Avant la révolution, Cuba incarnait le colonialisme le plus pernicieux et le plus cynique. Sa guerre de libération de l’Espagne (1895-1898) avait été confisquée par les Etats-Unis, dont le gouvernement avait revendiqué la victoire comme la sienne propre en réécrivant la constitution de ce nouveau pays indépendant pour assurer la pérennité de sa domination. Son sucre était accaparé par les intérêts impérialistes qui assuraient le maintien de son statut subalterne. Sa culture – la voix des esclaves refusant d’être étouffée – était vidée de son contenu et offerte à la consommation des touristes.
La révolution cubaine
Tout cela a pris fin le 1er janvier 1959. Les Etats-Unis, confiants dans leur vocation à dominer le monde, étaient défiés par une petite île des Caraïbes, un maillon faible de la chaîne de commandement. Un pays constamment occupé, dont le mouvement d’indépendance avait toujours été écrasé par la présence impérialiste, s’était dressé et faisait aujourd’hui la fête. Le géant n’avait-il pas, après tout, des pieds d’argile ?
A maintes reprises au fil des ans, Fidel Castro allait refuser de céder à la menace et au chantage – et c’est ce refus qui explique la fureur aveugle et la colère vindicative de ses ennemis. Les administrations tant républicaines que démocrates, à quelques nuances près, ont maintenu le siège de Cuba pendant six décennies – fulminant de leur propre incapacité. Leurs émules peuvent se réjouir aujourd’hui à Miami, mais ce faisant, ils et elles ne font que souligner leur propre échec et rendent involontairement hommage à l’opiniâtre et inamovible Fidel Castro.
C’est évidemment la résistance collective qui a ruiné l’invasion de la Baie des Cochons en 1961, soutenue par les Etats-Unis. La crise des missiles de 1962, lorsque le doigt du président Kennedy était posé sur le bouton nucléaire à Washington, a fait aussi la démonstration du courage de Castro, porté par une volonté d’acier. Mais il a aussi montré au leadership de La Havane que le soutien soviétique était conditionnel, et que Cuba n’était qu’un vulgaire pion dans un rapport de forces mondial.
Cuba ambassadrice de la libération ?
Lorsque Cuba s’est distanciée de Moscou, c’est là qu’elle a développé sa phase politique la plus radicale, la plus révolutionnaire, rejoignant les luttes de libération du tiers-monde dans un front commun, de l’Amérique latine au Vietnam. C’est là que Cuba a inspiré et symbolisé le soulèvement des opprimés – exprimée par l’image de Che Guevara.
La mort de Guevara en Bolivie, en octobre 1967, a été la croisée des chemins pour la nouvelle révolution. Au Pérou, au Guatemala et au Venezuela, les tentatives de répéter l’expérience cubaine avaient failli avec des conséquences désastreuses, comme en Bolivie.
Fidel, toujours concerné d’abord et avant tout par la survie de Cuba face à un siège impérial féroce, une île piégée par ses limites économiques, a abandonné la stratégie de guérilla.
En 1970, l’échec de la grande récolte de sucre qui devait atteindre l’objectif irréaliste de 10 millions de tonnes, marque un point final. En un an, Cuba va tomber pleinement et définitivement dans l’orbite soviétique, s’identifiant publiquement avec sa stratégie d’alliances et de compromis avec les régimes du tiers-monde. Lorsque Fidel se rend au Chili, les futurs supporters·trices de Pinochet descendent dans la rue, organisant un concert de casseroles ; il était venu féliciter Allende de sa victoire électorale et du succès de sa voie parlementaire au socialisme.
En 1961, après l’invasion de la Baie des Cochons, Castro avait déclaré que la révolution cubaine était socialiste. Bien qu’il soit issu lui-même d’un background nationaliste radical, sa déclaration valait reconnaissance de la dépendance de Cuba envers l’Union soviétique et du rôle qu’allait jouer le Parti communiste cubain dans le futur. Dans ce contexte, le socialisme était envisagé comme un Etat fortement centralisé sur le modèle soviétique. Cela coïncidait avec les vues de Castro et de Guevara sur la façon de gagner une révolution – par l’action de petits groupes de révolutionnaires dévoués agissant au nom du mouvement de masse.
Fidel et l’URSS
Lorsque l’URSS envahit la Tchécoslovaquie, en 1968, Castro définit la révolution cubaine comme « marxiste », confirmant ainsi une fois de plus sa dépendance envers l’Union soviétique et la nature du nouvel Etat, dans la foulée de la mort du Che. Dans le sud de l’Afrique, au cours des années 1970, le rôle des troupes cubaines a été décisif pour défaire les soulèvements réactionnaires et conforter la réputation anti-impérialiste de Fidel. Toutefois, dans la Corne de l’Afrique, les troupes cubaines ont soutenu des gouvernements aux intérêts soviétiques régionaux, qui réprimaient en même temps brutalement les mouvements de libération internes.
Fidel n’a pourtant jamais été un relais docile. Il a usé de son exceptionnel charisme et de sa réputation pour lancer quelques tirs de semonce en direction de Moscou et pour renforcer son contrôle personnel sur l’Etat. Les rescapés de la force de guérilla débarquée de la Granma en 1956, qui ont abattu la dictature de Batista à l’issue de deux brèves années de lutte, sont restés, pour l’essentiel, au centre du pouvoir dans les cinq décennies suivantes.
Le socialisme selon Castro n’avait que peu ou rien à voir avec « l’auto-émancipation de la classe travailleuse » envisagée par Marx, ou avec ce que Hal Draper a appelé le « socialisme par en bas ». C’était un socialisme doté d’une structure de commandement rappelant une armée de guérilla, dans laquelle Fidel était le commandant en chef (en même temps que le président et le secrétaire général du parti). Ce qui tenait le tout ensemble, c’était son incontestable autorité, mais aussi l’hostilité irrépressible des Etats-Unis, qui ont essayé non seulement de l’assassiner des centaines de fois, mais se sont efforcés d’affamer le peuple cubain pour le forcer à se soumettre – contribuant finalement à renforcer l’autorité de Fidel.
Une pouvoir centralisé et autoritaire
Quel a été le principal et le plus important héritage de cette époque ? Un système d’éducation et de santé universel et efficace. Mais au-delà, la vie quotidienne a été rude, même avant le retrait de l’aide soviétique et la « période spéciale » qui l’a suivi, conduisant l’île au bord de l’effondrement. Seuls la solidarité et le sacrifice collectifs ont évité alors le désastre. Toutefois, un sérieux mécontentement s’est traduit par une poussée de l’absentéisme et de la résistance sur les lieux de travail, mais aussi notamment par la désillusion des vétérans d’Afrique, alors que leurs espoirs des premières décennies se révélaient illusoires. Tandis que les besoins sociaux de base pouvaient encore être satisfaits, les biens de consommation manquaient cruellement, et la dissidence, quelles qu’en soient les formes, était traitée de plus en plus durement.
La concentration extrême du pouvoir – les organes clés de l’Etat sont gérés par quelques dizaines de leaders « historiques » sous le contrôle de Fidel – au sommet de la pyramide a pour corollaire une absence patente de démocratie. Les institutions politiques sont contrôlées centralement à tous les niveaux ; des organes locaux, comme les Comités de défense de la révolution, maintiennent la vigilance contre toute dissidence. Parfois, lorsque les désaccords font trop de bruit, des milliers de Cubain·e·s sont envoyés à Miami, tandis que des manifestations bruyantes dénoncent les nouveaux exilés comme la lie de la société.
Il est relativement simple de traiter les revendications démocratiques des critiques de l’intérieur comme de la propagande impérialiste, plutôt que comme le signe des aspirations légitimes des travailleurs·euses à un socialisme digne de ce nom, apte à les transformer en sujets de leur propre histoire. L’information publique n’est disponible que sous la forme impénétrable d’un journal d’Etat – Granma – et les institutions officielles, à tous les niveaux, ne sont rien d’autre que des canaux de communication des décisions du leadership. Une bureaucratie opaque, ne rendant des comptes qu’à elle-même, avec un accès privilégié aux biens et services, est devenue de plus en plus corrompue dans le contexte d’une économie réduite à des dispositions minimales. Les appels occasionnels de Castro à la « rectification » écartent quelques individus, mais laissaient le système intact.
Quel avenir pour Cuba ?
Pourtant, Cuba a survécu, en bonne partie grâce aux instincts politiques aiguisés de Fidel et à sa volonté de trouver de nouveaux alliés, dans la foulée de la chute du Bloc de l’Est.
Celles et ceux qui ont quitté l’île pour les USA n’ont que bien peu à rapporter de positif sur leur expérience là-bas. Et ailleurs, en Amérique latine, à l’aube du 21e siècle, les nouveaux mouvements anticapitalistes, avec leur insistance sur la démocratie et la participation, ont peu à apprendre de Cuba, même si le pouvoir symbolique de Fidel et du Che reste vivant. En réalité, les deux ont soutenu une interprétation nettement autoritaire du socialisme qui a justifié la répression des personnes LGBT, le refus de la critique, et l’émergence d’un régime corrompu. Celui-ci prévaut aujourd’hui sous Raul Castro, alors qu’un petit groupe de bureaucrates de plus en plus riches et de chefs militaires gèrent et contrôlent l’économie. Ce sont eux qui vont être les bénéficiaires de la réintégration de Cuba au marché mondial, plutôt que la majorité des Cubain·e·s. La promesse originelle d’une répartition égale des richesses est maintenant si éloignée que les principales multinationales se battent pour avoir accès à son économie.
Fidel, qui est tombé malade en 2006, n’a plus dit grand-chose de significatif depuis lors. Sa mort va susciter le deuil dans le tiers-monde, parce que Cuba a incarné pendant si longtemps une possibilité de libération de l’oppression impériale. Sa seule survie a inspiré l’espoir. Toutefois, Cuba ne peut pas offrir un modèle de démocratie participative et de gouvernement transparent pour lesquels les générations actuelles se battent. Un tel modèle devra être construit par en bas, dans le cours des combats à venir.
Mike Gonzalez, 27 novembre 2016