tentation de rendre la vie de plus en plus artificielle par un surcroît de technique et de rationalité. Le camp ne pouvait donc pas naître en Afrique ou dans d’autres régions mentalement épargnées, il ne pouvait naître que sur le continent où il s’était trouvé des penseurs pour justifier par exemple que l’égoïsme représente l’un des meilleurs moteurs des échanges économiques. Une telle artificialisation des relations humaines, en sus redoublée d’un esprit de rapacité intolérable, a non seulement produit les camps, mais elle a aussi produit une infinité d’avatars concentrationnaires où la réalité du camp s’est rendue soluble dans des réalités alternatives où l’ignominie est a priori moins apparente [8]. La conséquence est imparable puisque nous retrouvons désormais sous d’autres configurations les critères de la vie concentrationnaire : l’exploitation de l’homme par le travail forcé se poursuit, la misère physiologique d’une partie non négligeable de l’humanité prend de l’ampleur, et la mort comme châtiment consécutif à une erreur imprévisible du déporté traduit maintenant l’agonie des populations inadaptées au mode de vie méprisable du néo-libéralisme, main invisible qui choisit indifféremment qui étrangler et qui sauver.
Ce monde malade est bien évidemment faussement concurrentiel et fonctionnel car ce sont toujours les mêmes individus qui détiennent le savoir des passages secrets et qui s’arrogent le droit de réécrire à tout instant la règle du jeu. Ce sont eux qui font et qui défont les territoires de ce qu’il faut bien appeler une nouvelle ère concentrationnaire, et où que l’on regarde dans nos sociétés qui ont embrassé bruyamment ces façons de s’instaurer, on y verra chaque fois la souillure du médiocre et la tare de la plus abjecte roulure, c’est-à-dire le népotisme, cette maladie antérieure et postérieure aux camps, ce chancre qui révèle en fin de compte le peu de valeur de l’être humain et la facilité avec laquelle n’importe quel minable est susceptible de faire le petit chef quelque part, que ce soit Eichmann lesté de ses paperasses répugnantes, que ce soit une quelconque traînée qui fédère des admirateurs dégénérés sur tel réseau social, ou que ce soit encore, naturellement, un infâme illettré de journaliste littéraire qui renvoie un ascenseur en flattant l’encolure d’un stupide caniche, n’ayant pas d’autre option en sa créance, puisqu’il n’est à sa place que par le jeu des réseaux et qu’il risquerait de la perdre s’il osait miser sur sa faible humanité plutôt que sur sa capacité appuyée à faire le trottoir. David Rousset n’aurait pas eu de mots assez sévères s’il avait encore vécu et s’il avait pu témoigner du XXIe siècle occidental en général et français en particulier. Selon lui, toute manifestation d’ordre concentrationnaire doit être éliminée car, lorsque cela perdure, l’homme est perdu (cf. p. 127). Or avec toute l’indulgence du monde, il est difficile aujourd’hui de se réjouir de l’état de la France, cette nation mourante qui ne sait même plus saluer ses génies et qui s’évertue à protéger ses médiocres.
L’appel du 12 novembre 1949 : prémisse à vingt-cinq ans de résistance obstinée
Si David Rousset est à présent largement réhabilité dans l’opinion et la mémoire officielle, il n’en a pas moins enduré de longs chemins de croix et cela pose question quant au potentiel de déni de certains hommes, ou plutôt quant à leur potentiel de ventiler une contre-vérité alors même que tout indique l’impossibilité rationnelle et empirique de tenir un tel discours mensonger. Contre ces malotrus de tempérament éristique, David Rousset a proposé un arsenal tout à la fois émotionnel et méthodique, un flot de paroles véhémentes soutenues par une documentation infaillible. Parvenu au plus haut seuil de vérifiabilité de l’existence des camps soviétique, il devient impensable d’ignorer l’accumulation des témoignages concordants, aussi bien qu’il est impensable de clouer au pilori du complot ces déclarations sur l’honneur (cf. pp. 121-3). On ne peut pas non plus se contenter d’évoquer un « statu quo de l’histoire » (p. 124) en avançant que l’injustice et la calamité sont des affaires courantes du monde, parce que ce serait se cacher derrière l’argument que tout se vaut et que nous n’avons jamais convoqué l’opinion internationale pour des problèmes qui l’eussent tout autant mérité ! Qu’à cela ne tienne : David Rousset ne fait pas du camp soviétique une préférence particulière, il en fait un écho au désastre nazi qui contient en lui-même la matrice de toutes les désolations humaines, un même son de cloche sinistre, un même glas, et les témoignages fraîchement recueillis qui s’empilent sur des airs de requiem coïncident en totalité avec « la fraternité ancienne de nos ruines » (p. 127). Aussi Rousset ne met-il pas en exergue un malheur plutôt qu’un autre, il rend compte d’un genre malsain de l’Éternel Retour, d’une réversibilité accablante de celui-ci, comme une perversion profonde de nos rythmes naturels qui s’aggraverait dans les camps réels ou figurés de telle période historique, comme si finalement l’automne et ses feuilles mortes n’en finissaient plus de retarder le retour véritable du printemps dionysiaque. En dénonçant la fossilisation accrue de la nature humaine dans la nouvelle incarnation concentrationnaire du camp russe, Rousset espère mettre fin aux désastreux fléchissements des hommes en les poussant de nouveau à emprunter des voies ascendantes. Pour lui, le camp est une hantise majeure (cf. p. 211), le malheur le plus grand qui existe, et si nous ne prenons pas congé de ces mensurations dégradantes, il en résultera un pourrissement ontologique inédit, une nécrose de l’être et de la citoyenneté, une maladie incurable de la politéia !
Autant dire que l’appel du 12 novembre 1949 dans Le Figaro littéraire inaugure le triple combat d’un homme anxieux qui connaît les ruses de son adversaire : le combat contre un système archi-rôdé, le combat pour sauver des consciences d’un scepticisme pervers, le combat pour la rémission de l’univers en tant que globalité cosmique. Tout ceci exige le courage de se lever et d’aller au-devant de l’opinion mondiale (cf. p. 245), de prononcer ad alta voce l’acte de naissance du « monde singulier » des camps dans les années 1930 (p. 259), sans oublier d’avertir que cette naissance ne s’est pas appuyée sur du vide, qu’elle a donc été favorablement irriguée par des sociétés proto-concentrationnaires, et qu’elle n’a pas non plus accouché d’un rejeton en décroissance, car le camp soviétique n’est qu’un accident parmi tant d’autres sur la substance corpulente du système concentrationnaire. Cela étant dit, la superficie de la géographie concentrationnaire russe est immense, et cette immensité se traduit par une administration tentaculaire ainsi que par l’aspect herculéen des tâches qui s’accomplissent dans le camp, de même que cette immensité adopte un caractère exhaustif jusque dans sa nature dans la mesure où le vent et la neige de Kolyma sont supérieurement néfastes en comparaison des climats déjà bien rudes de Buchenwald (cf. p 228). En corollaire, cette organisation produit un échantillonnage humain impressionnant, purgeant la société de ses profils politiques suspects ou attentatoires aux normes en vigueur. L’ensemble de ces procédés pourrait s’interpréter à l’instar d’une continuité de moyens visant à exaucer des fins sobrement économiques, mais ce ne sont que les oripeaux d’un déguisement pernicieux qui cherche à obscurcir les fins d’une lente extermination des sujets inassimilables à la tournure favorite du système (cf. pp. 133-5). La gravité de la situation est telle qu’il serait immoral de renier les vérités qui confirment les pratiques concentrationnaires en URSS. Ce serait non seulement la pire défaite imaginable (cf. p. 143), mais ce serait également s’empêcher de progresser en humanité parce que tout examen du camp implique un progrès moral (cf. p. 184). Néanmoins, en dépit de la pureté indubitable de ses intentions, David Rousset ne pensait pas que l’ouverture du « dossier » russe aurait des répercussions aussi navrantes que la lâcheté et la dénégation.
Outre les insultes dont il a été recouvert, David Rousset a essuyé des accusations résolument décevantes au regard de ses belles intentions. D’aucuns l’ont suspecté d’avidité, affirmant qu’il aurait touché de l’argent pour publier son fameux appel dans Le Figaro littéraire. Il s’en explique dans une lettre émouvante au père Michel Riquet, ancien résistant, où il en profite pour dégonfler la baudruche de plusieurs calomnies (cf. pp. 149-155). Par ailleurs, Rousset insiste aussi sur le fait qu’il ne choisit pas « ses déportés » ; il veut une enquête internationale qui saura découvrir un maximum de ramifications, quels que soient les pays incriminés (cf. pp. 165-7). En certifiant sa bonne foi et son intérêt pour tous les déportés du monde, Rousset répond encore à une basse accusation de Sartre (cf. p. 246). Mais les médiocres sont nombreux et ils se liguent contre lui avec toutes les forces affectées de la médiocrité, et parmi le contingent de ces mauviettes citons les scélératesses de Frédéric Manhès (cf. pp. 185-193) et les mesquineries de Pierre Daix (cf. pp. 195-6). Heureusement que l’homme libre est en capacité de surmonter cette pluie de coups en-dessous de la ceinture parce que si l’on veut détruire les camps, il est impératif de bénéficier de l’action d’hommes libres, d’hommes qui ne sont pas inféodés aux routines des petites vertus et qui ont compris où se situent les énergies d’une authentique praxis (cf. p. 238).
La persévérance de David Rousset finit en outre par ouvrir des brèches décisives dans la citadelle concentrationnaire puisque les investigations menées en URSS débordent opportunément sur quelques réalités affolantes concernant la République populaire de Chine (cf. pp. 293-308) [9]. On s’aperçoit que la notion de travail forcé, en Chine, est tout à fait accentuée et qu’elle entretient un rapport fondamental avec l’organisation de l’État (cf. p. 295). On s’aperçoit également que les staliniens chinois ont été dûment conseillés pour établir la nomenclature des camps, à tel point qu’il est impossible de nier que tout ceci a été considérablement planifié (cf. p. 300). D’une certaine façon, les Chinois exacerbent le modèle russe, tant et si bien que le souci de conformité vis-à-vis du schéma mental national est nettement plus prégnant que partout ailleurs (cf. p. 303). Les Russes n’étaient pas entièrement insensibles à la rééducation psychique des individus, mais ils n’apportaient pas non plus une attention décuplée à l’intériorité des prisonniers. Tout à l’inverse, les Chinois étaient prodigieusement préoccupés par l’adéquation doxographique du déporté : il s’agissait d’introduire dans l’intimité de la personne une pensée officielle, comme une sorte d’inoculation, d’injection immunisante définitive contre les envies d’indépendance. À cela s’ajoutait la création d’un sentiment de culpabilité qui faisait avouer aux déportés des crimes qu’ils n’avaient pas commis et qu’ils finissaient par croire avoir commis ! Par conséquent les victimes de ces méthodes étaient broyées par un rouleau-compresseur moral, rouleau-compresseur auquel s’annexait du reste une machine à épuiser les corps étant donné que chacun devait se donner tout entier à la production la plus pénible. Par le refus catégorique d’accorder une pensée autonome aux déportés et par la volonté de les discipliner physiquement dans des travaux ingrats, le camp chinois réactualise les heures peu glorieuses de l’esclavage ancestral. L’homme que l’on juge nocif pour la société est privé de son logos, aussi lui en assigne-t-on un autre, un logos circonstancié qui le transforme en animal acquiesçant tout juste bon à obéir à quelques directives. Autant dire que nous sommes en présence de la mise à mort délibérée du sujet pensant, lentement tué par le garrot de l’administration concentrationnaire.
Cependant les efforts de Rousset sont plus valeureux que les tactiques des chefs de camp de tous horizons. Dans Le Figaro littéraire du 7 juin 1956 (cf. pp. 309-319), notre combattant de la vérité se réjouit des renversements d’opinion et des faits qui commencent à être avérés. Les revendications de légitimité l’emportent sur les appareils de légalité et sur l’évidente illégitimité des camps. Mais ce n’est qu’un moyen-terme de la victoire, ne serait-ce déjà que parce qu’il a fallu, pour en arriver là, « marcher sur la pointe des pieds […] dans le palais des seigneurs concentrationnaires » (p. 315). Ce ne sera qu’au début de l’année 1963 que David Rousset pourra écrire que le régime concentrationnaire n’existe plus en URSS, bien qu’il subsiste évidemment des camps et des prisons (cf. pp. 341-4). Dans un nouvel appel daté du 5 janvier 1963 (cf. pp. 341-356), toujours dans Le Figaro littéraire, il souhaite créer une coalition des survivants des camps soviétiques pour affermir la dénonciation de l’univers concentrationnaire. Il se réjouit aussi de la publication d’Une journée d’Ivan Denissovitch, roman inestimable d’Alexandre Soljenitsyne. Délesté de quelques poids encombrants, Rousset dit de Soljenitsyne, dans un article de 1970, qu’il est son compagnon de route pour tout le segment concentrationnaire de son existence (cf. p. 371). Est-ce pour autant la fin du parcours de résistance de Rousset et le début d’une vie davantage apaisée ? Oui et non. Oui parce que l’univers concentrationnaire s’est notablement réduit aux abords des années 1970, non parce que les racines concentrationnaires sont vivaces et qu’elles ont sûrement suscité des mises en pli délétères sur la chair du monde. C’est Jean Cayrol, dans une lettre datée du 31 décembre 1949, qui se montre prématurément inquiet à ce propos. Il confesse à son ami David Rousset que des intérêts supérieurs seront toujours plus fédérateurs que des scrupules moraux (cf. pp. 385-6). N’avait-t-il pas ainsi compris que l’après-guerre n’est qu’une vue de l’esprit et que les camps de concentration n’ont fait qu’adopter une nouvelle forme qui sera très difficile à défaire ? Que l’on juge objectivement de ce que nous sommes devenus et nous verrons que Jean Cayrol n’était pas un pessimiste illuminé par ses seules expériences traumatisantes [10].
Gregory Mion