En termes de menace jihadiste, le Danemark représente en Europe un cas très particulier du fait de la conjonction de trois facteurs : une longue histoire de complots terroristes depuis 2005 ; une très forte proportion de « volontaires » du jihad, partis en Syrie plutôt qu’en Irak ; un programme de « déradicalisation » tout à fait innovant, source de nombreux débats.
D’AL-QAIDA A DAECH (2005-2015)
C’est en 2005 qu’est mise en ligne la proclamation de la création d’une branche d’« Al-Qaida pour l’Europe du Nord ». Le service de sécurité danois (PET) démantèle peu après une cellule jihadiste à Glostrup, une banlieue de Copenhague. Les interpellations, liées à des arrestations opérées en Bosnie et en Grande-Bretagne, laissent ouverte la question de la localisation des cibles de cette « cellule de Glostrup », soit des institutions au Danemark, soit des ambassades occidentales à Sarajevo.
Deux ans plus tard, c’est dans une autre banlieue de Copenhague, Glasvej, que huit personnes sont arrêtées sur l’accusation de préparer des attentats à la bombe. Deux d’entre elles, d’origine pakistanaise et afghane, seront condamnées à 12 et 7 ans de prison. Selon un processus bien connu, par exemple en France, des liens sont établis entre les cellules de Glostrup et Glasvej. En revanche, les deux attaques de 2010 visant le Jyllands-Posten, le journal ayant publié en 2005 les caricatures du prophète Mohammed, apparaissent comme des raids, heureusement inaboutis, menés à partir de l’étranger (en janvier, la tentative de meurtre d’un de ses dessinateurs par un jihadiste somalien ; en septembre, l’explosion anticipée d’une bombe blessant un extrémiste tchétchène, vivant en Belgique).
Les 14 et 15 février 2015, Omar el-Hussein, un Danois de 22 ans, d’origine jordano-palestinienne, tue deux personnes à Copenhague dans deux attaques à l’arme automatique, l’une contre une réunion littéraire, l’autre contre la Grande Synagogue, avant d’être lui-même abattu. Le terroriste, au passé délinquant déjà lourd, venait d’être libéré de prison, où son ralliement affiché aux thèses de Daech avait été signalé au PET. Loin d’être un « loup solitaire », il bénéficiait d’un réseau de soutien d’au moins quatre complices, eux aussi issus de bandes criminelles. Cette affaire conduit à la démission du chef du PET.
LES « VETERANS » DE SYRIE
En avril 2016, le PET estime à au moins 135 le nombre de jihadistes partis du Danemark en Syrie, plutôt qu’en Irak [1]. La moitié serait d’ores et déjà de retour et 35 auraient été tués sur place. A titre de comparaison, cela fait une proportion de « volontaires » pour le jihad moyen-oriental de 24 pour un million, contre 10 pour un million dans l’Allemagne voisine. Shiraz Tariq, qui animait précédemment le groupe « Appel de l’Islam » (Kaldet til Islam) à Copenhague, a joué un rôle pionnier dans ces « montées au jihad », jusqu’à sa mort en Syrie en septembre 2013.
Jakob Sheikh, journaliste au quotidien danois Politiken, a enquêté sur un de ses amis d’enfance, devenu combattant d’Al-Qaida en Syrie, avant de rallier Daech [2]. Il a depuis interviewé 16 jihadistes, au Moyen-Orient et au Danemark. Il a été frappé par la défiance exprimée par les sympathisants de Daech envers les mosquées au Danemark, les réseaux militants s’étant clairement constitués en dehors des lieux de culte, voire en opposition à eux. Par ailleurs, l’attachement à « l’Etat » (islamique) et la volonté de « revanche » pour restaurer « l’honneur » perdu reviennent comme des mantras dans ces entretiens.
LE PARI D’ARHUS
La deuxième ville du Danemark, Arhus, est aussi la seconde base de départ pour le jihad moyen-oriental, après Copenhague. Un programme inédit de « déradicalisation », inspiré de l’action déjà menée pour détourner les jeunes des gangs, y a été mis au point sous le nom d’Exit [3]. Il vise à la fois, d’une part, à prévenir l’embrigadement jihadiste, chez des jeunes identifiés comme vulnérables, et, d’autre part, à favoriser la réinsertion de « vétérans », traités pour leurs traumatismes de guerre, au-delà d’un bagage jihadiste toujours soumis à surveillance.
« Le Monde » avait également rapporté l’expérience tout aussi pionnière du club de foot de Charlotteager [4], dans la banlieue de Copenhague, mêlant « repentis » du monde des gangs et de la mouvance jihadiste. La prise en compte de la perméabilité entre ces deux milieux est sans doute la dimension la plus originale de l’expérience danoise. De fait, aucun attentat n’a été à déplorer au Danemark depuis février 2015 (Daech a revendiqué la fusillade du 1er septembre 2016 dans le quartier de Christiania, à Copenhague, qui a fait trois blessés, mais les autorités affirment que l’auteur, mortellement blessé au cours d’une intervention policière, était un trafiquant de drogue).
Nous verrons dans le troisième et dernier post de cette série comment le défi jihadiste se pose, cette fois en Espagne.
Jean-Pierre Filiu