La révolution russe de 1917 a cent ans en 2017 et la fin de l’URSS en a eu vingt-cinq en décembre 2016. C’est le 25 de ce mois – Joyeux Noël pour l’Occident – que démissionna le président Mikhaïl Gorbatchev. Enfin, la redoutable parenthèse bolchévique était refermée, l’Empire du Mal anéanti. Ces deux anniversaires sont l’occasion, tant en Russie qu’en Occident, de maudire une fois encore le bolchévisme, coupable d’au moins la moitié des malheurs du vingtième siècle, et en Occident seulement, d’exprimer la hantise qu’inspire encore, un quart de siècle plus tard, le fantôme de « l’Empire », voire « le spectre qui hante l’Europe » à nouveau de ses vélléités néo-impérialistes.
La disparition de l’URSS avait pourtant ouvert une perspective « exaltante » que Fukuyama a défini comme « fin de l’histoire » au sens téléologique de triomphe du libéralisme démocratique mondialisé. Une confirmation éclatante du « TINA » thatchérien. A gauche également, la fin de « l’hypothèque soviétique » était saluée, car elle dégageait la voie à de nouvelles avancées sociales et démocratiques, voire au « réveil des utopies ». La joie !
Mais un train pouvait en cacher un autre. Nous vivons dans un monde très différent de celui promis à « la chute Mur ». D’autres Murs et de multiples frontières ont surgi. La disparition de « la peur du Rouge » a surtout stimulé en Occident les atteintes aux droits sociaux et démocratiques qui, certes, entravaient l’essor du progrès de la mondialisation « heureuse ». Les acquis sociaux des ex-Soviétiques ont été ratiboisés. Mais comme me le disait l’un des pionniers de la Glasnost médiatique : « nous avons vécu au dessus de nos moyens ». Il était temps de descendre en dessous ! Enfin, pas pour tout le monde. L’avènement du Marché, en effet, a plongé 80% des Soviétiques dans la pauvreté, mais il a embelli les villes et les vies de ceux qui ont su en saisir les occasions, grandes et petites, un souffle de liberté a balayé les anciennes censures même si, avec le président Vladimir Poutine en place depuis l’an 2000, le retour d’une autocratie, d’une lourde pression médiatique et d’une répression politique se fait sentir, sur fond de ce que l’on nomme déjà « la nouvelle guerre froide ».
De façon surprenante, la grande réconciliation de 1989-91 n’a pas mis fin à l’OTAN « alliance défensive » contre le soviétisme qui dut se réorganiser face à de nouveaux périls, en l’occurrence « l’islamisme ». La désagrégation du système soviétique et le monde « sans URSS » n’ont pas éliminé les guerres. Pour autant, l’hégémonie incontestée d’une seule hyperpuissance, américaine, qui nous était promise ou de la stabilisation d’une Europe réunifiée, ne se sont pas vérifiées comme garanties durables de notre sécurité. A peine confronté aux désordres et au terrorisme venus du Sud, à peine écrasées les dictatures talibane, irakienne, libyenne, mais pas syrienne comme espéré, les puissances occidentales ont du, à nouveau, réorienter leurs missiles et « boucliers antimissiles » vers l’Est. C’est que le deuxième train en dissimulait un troisième : la résurgence russe que l’on attendait plus et qui se manifeste par des interventions militaires imprévues. Et la montée en force de la Chine, de l’Inde, des BRICS, le réveil de l’Amérique latine !
La connaissance de l’expérience soviétique et, dans notre présent propos, des circonstances de son lamentable échec final, serait d’une grande utilité pour comprendre ce qui nous arrive. « La page tournée » n’est pas celle que l’on a cru, et la suivante non plus. Il est vrai que, sur celle du passé soviétique comme sur l’actuelle, la désinformation ne nous a pas trop éclairés. Antisoviétisme hier, russophobie de nos jours – spécialistes et journalistes s’adonnent à plus de fantasmes que de connaissance. Que sait-on vraiment du « monstre » abattu en 1991 et de la façon dont, soudainement et de manière inattendue, il vint à disparaître. Peut-être vaut-il la peine d’y revenir – là d’où l’on vient, là d’où notre présent, pour une part, repart ?
On s’était félicité, après 1991, que la dislocation de l’URSS s’effectua « dans un calme relatif ». Il y eut bien, à la périphérie, des guerres civiles au Tadjikistan, au Sud-Caucase, et les guerres de Tchétchénie au nord de la « montagne des langues ». Une confrontation sanglante eut lieu à Moscou en 1993. Mais l’immense majorité des habitants de l’ex-URSS – en Russie, en Ukraine, au Kazakhstan et en Asie centrale – ont vécu les changements, certes douloureux et « meurtriers » en statistiques démographiques, avec sang froid ou résignation. Mais les répliques tardives du séisme nous guettaient. Le Kosovo, l’élargissement à l’Est de l’OTAN, les « révolutions de couleur », le conflit en Ukraine la crise en Moldavie, l’intervention russe en Syrie, les craintes des pays baltes : autant de faits qui renvoient à l’événement fondateur de ces crises : la désagrégation de l’Union soviétique.
I. LE MONSTRE ROUGE : EFFRAYANT ET SOUDAINEMENT ESCAMOTE.
Comment la deuxième superpuissance mondiale, réputée stable quoique menaçante par les services occidentaux (la CIA jusqu’au milieu des années 1980) voire, selon certains journalistes et philosophes de Paris à la même époque, sur le point de faire défiler l’Armée Rouge sur les Champs Elysées, a-t-elle pu imploser en quelques années de règne de son nouveau leader Mikhaïl Gorbatchev ? Serait-ce le remake de la disparition des dinosaures ?
L’énigme n’est pas totalement dénouée. D’autant que les brumes des guerres idéologiques n’en finissent pas de brouiller les pistes. Dans les années 1980, une masse d’ouvrages, d’articles de presse et d’émissions de télévision, et en particulier l’intelligentsia « de gauche » parisienne et ses journaux de référence nous ont invités tout à la fois à embrasser la cause néolibérale (« Vive la Crise ! ») et à nous mobiliser contre « la plus grande puissance militaire de tous les temps », cet « empire du Mal » (Reagan) ou « stratocratie totalitaire » (Castoriadis) qui menaçait d’engloutir la planète. Lorsque, fruit de mutations sociales et culturelles qu’ignoraient nos idéologues-kremlinologues, un Mihaïl Gorbatchev proclama l’heure des réformes internes et du désarmement nucléaire mondial, ce fut interprété comme une manœuvre de plus, un complot du KGB pour mieux nous écraser. Or, qui l’eut cru, le Mur de Berlin était sur le point de tomber et il ne restait à l’URSS que quelques années à vivre. Changement de discours, dès lors, « la chute du communisme » fut célébrée comme un aboutissement inévitable, digne des plus grandes festivités. La page était tournée. Essayons de retrouver nos signets.
1. Et d’abord : comment nommer le monstre ? L’URSS n’était pas « communiste ». Le terme de « pays communistes » est une création occidentale, désormais répandue à l’Est, destinée à stigmatiser plutôt qu’à rendre intelligible « le monstre ». Aucune philosophie proposant « le communisme » - qu’elle fut utopiste, de Platon à Thomas More, de Babeuf à Fourier, ou dans ses versions anarchiste, marxiste, léniniste, ou même stalinienne, soviétique tardive ou chinoise – ne peut se reconnaître dans l’Etat soviétique sous ses successifs régimes. Lui-même ne s’est jamais défini comme « communiste ». Dans le Programme de 1961 du Parti Communiste soviétique , « le communisme » est présenté comme une société future, sans classes et sans Etat (qui doit « dépérir ») d’autogestion sociale. On en était loin ! Les pays que l’on disait « de l’Est » se définissaient comme « socialistes », donc « pas encore » communistes car comportant encore des classes, des inégalités, le salariat et le marché. Ce qui n’exclut pas une « présence du communisme » dans l’imaginaire, les idéaux de plusieurs générations.
Cette question de vocabulaire n’est pas négligeable. La guerre idéologique est aussi sémantique. En qualifiant de « communiste » le système soviétique, compte tenu de l’image effrayante de l’ère soviétique qui nous est donnée, on entend disqualifier toute idée communiste. En lui attribuant (à l’URSS et à son bloc) le nom de « socialiste », ses défenseurs comme ses adversaires sèment la confusion. A moins de considérer que les despotismes d’Etat asiatiques de l’antiquité étaient « socialistes », ou encore les régimes arabes nationalistes qui se définissaient comme tels. Sans parler du « national-socialisme ». Les spécialistes ont souvent parlé de « socialisme réel » (moi-même aussi, par facilité) une manière de se résigner « au réel », et inconsciemment à l’appelation brejnevienne de « socialisme réellement existant », le seul disponible, hormis le rêve ou l’utopie, qui restaient vivaces en URSS au moins jusque dans les années 1960.
On se rapproche mieux de la réalité en parlant de despotisme oriental, ou de « collectivisme bureaucratique » (Bruno Rizzi), « absolutisme bureaucratique » (Moshe Lewin), « capitalisme d’Etat » (problème : on voit bien l’Etat, mais quid du « capitalisme » et de son « économie de marché » ?) On a égélament parlé de « socialisme d’Etat » mais, outre le caractère discutable du terme « socialisme » qu’en est-ils de « l’Etat » qui, en URSS, a eu cette particularité d’être un Parti-Etat, successivement, un « parti unique » (années vingt) puis un appareil soumis à la police et au service d’un despote (Staline) enfin une administration bureaucratique de la société prétendûment « totale ». Soit « totalitaire » ? Au sens, oui, où cette bureaucratie prétendait tout gérer, jusqu’à la manière de peindre et le jour de rammassage des poubelles. Mais était-ce un « parti », ou plutôt une administration apolitique, avec ses clans, ses localismes, ses nationalismes ?
Que dire du « parti communiste » réputé athée et antireligieux qui, en Ouzbekistan, collecte pour les mosquées ? Que penser du « contrôle total » dans une république, la Géorgie, où le tiers de la population s’occupe de son jardin ou de son vignoble plutôt que d’aller à l’usine ou au bureau ? Où classer le cas d’un artiste qui, persécuté par ses chefs de corporation (Union des peintres, Union des écrivains, Union des cinéastes) va chercher auprès du…Comité Central du Parti les appuis nécessaires pour promouvoir ses œuvres ? L’intention ou la volonté étant une chose, la réalité une autre, la diversité croissante de la société soviétique et l’étendue de ses territoires « hors contrôle » commande de refuser également l’étiquette de « totalitaire », un fourre-tout idéologique à usages surtout polémiques. Rappelons que la théoricienne la plus raffinée du « totalitarisme », Hannah Arendt, n’appliquait pas la formule à l’URSS d’avant et d’après le stalinisme, soit le régime d’autocratie absolue qui fut exercé de 1934 à 1953. Et encore faut-il introduire la parenthèse de la guerre au cours de laquelle le combat et les résistances populaires, le désordre et les grands mouvements de population ont généré ce que l’historien Mikhaïl Guefter nomma « une première déstalinisation ». Mais n’épiloguons pas, ce n’est pas notre sujet. Constatons seulement que « le totalitarisme » a organisé son propre hara-kiri et son alchimie « libérale », ce qui est une curieuse façon d’être « totalitaire », mais passons…
2. L’Union soviétique n’était en tout cas pas immobile, ni monolithique. Au cours de ce que j’ai appelé « les trente laborieuses », de la mort de Staline en 1953 à la crise officiellement reconnue en 1983, période de forte croissance et de modernisation, il y eut de profondes mutations à commencer par l’urbanisation, l’exode rural, la désagrégation du monde paysan, et l’essor des formations scolaires, des signes culturels (littératures, cinémas, musiques) d’un désaccord croissant entre les forces vives du pays et le conservatisme officiel, ses dogmes et sa propagande archaïque, conçue dans les années trente. Un conservatisme qui n’excluait pas une modernisation et la quête de nouveaux modes de gestion.
Des réformes « marchandes » ont été impulsées, en 1965 par le premier ministre Alexei Kossyguine (il faudrait aussi revenir sur ces réformes !) et le conservateur Léonid Brejnev a au moins tenté un réinvestissement massif dans l’agriculture. La réforme Kossyguine a été abandonnée au vu des développements politiques qu’elle avait produit en Tchécoslovaquie. Des expériences se sont poursuivies dans les années 1970, de gestion plus « libérale » dans un cadre limité d’entreprises ou de kolkhozes. Elles ne pouvaient se répandre en raison du « dogme » de la fixation centralisée des salaires (donc de leur nivellement) et de l’interdiction des licenciements collectifs. Les entreprises étaient poussées à la rentabilité, et leurs cadres récompensés en conséquence, mais leurs directeurs n’étaient pas « de vrais patrons » libres d’agir pour devenir compétitifs. N’empêche : une activité informelle – troc, marché gris, marché noir – « libérait l’initiative », accumulant du capital « illégal » et favorisant la corruption et le vol des biens publics, la formation de sortes de « mafias » à la fois souterraines et disposant de relais au sein de l’appareil d’état.
3. « Révolution d’en haut », ou populaire ? Le changement politique, la Glasnost et la Perestroïka, ne sont pas le fruit d’une « révolution populaire », sauf dans les républiques où des mouvements nationaux ont renversé les autorités communistes locales, parfois avec le concours des partis communistes eux-mêmes. Les bouleversements sont avant tout l’initiative du groupe dirigeant du Parti communiste soviétique, dès mars 1985 et de façon approfondie dès le XXVIIe Congrès du PCUS en 1986, avant que ne se précise le tournant politique et réformateur des années 1987-88, puis la libéralisation et le changement de régime. C’est en 1990 en effet, encore sous Gorbatchev, qu’est aboli le monopole politique du Parti communiste, qu’est donné le feu vert à l’entreprise de propriété privée et que sont ouvertes les frontières aux mouvements de capitaux. L’ère Eltsine, dite « libérale », après 1991, parachève le démantèlement du système soviétique et met en œuvre de larges privatisations, moyennant une « libération des prix », qui modifient en profondeur les conditions d’existence et les rapports sociaux.
4. De quand date la débâcle de l’URSS ? Ce n’est pas « avant » la Perestroïka, avant 1985, que la crise économique, sociale, alimentaire atteint son paroxysme, comme on le suggère désormais, mais en 1990-91, en conséquence de ces réformes qui ont désorganisé le système sans mettre en place d’alternative cohérente. Il ne faut donc pas confondre les difficultés, les pénuries, les blocages d’avant 1985 avec la situation de paupérisation, de quasi-disette, de désarroi des années 1990-91. Le constater modifie le bilan d’un Gorbatchev. Aux yeux des Russes, il aurait provoqué la « Katastroïka ». La plupart de ses critiques libéraux considèrent cependant que ce ne sont pas ses réformes, mais ses hésitations à réformer qui sont cause du désastre. Il aurait donc fallu passer du jour au lendemain du « communisme » à « l’économie de marché ». Certains, aux deux extrèmes – ultralibéral et « colonels noirs » de 1990-91 – auraient voulu instaurer en URSS un régime « à la Pinochet » capable, comme au Chili, de produire un « miracle économique ».
Gorbatchev n’a pas cédé à cette « demande », il n’avait vraiment pas la stature d’un dictateur. Il y eut une « esquisse » du pouvoir eltsinien dans le sens « pinochetiste » en octobre 1993, mais la liquidation du Parlement et des soviets, la cannonade des tanks a suffi pour décourager toute vélléité de résistance d’un peuple déjà abassourdi et capté par les stratégies de survie au sein d’un « Marché » qui allait offrir de multiples occasions, à ceux qui savaient y faire, de gagner de l’argent, de voyager, d’importer de Turquie toute la gamme des produits du « Pazar », de planquer ses petites fortunes à Chypre, Gibraltar ou en Suisse. Il ne faut pas oublier cette double nature du nouveau régime : éradication violente du soviétisme et, en même temps, séductions du Grand Marché ! Tout le monde n’allait donc pas mourir de faim, seulement « la génération perdue » comme on l’a appelée, des malades et des vieux, ou encore des quarantenaires incapables de « s’adapter » en plein milieu de leur vie professionnelle et sociale.
La rupture avait lieu jusqu’au sein des groupes d’amis et des familles : chacun s’en allait de son côté, c’était la guerre de tous contre tous, qui fit beaucoup de perdants mais aussi un bon contingent de « gagnants ». Les uns pouvaient être assassinés pour qu’on leur prenne leur logement… les autres les prenaient. Les détenteurs ou simples locataires d’appartements situés au centre de Moscou ou de datchas « de fonction » et de terrains obtenus à l’époque soviétique pourront les « privatiser » et se retrouver, par cet heureux hasard, assis sur de belles fortunes immobilières. Cette « nouvelle NEP » offrait des occasions de petits gains autant que de grands profits… et de plongeons de la majorité dans une misère abyssale.
De quand date l’effondrement du pays et de la société ? Pas de l’ère Gorbatchev jusqu’en 1988 ! Le revenu national a augmenté jusqu’en 1989 (+5% en 1988), les investissements de même, le passage « sous zéro » aura lieu en 1989-90, puis viendra la grande chute. C’est dans cette période charnière en 1990-91, quand « le système » se désintègre, qu’il faut situer le début de « l’effondrement » économique, démographique, social du pays, qui se généralise après 1991, après la dislocation de l’Union soviétique et en conséquence de la désagrégation des liens entre républiques et de la « thérapie de choc » en Russie dont les effets se répercutent évidemment sur tout le territoire de l’ex-URSS.
De ce désastre, la Russie ne se remettra que partiellement dans les années deux mille, sous Vladimir Poutine. On doit bien entendu ajouter que, dans cette même alternance d’effondrement et de redressement se sont esquissés une économie de marché, une oligarchie, une classe moyenne « gagnante », une société ouverte sur le monde, un renversement culturel. Du point de vue des classes dirigeantes de Russie et du monde occidental, cette « transition », si coûteuse fut-elle pour les masses appauvries et pour l’avenir de la Russie, peut être considérée comme « globalement positive ». Malgré les désappointements de l’ère Poutine, restauratrice d’une autocratie et d’un esprit « impérial » qui surprend les observateurs et fait croire aux imaginations fertiles que « l’URSS est de retour ».
5. Le Mac Do, symbole du changement ? Les événements majeurs ou symboliques de la Perestroïka n’ont pas été seulement l’inauguration d’un premier « Mac Do » à Moscou et le déferlement d’une publicité commerciale (Coca Cola, Samsung etc…) pour des produits encore introuvables, mais également ce qu’il convient chez nous de ne pas trop rappeler : une vague de nouveautés artistiques et littéraires, un mouvement des travailleurs pour l’autogestion, la floraison de groupes écologistes, de communautés, toutes initiatives d’une « société civile » naissante qui ne rêvait pas que d’hypermarchés et d’embouteillages monstres sur les boulevvards de Moscou.
L’écologie n’avait-elle été, bien avant l’ère Gorbatchev, la première contestation organisée – ni oppositionnelle ni explicitement dissidente – mais revendiquant à l’intérieur d’institutions et de médias soviétiques, le respect des lois soviétiques de protection de la nature, principalement des lacs et des cours d’eau pollués (la Volga), menacés par l’industrie de la cellulose (lac Baïkal) ou asséchés par l’irrigation des cultures de coton (fleuves d’Asie centrale, Mer d’Aral) ? Les mobilisations écologistes des années 1980 vont par la suite s’estomper, lorsque « le talon de fer » écrasera toute vélléité d’opposition aux « loins naturelles du Marché ». En même temps que les traditions spirituelles de la Russie, noyées comme jamais dans un torrent de matérialisme vulgaire, la pornographie commerciale tenant lieu de « renouveau artistique » et le fast food de sommet de la gastronomie. On peut comparer cette nouvelle misère, certes parée des technologies du dernier cri, à la passion de lire, à la création cinématographique et musicale qui avaient réellement existé du temps de l’URSS, malgré les censures, et aux aspirations humanistes – et parfois encore « socialistes » ou « communistes » qui avaient illuminé les premiers « années Glasnost ». Privés de leurs croyances, bien des orphelins du communisme s’en sont remis à d’autres fois, quitte à promener la bannière rouge du Parti avec, en surimpression, la figure du Christ.
Que les religions fassent office de refuge, en tant qu’« expression et protestation contre la misère spirituelle » (Marx) n’a rien de surprenant. Le besoin de spiritualité et de sacré n’a pas été anéanti, faut-il le déplorer ? Le besoin de patriotisme non plus.
Cette mise au point n’est certainement pas évidente pour tous. Dont acte.
Les mêmes qui n’ont rien vu venir et sont restés indifférents aux bouillonnements sociaux diront après coup que « l’effondrement » était attendu de longue date ! Un château de cartes, n’est-ce pas… pour le plus grand bonheur des « libertés ».
A l’inverse, l’éminent historien de la paysannerie Viktor Danilov, très radicalement critique envers le système soviétique, me disait en 2002 : « il n’y a pas eu de banqueroute, au moins jusqu’en 1988, c’est l’égocentrisme de certains groupes sociaux qui l’a provoquée ». Autrement dit, il y avait des conditions objectives et des circonstances pour que cet effondrement devienne possible, mais il fallait aussi des « décideurs » puissants pour le rendre effectif. La liquidation de l’URSS n’était pas inscrite dans les astres.
II. LES EXPLICATIONS CONTRADICTOIRES DU « PHENOMENE GORBATCHEV »
Si l’on cherche des explications rationnelles au phénomène Gorbatchev, on rappelera d’abord qu’il fit l’objet de plusieurs théories successives, assez peu rationnelles :
1) Premeir temps : la forteresse imprenable. La première, au début, c’est qu’il ne se passe rien. Gorbatchev n’est que bluff et tromperie. « Le mythe du réformiste », selon « Le Monde ». C’est la thèse la plus répandue dans nos médias vers 1985-86, dont l’aveuglément, à la relecture, est sidérant. La haine du communisme et de l’URSS était telle qu’elle empêchait ses plus ardents militants de voir à quel point ils avaient déjà des comparses et des amis au sein même des structures présumées « totalitaires », du parti supposé « communiste ». Je me souviens d’un journaliste belge éclatant de rire lorsque je lui parlai de « libéraux soviétiques ». Impensable bien sûr. Lui, libéral, s’il avait su qu’il y avait, autour du Kremlin, bien plus libéral que lui ! Mais que faire ? Les références qui s’imposent à l’époque sont « Le Monde » (avant l’arrivée à Moscou, en 1988, de son envoyé spécial Bernard Guetta), « Libération » (le plus agressif envers Moscou), « Le Figaro », bref le « gorbatchoscepticisme » donne le ton, y compris à Bruxelles, j’en fus témoin.
Il est difficile, avant 1987, de faire admettre que l’URSS est réellement en train de changer, et pas depuis peu, et pas un peu ! « Tu prends tes illusions pour la réalité » m’expliquent de doctes collègues. Il faudra du temps et, par bonheur, l’intérêt de hauts responsables de la RTBF où je travaille, pour que carte blanche me soit donnée pour des reportages en URSS, s’ajoutant à la couverture de l’URSS que j’assure depuis 1983 pour « Le Monde diplomatique ». A vrai dire, en 1987, l’inertie de la presse francophone concernant Gorbatchev est déjà concurrencée par la « gorbymanie » d’une partie des médias italiens et anglosaxons. La CIA elle-même a reconnu l’existence de « changements », le vent tourne, quelques obstinés en restent à l’explication, désormais obsolète, que tout cela n’est que poudre aux yeux. Et certains s’y tiendront jusqu’en 1991 ! Mais peu importe…
2) Deuxième temps : le château de cartes soufflé. Quelques années plus tard, alors que le « bloc socialiste » et l’URSS se défont, il faut pourtant bien trouver d’autres explications. L’une, qui fera surtout recette ultérieurement et fait la part belle à l’Occident, est que nos dirigeants – Ronald Reagan, Margaret Thatcher, George Bush père, Helmut Kohl, Jean-Paul II – ont bien exploité les opportunités de la crise « fatale » du communisme. Indéniable. Mais il fallait qu’on les leur offre, ces opportunités. Il fallait, par exemple, qu’en quelques années la dette extérieure explose et que les capitaux publics et les réserves d’or fondent comme neige au soleil. Reste la question : comment cette dilapidation s’est-elle effectuée, dès 1985 ? Où sont passés (et comment) le trésor du parti et les réserves d’or ? Les réponses à ces questions seraient beaucoup plus éclairantes que les discours sur « les valeurs universelles » qui auraient, en ce temps-là, supplanté en URSS les « valeurs de classe », obsolètes et néfastes.
3) Troisième temps : la révolution des peuples. L’autre explication, qui séduit vers 1989-90 certains milieux « gauche de gauche », est qu’une révolution populaire était en train de renverser les bureaucraties au pouvoir. La preuve par Bucarest, Prague, Berlin, les « révolutions chantantes » des pays baltes. Incontestable. Mais partiel. La « révolution » est d’abord venue d’en haut, du sommet communiste soviétique. Des contestations éparses et des mouvements nationalistes se sont engouffrés dans la brêche ouverte par la direction gorbatchévienne. Et ils n’étaient pas tous « progressistes » ! Désordre et chaos certes, mais pas de mouvement d’ensemble mis à part ceux qui s’exercent dans des cadres nationaux et dans un esprit indépendantiste, comme dans les pays baltes ou au Sud-Caucase et en Tchétchénie. Enfin et surtout : contrairement aux attentes « de gauche », la « révolution » n’a pas débouché sur le « vrai socialisme ». Restent les questions : l’URSS s’est-elle désintégrée par la périphérie ou, de façon décisive, par le Centre ? La défection de l’Ukraine a-t-elle entrainé celle de la Russie, ou est-ce l’inverse ? Y eut-il des potentialités socialistes qui auraient pu l’emporter en d’autres circonstances ? Sous-question : qu’est devenu le message écologiste, si présent dans la littérature, puis les débats des années Glasnost ?
4) Variante conspirative : le complot du KGB. Une quatrième est une théorie du complot : le KGB, les nationalistes russes ont décidé de se débarrasser du parti communiste pour renforcer le pouvoir des « structures de force ». La preuve par Poutine. C’est une hypothèse. (l’historienne Françoise Thom s’y tient) Ce qui est plus probable, en tout cas, c’est que ces mêmes nationalistes, avec une fraction importante de l’appareil d’Etat-parti et les nouveaux milieux d’affaires entendaient libérer la Russie du « poids » des autres républiques, par exemple l’obligation de partage du pétrole. Ce qui impliquait que les « principes » de la solidarité socialiste, et donc le Parti, soient mis à l’écart. Reste la question : n’y eut-il vraiment, et à quel moment, des fractions de l’appareil policier et militaire qui, conscients de la faillite du système, auraient conçu une politique de sauvegarde des principaux attributs de la puissance, de restauration à la Poutine ? Difficile d’imaginer pareil machiavélisme « prévisionnel ». Encore des questions à éclaircir.
5) Autre variante conspirative : le complot de la CIA. Une cinquième est une autre théorie du complot, lancée par un dirigeant du KGB précisément en 1991 et qui refait surface en Russie de nos jours : une bande de liquidateurs, Gorbatchev et surtout Yakovlev en tête, téléguidés par la CIA, auraient délibérément détruit le système soviétique pour s’ériger en bourgeoisie possédante. Ou comme me le disait l’écrivain outsider Edouard Limonov, en 1988, de la Perestroïka
: « C’est un truc de la bourgeoisie soviétique pour prendre le pouvoir ». L’idée de la « trahison de Gorbatchev » inspire en 2016 des députés communistes et nationalistes à la Douma, pour exiger « un tribunal » afin de juger « le traître ». Même sort promis à Eltsine. L’argument est que l’un et l’autre ont eu des conversations téléphoniques « complaisantes » avec George Bush. Ces conversations ont bien eu lieu en décembre 1991, les enregistrements ont été rendus publics. Elles sont de fait très différentes. Le 8 décembre, le président russe annonce la dissolution de l’URSS à son « ami » américain, avant même de prévenir Gorbatchev. A la veille du 25 décembre, le président soviétique annonce au même leader américain sa résignation, contrainte et forcée, à démissionner. Gorbatchev pouvait-il, à ce moment-là, invoquer « la légalité soviétique » pour briser l’acte félon du 8 décembre, mobiliser les troupes… et risquer la guerre civile et entre nations de l’Union ? Supposition absurde et criminelle ! On peut au contraire se féliciter du fait qu’à part les tragédies locales évoquées, et à la différence de la Yougoslavie, la dislocation de l’URSS se fit « sans verser le sang ». On peut bien sûr objecter que des drames à retardement ont pu avoir lieu : Tadjikistan, Géorgie, Tchétchénie, Ukraine… Effectivement, une telle désagrégation ne pouvait se faire en toute douceur !
Reste la question : disposons-nous de toutes les informations nécessaires pour réfuter cette « théorie du complot » ? N’y eut-il, pour le moins, des contacts entre les services secrets américains et certains dirigeants soviétiques décidés de longue date à « changer le régime » ? Les manœuvres de la CIA et des agents saoudiens du « wahhabisme » n’ont-elles contribué à semer la division et la haine, alimentant des guerres civiles ultérieures, de l’Afghanistan à la Syrie, en passant par la Tchétchénie, l’Irak et la Libye ?
Si la réponse devait être positive, elle ne changerait rien quant au fond : c’est bien la crise profonde du système qui a créé une situation propice à des « complots ». Mais ceux-ci peuvent orienter, à un moment crucial, une provocation, ou une décision politique fatale. C’est en cela que réside la nature des complots : ils n’expliquent pas une crise ou un grand tournant historique mais leurs acteurs et cercles occultes peuvent, à l’instant propice, généralement chaotique, forcer un « destin » plutôt qu’un autre. L’obsession à dénoncer les « complotismes » est souvent destinée à dissimuler l’action très réelle de ces cercles occultes auxquels sont liés, notamment, des groupes financiers qui sont patrons de presse.
III. LES GRANDS ACTEURS SOCIAUX
Si l’on veut, un moment, s’abstraire du domaine de l’imaginaire, il faut pourtant en revenir à quelques réalités incontournables.
La première est que le processus (il s’agit bien d’un processus et non d’un coup de baguette magique !) qui a mené à la dissolution de l’URSS a été initié « au sommet » de ce régime réputé « totalitaire », et pas par le seul Gorbatchev, mais par un large groupe dirigeant du PCUS s’appuyant sur une partie des élites et des populations. Ce qui suppose l’existence d’une société déjà « pluraliste » et en conflits, d’aspirations et de volontés traversant le PCUS, qui n’a plus rien de ce monolithe totalitaire souvent décrit. C’est de ce sommet qu’est venue l’initiative de rendre aux pays d’Europe centrale leur souveraineté et d’encourager à l’intérieur de l’URSS la décentralisation. Que les dirigeants furent débordés, que des mouvements nationaux aient forcé les séparatismes dans plusieurs républiques, notamment caucasiennes et baltes, est la démonstration que le terrain était favorable à la désagrégation de l’Union, au moins dans sa périphérie. Mais il n’y eut pas de « révolution populaire » en Russie, ni en Ukraine, ni en Asie centrale – le référendum du 17 mars 1991 ayant démontré l’attachement de leurs populations, très majoritairement, au maintien de l’Union, certes « réformée » dans un sens fédéral ou confédéral. Précisons bien : le 17 mars, avant le putsch manqué anti-Gorbatchev du mois d’août qui précipita la prise de pouvoir de Boris Eltsine en Russie et le « bal des souverainetés » partout ailleurs. Un putsch du 19 août 1991 qui, paradoxalement, a précipité la dislocation qu’il prétendait arrêter.
Il s’agissait, pour rappel, d’empêcher la signature, le lendemain, du nouveau « Traité de l’Union » découlant du référendum de mars. Gorbatchev et d’autres dirigeants le voulaient, pas les séparatistes Boris Eltsine (Russie) et Léonid Kravtchouk (Ukraine). Ironie de l’histoire ou « stratégie calculée », le putsch « antiséparatiste » libère la voie aux « séparatistes », liquidant de fait le pouvoir fédéral et son président Mikhaïl Gorbatchev, qui démissionera le 25 Décembre 1991. Ironie des ironies : les républiques qui réclament une part plus grande du gâteau soviétique seront privées de sa part la plus importante, les ressources naturelles qu’accapare la Russie pour le plus grand profit, de sa nouvelle bourgeoisie rentière.
Gorbatchev a sans doute scié la branche sur laquelle il était assis en recourant ou en couvrant les interventions militaires en Géorgie, à Bakou, Vilnius et Riga, qui semèrent l’effroi. Reste la question : y eut-il encore des moments, dans les derniers mois de l’URSS, où il aurait pu sauver le minimum qu’aurait été une Confédération ? Mais sur qui pouvait-il encore s’appuyer ? Son gouvernement l’avait trahi. Eltsine avait pris les commandes. Les autres séparatistes avaient hâte de fuir le « navire en naufrage ». La dissolution de l’Union paraissait inévitable. Reste la question : pourquoi les auteurs de l’acte d’autodissolution du 8 décembre 1991, Eltsine (Russie), Kravtchouk (Ukraine) et Chouchkevitch (Belarus) ont-ils cru bon de le faire dans le secret de la forêt de Biléoviège, à l’insu du président Gorbatchev et des leaders d’autres républiques, avertissant en premier le président des Etats-Unis Bush senior, leur « complice » ? On ne peut exclure, à ce moment là, l’idée d’un « complot » (concertation ?) Bush-Eltsine pour forcer le destin !
Deuxième réalité déjà évoquée, la « société en mouvement » depuis trente ans et spécialement en cette fin des années 1980 avait d’autres potentialités, d’autres désirs en son sein que ce qu’il advint.
Ne cédons pas à cette téléologie rétrospective qui nous présente comme « inévitable » le dénouement, soit le moment où les choix politiques des dirigeants, les pressions de certains groupes sociaux et de l’extérieur ont décidé du sort (du détournement) de la Perestroïka. Nous pourrions dire que, dans cet éventail de possibles, il en était qui correspondaient aux déterminations des groupes dirigeants et des intervenants extérieurs, et d’autres qui, demeurées dans l’imaginaire et les vélléités de la nouvelle société civile, n’étaient pas en mesure de promouvoir une « alternative ».
Le tournant de 1989-91 n’a cependant pas été uniquement politique et idéologique, il a été porté par des mutations, dont l’indice a été, par exemple, le basculement dans le camp libéral du corps des directeurs d’entreprises, d’une partie des structures de force, y compris du KGB (et d’un certain Poutine), d’une frange considérable des masses populaires en attente d’une changement de vie.
Cette prise en compte de la société, si rare dans les interprétations des médias ou de la kremlinologie, permet de nuancer les notions de « disparition », de « liquidation » ou de « chute » qui servent généralement à étiqueter les événements de 1989-1991. Autrement dit, il y a métamorphose des couches dirigeantes et des sociétés, qui ne deviennent pas du jour au lendemain étrangères à ce qu’elles étaient la veille. Une telle approche aiderait à comprendre pourquoi l’évolution de la Russie peut encore surprendre, et choquer ceux qui s’attendaient à une transition lisse, d’un point de départ connu (« le communisme ») à un point d’arrivée non moins certain (« la démocratie de marché »).
On ne se baigne plus dans le même fleuve, les berges qui l’enserrent se sont élargies ou rétrécies, le courant s’est accéléré, mais c’est encore ce fleuve-là, et son histoire continue, il ne s’est pas dilué dans les grandes eaux de la « mondialisation ». Reste l’immense question : la Russie pourrait-elle à la fois réussir son intégration à l’économie mondiale et sauvegarder sa singularité ? Et si intégration il y a, sera-ce en tant qu’économie « du tiers monde », confinée dans le piège de la rente pétrolière, ou comme puissance modernisée ? On aborde là des questions posées depuis plusieurs siècles, et que l’on soulève cette fois dans une phase de décin comme la Russie n’en a pas connu.
IV. L’ACCUMULATION DES PROBLEMES ET DES PIEGES
A mon sens, il y avait une crise à trois dimensions :
– Il y a les circonstances, l’accumulation de difficultés et de défis non relevés qui paralysent progressivement la direction du pays, embourbée depuis de longues années dans le conservatisme cacochyme de Léonid Brejnev, qui peut encore prendre, ou laisser prendre des décisions aventureuses brutales, comme l’invasion de l’Afghanistan fin 1979, non sans lâcher la bride aux généraux, mais n’a plus de perspective, plus de stratégie, le Politburo au stade terminal avance au jour le jour et comme à l’aveuglette, laissant de plus en plus de problèmes (et de chantiers) au point mort.
– il y a , s’ajoutant à l’impasse et découlant d’elle, une crise systémique qui paralyse le pouvoir et entraîne la Perestroïka en 1985, présumée « dernière chance ».
– il y a enfin la crise de la Perestroïka elle-même qui provoque le chaos (en 1990-91, pas avant) et au delà, le tournant vers un « capitalisme de choc » où s’opère un véritable effondrement (pas avant) de l’économie, de la démographie, de la santé publique, en même temps que l’éclosion d’une société marchande, de la Communication, de la nouvelle oligarchie. Plus tard, dans les années 2000 sous Poutine, émergera une « classe moyenne » de masse, prospère, bénificiant à la fois des avantages de l’économie de marché et des miettes de la rente pétro-gazière accumulée grâce à la hausse des prix du pétrole.
Il faut pouvoir distinguer ces trois moments, ces trois dimensions, dans leurs espaces temporels respectifs, si l’on ne veut pas tomber dans la confusion des chronologies et des rapports de causes à effets.
En ce début des années 1980, les défis s’accumulent, dont les causes sont internes et extérieures, et que les dirigeants soviétiques ne parviennent plus à gérer. J’en relève onze.
1. « Solidarnosc » en Pologne et la crise yougoslave.
La Pologne en dissidence, soit une menace pour l’hégémonie soviétique dans toute l’Europe centrale et orientale en régime de « souveraineté limitée ». Le soulèvement a le soutien unanime des opinions occidentales, y compris de gauche qui croient y voir l’avènement d’une société « autogérée », délivrée tant de la « bureaucratie soviétique » que de la tentation capitaliste. Le mouvement ouvrier et syndical est en réalité surtout national et d’inspiration catholique. Le pape d’origine polonaise Jean-Paul II joue un rôle capital dans ce renversement de situation. Il agit de concert avec les Etats-Unis. Le coup de force du général Jaruzelski met fin aux festivités et, de fait, postpose le moment où le pouvoir communiste devra négocier puis céder la place aux hommes de Solidarnosc, qui vont s’inspirer non de leurs idéaux « syndicalistes » mais des options néolibérales. Le Kremlin aura la sagesse (non sans hésitations) de ne pas intervenir directement, ce qui aurait pu le confronter à une guerre de grande envergure. Le général Jaruselski, au pouvoir, remplire le rôle d’un « pape de transition ». Mais quoiqu’il en soit, le maintien des pays d’Europe centrale en état de « souveraineté limitée » et sous contrôle militaire soviétique est devenu absurde et intenable.
Financièrement, politiquement, l’hégémonie gagnée en 1945 s’essouffle. La raison fondamentale de cet échec était double : d’abord, les conditions politiques de l’intégration au camp socialiste – libération-occupation de pays « ennemis » (les Allemands et leurs alliés), ou « amis » sous contrainte en 1948 en Tchécoslovaquie – se prolongeaient sous forme de « souveraineté limitée » (doctrine Brejnev) qui ne pouvaient fonder des relations de confiance, en second lieu, à la différence des Etats-Unis qui avaient pu offrir le « Plan Marshall » à l’Ouest et de la Communauté européenne capable d’intégration économique, le « Comecon » (Conseil de coopération de l’Est) n’a jamais pu fonder d’équivalent à l’Est, qui en restait pour l’essentiel à des coopérations bilatérales. A l’image de la Tchécoslovaquie qui, d’après Milan Kundera, se sentait « captive », l’ensemble de l’Europe centrale se percevait comme plus attachée à « l’Europe » qu’au monde russe.
Cas à part, la Yougoslavie indépendante de l’URSS et « non alignée » sur les blocs, se désagrégea en autant de « marchés » autarciques qu’il y avait de républiques, jetant ainsi les bases d’une résurgence des nationalismes qu’avait su maîtriser Tito. En tant que puissance régionale, qui plus est « résistante » aux injonctions du FMI et de Washington, par contre, la Yougoslavie de Milosevic constituait un obstacle sur la route du « Nouvel Ordre Mondial » (G.Bush) La guerre civile éclata en 1991. Générée par la désagrégation interne mais dûment « assistée ». Rien de tel en Pologne, ni en ex-URSS à court terme. Le sort de la Yougoslavie n’était-il scellé – Milosevic ou pas- du fait qu’il s’agissait là d’une puissance régionale et d’une fédération d’orientation socialiste, incompatible avec les ambitions américaines dans la région – en l’occurrence l’établissement, en pleine Europe, d’une vaste base politique et militaire ? La Yougoslavie n’offrait-elle d’ailleurs un terrain propice à l’expérimentation de la théorie du « clash des civilisations » de Samuel Hattington – Islam (Bosnie, Kosovo) – contre Chrétienté ? Des combattants « afghans » furent jetés dans ces conflits, de même qu’en Tchétchénie, ce n’était pas un hasard. Il serait indispensable de revisiter cette histoire, hors des fantasmes occidentaux focalisés sur le « grand Méchant » Milosevic, non sans une solide dose de racisme anti-serbe. Ce fut aussi le premier terrain d’accrochages entre les intervenants occidentaux et la diplomatie nouvelle-russe.
2. Le piège afghan.
L’Afghanistan : un pays profondément traditionnaliste avec lequel l’URSS entretenait de bons rapports de « coexistence pacifique » est entraîné par sa jeunesse intellectuelle urbanisée et des militaires progressistes dans un processus révolutionnaire. En 1978, une équipe de militaires, avec l’appui d’un parti communiste en proie à de violentes divisions, tente d’entraîner l’Afghanistan à une modernisation de type soviétique : collectivisation des terres (là où la question de l’eau était primordiale) alphabétisation de masse, émancipation des femmes, luttes contre « le féodalisme » de fait tribalisme et la religion « rétrograde ». Ces révolutionnaires, principalement installés à Kaboul, la capitale socialement isolée du reste du pays, semblent avoir peu de connaissances de leur propre société. Les tribus, atteintes dans leurs traditions et leurs croyances, se soulèvent avec l’appui de l’ISI pakistanaise et de la CIA qui espère ainsi entraîner l’URSS au conflit. En effet, Moscou a de quoi redouter l’installation de missiles américains à ses frontières, alors que la révolution afghane triomphante lui permettrait d’avancer vers les mers chaudes. Après moultes hésitations, le Politburo, apparemment en grande confusion, décide l’intervention.
Erreur fatale : l’URSS est tombée dans le piège que lui tendait la CIA (comme l’a avoué, savourant son astuce, Zbigniew Brzezinski qui suggéra la manœuvre au président Carter) et s’embourbe dans une guerre meurtrière, coûteuse, sans issue. Et de surcroît, qui porte atteinte à son prestige de « puissance anti-impérialiste » dans le tiers-monde, ouvrant la voie du conflit avec le monde musulman. Les « cercueils de zinc » qui reviennent discrètement en Asie centrale soviétique y alimentent le ressentiment et la progression d’un Islam « non officiel ». Les Etats-Unis, alliés de l’Arabie saoudite qui propage le « wahabbisme » aux sources d’Al Qaeda et de l’Etat islamique, fournissent aux « rebelles » des armes…soviétiques, puisées dans les stocks égyptiens, de façon à conforter l’illusion selon laquelle ces armes sont prises aux -ou vendues par les soldats soviétiques.
L’épreuve se solde par un boucherie sans nom, ni vainqueur ni vaincu, et en URSS par le surgissement d’une nouvelle génération « sur béquilles ». Mais les Etats-Unis ont finalement réussi à se positionner dans la région, avant de s’en prendre à l’Irak, à la Libye, à la Syrie, en jouant comme en Afghanistan de la manipulation ambiguë des « islamismes ».
3. La guerre du pétrole.
Depuis le « choc » pétrolier de 1973-74, la hausse fulgurante des prix du brut, donc du revenu des exportations soviétiques, loin de pousser aux restructurations et aux réformes comme en Occident, font profiter le conservatisme brejnevien d’une confortable rallonge, fût-ce en projetant officiellement une « révolution technique et scientifique ». Quand vient la chute des cours du brut, le « socialisme développé » de Brejnev se retrouve désargenté, et le réformateur Gorbatchev manquera en 1986 de moyens pour financer la politique d’accélération du progrès et de Perestroïka telle que la conçoit la première équipe réformatrice d’Abel Aganbegian et de Tatiana Zaslavskaïa, qui avaient déjà conseillé Andropov en 1983. Reste la question : la chute des prix fut-elle due « à la main invisible du marché » ou y eut-il un stimulant politique, de la part des Etats-Unis et de leurs alliés saoudiens, pour affaiblir l’Union soviétique ?
Dans le contexte des tensions au Moyen-Orient et en Aghanistan, les Etats-Unis ont besoin de prix bas du pétrole. Ils s’entendent avec l’allié saoudien pour qu’il augmente sa production, faisant baisser les prix. Privée de revenus, l’URSS doit cependant fournir à ses satellites européens et à Cuba du pétrole au rabais, mais peut de moins en moins « assurer », ce qui mécontente ses alliés. La quadrature du cercle ! Richard Pipes, soviétologue souvent cité dans nos médias, conseille aux présidents Carter puis Reagan de jouer sur ces difficultés pour « déstabiliser le régime soviétique ». En 1985-86, selon Egor Gaïdar, le montant des ressources dont dépend le budget soviétique a diminué « de plusieurs fois ». C’est Gorbatchev qui sera pénalisé, alors même qu’il veut investir dans « l’accélération ».
Il serait logique que dès cette époque, les Etats-Unis lorgnent du côté des pétroles de la Caspienne (comme avant eux les Britanniques et l’Allemagne nazie) où ils vont bientôt inciter les grandes compagnies à établir des corridors énergétiques détournant les pétroles et le gaz des oléoducs et gazoducs soviétiques au profit de nouvelles routes passant par la Géorgie indépendante et la Turquie. La tendance de l’économie soviétique à devenir grosse exportatrice de matières premières, de pétrole et de gaz montre où l’on peut porter le fer. Autour des pétroles, c’est l’influence soviétique au Moyen-Orient qu’il faut combattre. En 1953, le « nationalisateur » progressiste des pétroles iraniens Mossadegh est éliminé par un coup d’état de la CIA, mais au même moment, et surtout après l’agression franco-britannique à Suez en 1956, la révolution égyptienne de Nasser se trourne vers Moscou. Des révolutions nationales en Irak et en Syrie suivront le même chemin. L’URSS soutiendra aussi l’Organisation de Libération de la Palestine et plus tard la révolution au Sud-Yémen.
De leur côté, les Etats-Unis s’appuient sur Israël, les régimes féodaux d’Arabie saoudite et des pétromonarchies du Golfe et jouent les mouvements islamistes contre les nationalismes arabes. Les victoires d’Israël dans les guerres « des six jours » en 1967 et « du Kippour » en 1973 vont littéralement « chasser » l’URSS de la Région, l’Egypte choisissant, elle, le camp américain. L’URSS est d’ailleurs écartée du « processus de paix » israélo-palestinien, dans la mesure où les Etats-Unis obtiennent le patronage des accords de Camp David (1978) et d’Oslo (1993) censés aboutir à une « paix juste ». Il restera à se débarrasser des derniers régimes nationalistes en Irak, en Libye, en Syrie. Ce qui se fera dans les années 1990-2000. Mais en 2016, la Russie refera surface en Syrie.
On sait alors que les pétroles et le gaz, tant de cette région que de la Caspienne et même de Sibérie, font partie d’un imbroglio à cinq : Etats-Unis, Russie, Iran, Turquie (et son allié, l’Azerbaidjan) Arabie saoudite. Les projets de gazoducs « taliban » en Afghanistan (Turkmenistan-Pakistan) et qatari en Syrie font également partie des contentieux.
Bref la « guerre du pétrole » et la bataille pour ou contre l’accès russe à la Méditerranée se poursuivent, indépendamment des changements idéologiques !
4. La course aux armements,
où les Etats-Unis ont toujours eu l’initiative, depuis Hiroshima et Nagazaki en 1945, entraîne l’URSS dans un engrenage dont elle a de moins en moins les moyens. Au début des années 1980, le poids financier en devient insupportable. Le complexe militaro-industriel engloutit d’énormes quantités de ressources et de métal, mais est frappé d’inertie. Des auteurs alarmistes comme le général belge Robert Close et le philosophe français Cornelius Castoriadis exhibent des montagnes de chiffres de production – notamment de chars – sans saisir le retard technologique que des experts américains ont pu constater dans les stocks égyptiens. Il faut comprendre que ce n’est pas essentiellement une question de dépenses trop élevées, mais bien d’incapacité du système à soutenir le rythme des avancées technologiques, que souligne le défi de l’IDS (Initiative de Défense Stratégique) de Ronald Reagan, précurseur du « bouclier anti-missiles » à la mise au point duquel les successeurs à la Maison Blanche ne cesseront jamais d’œuvrer, les « rogues states » (états faillis) seront ultérieurement désignés comme « cibles » là où la Russie reprendra sa place dans les années deux mille.
Le poids écrasant du système bureaucratico-militaire en URSS tient surtout à ce qu’il dévore les ressources et les matériaux, alors qu’il ne profite pas aux industries civiles. C’est au moment où l’URSS est effectivement asphyxiée par la course aux armements que les polémistes occidentaux la décrivent comme la plus grande puissance de tous les temps.
Ce paroxysme de « guerre froide » au début et au milieu de la décennie 1980 est soutenu par une campagne médiatique d’un antisoviétisme très agressif, au moment du déploiement des euromissiles. Pour François Mitterrand, « les pacifistes sont à l’Ouest et les missiles à l’Est ». A contre-courant, il est vrai, le mouvement pour la paix, contre les euromissiles, n’a jamais atteint une mobilisation d’une telle ampleur. Il y a en 1983 à Bruxelles 300.000 manifestants. Une grande partie du monde catholique flamand s’y est rallié. Mais finalement, l’URSS perdra « la bataille des missiles ». Il n’est pas exclu qu’on ait pu dériver vers des aventurismes nucléaires, de part et d’autre, mais en évoquant « la guerre froide », on ne peut oublier que l’essentiel des propositions de désarmement sont venues de Moscou. Avant même de ressembler, sous Gorbatchev, à un « désarmement unilatéral », dans une cascade de propositions qui laissaient l’Occident perplexe, mais ne pouvait plaire à ses va-t-en guerre, ni au complexe militaro-industriel américain. Les Etats-Unis n’avaient aucune intention de dissoudre l’OTAN ! « On ne change pas un cheval qui gagne ».
5. La crise alimentaire.
L’agriculture est le « talon d’Achylle » de l’économie soviétique depuis la collectivisation. Les moyens techniques mis à sa disposition sont insuffisants – en matière de « chimisation » et d’intensification, l’URSS est largement en retard sur les pays industrialisés. Ils ne compensent pas la destruction des savoirs paysans et l’absence d’autonomie réelle des kolkhozes (fermes collectives) et sovkhozes (fermes d’Etat). Malgré des investissements massifs depuis 1965, dans le monde rural vidé de ses migrants et de ses villages « non perspectifs », la production agricole baisse : d’une moyenne de +3% dans les années 1960 elle tombe à +1% dans la décennie suivante. Les récoltes moyennes de céréales passent de 149,5 millions de t en 1960-70 à 184,5 en 1976-80. La population urbaine ayant augmenté de cent millions dans cette même période, il faut importer des céréales, l’autosuffisance alimentaire n’est plus assurée. La stabilité des prix était à la base du compromis social établi au lendemain des hausses de 1962 et des émeutes qu’elles avaient provoqué à Novotcherkassk. Les prix de détail sont donc subventionnés, en 1989, la viande jusqu’à 74%, le beurre 72%, la volaille 36%, le pain 20%. Les salaires étant en forte hausse, le rapport prix-salaires ne peut qu’aggraver les pénuries. Les hausses sensibles de 1990-91 puis la « libération des prix » de janvier 1992 permettent d’instaurer une « économie de l’offre » (abondante grâce également aux importations) et de vider les carnets d’épargne où « dort » l’argent des Soviétiques. Entretemps, la Perestroïka et ses investissements ont fait passer la dette extérieure de 26,5 milliards en 1981 à 41,5 en 1988.
Voilà en tout cas ce qu’expliquent les réformateurs pour légitimer le tournant radical, la rupture avec la politique suivie et le système qu’il est désormais courant de nommer « administratif de commandement », incompatible avec le « libre marché » qui permettrait d’établir la « vérité des prix » et d’en finir avec les pénuries.Un immense marché va s’ouvrir, en ex-URSS, pour les importations occidentales, chinoises, sud-est asiatiques etc… Les « crises agricoles » russes continueront, d’autres façons, mais elles ne défraieront plus la presse occidentale. Qui se souciera encore du sort des paysans russes, des kolkhozes ruinés, des villages désertés ? Qui lira une « littérature des villages » si prospère dans les années 1970-80, si critique envers « le système »…et qui de toute façon ne s’écrit plus ?
6. La société indocile.
L’événement majeur de la vie sociale en URSS, qui se situe au tournant des années 1950-60, est le basculement d’une société paysanne millénaire dans une société urbaine. Basculement qui se prolonge : en vingt ans, de 1960 à 1980, des dizaines de millions de ruraux ont émigré vers les villes. En cumulan exode rural et progression démographique, cela fait cent millions en deux décennies ! Soit un tiers de la population de l’URSS. Cent millions de citadins en plus, ce sont d’abord autant de bouches à nourrir, avec moins de paysans et une trop faible augmentation de la production agricole. Ce sont donc des pénuries et des mécontentements en vue. Cent millions de nouveaux habitants des villes (et de centaines de nouvelles villes), cela fait aussi une énorme demande en logements que la construction, malgré ses rythmes effrénés, ne peut réussir à satisfaire. Cent millions de nouveaux citadins, ce sont autant de ci-devant ruraux, aux horizons limités, qui vont découvrir le monde de la ville, sa multiplicité de contacts et de possibilités, une vie culturelle et des tentations inimaginables dans les campagnes. La plupart vont d’ailleurs vivre dans des appartements familiaux, de petit calibre mais soustraits à la pression communautaire.
Dans le même temps, des dizaines de millions de citadins eux-mêmes quittent les logements collectifs (kommounalki) pour entrer dans « la vie privée », un mode d’existence qui favorise l’individualisme, le repli sur la cellule familiale, le besoin d’équipements et d’objets « personnels ». Ce n’est pas encore la course aux « choses » à la Perec, mais déjà, des articles de presse dénoncent le « chosisme » délétère et le « mechtchanstvo » (esprit boutiquier) qui s’empare des des mentalités. Dans ce nouveau contexte, l’attrait pour les modes occidentales est irrésistible. Brejnev n’est pas de reste : il collectionne les belles voitures. Sans doute, les villes construites à la hâte n’ont pas cessé d’être « ruralisées » (Moshe Lewin) et leur culture urbaine est rudimentaire. Nous ne sommes par à Paris, Vienne ou même, à l’Est, Prague ou Berlin-Est, dans ces pays où les grandes migrations paysannes, plus lentes, ont cessé depuis le milieu du vingtième siècle, sans parler de l’Angleterre ou de la Wallonie, urbanisés depuis le 19e siècle.
Mais le système soviétique « fabrique » également des millions de techniciens et d’ingénieurs, d’enseignants et de médecins. Autrement dit, le « développement » soviétique n’est pas identique à celui que l’on constate dans d’autres « pays en voie de développement ». Point ici de polarisation extrême entre riches et pauvres, entre ignorants et instruits, point d’agglutinement dans des bidonvilles en proie aux épidémies et à la sous-alimentation chronique. Si des situations comparables ont bien eu lieu dans les années trente, lors de « l’accumulation primitive » stalinienne, et dans l’immédiat après-guerre, il n’en est plus question dans les « trente laborieuses », où le niveau de vie n’a cessé de s’élever. Dans un pays où 99% de la population est alphabétisée, les livres – romans, poésie, ouvrages éducatifs et scientifiques – sont massivement diffusés par les bibliothèques et les librairies (pour des prix modiques).
Les écrivains et les artistes soviétiques ne sont pas seulement les « ingénieurs des âmes » au service du pouvoir. La littérature, outre ses vertus esthétiques, sert à véhiculer les états d’âme et les pensées qui ne peuvent s’exprimer, par ailleurs, dans une vie politique publique inexistante. Il en va de même des cinémas et des musiques. La presse elle-même, empesée d’éditoriaux doctrinaires, voit s’exprimer, dans le courrier des lecteurs, les doléances « d’en bas », esquissant de véritables débats sur le fonctionnement des institutions, l’écologie de la nature et de la culture, les problèmes de la guerre et de la paix. Si nul ne met en cause « le socialisme » et son Politburo, on voit bien s’esquisser des tendances divergentes, des courants de pensée libéraux, progressistes, traditionnalistes, de « retour à la terre ». L’imagerie religieuse connaît un nouvel essor. On édite des disques de chœurs orthodoxes. Là où l’Eglise collabore avec le pouvoir, comme en Arménie, ses dignitaires font partie de toutes les cérémonies officielles.
Les enquêtes d’opinion, à la fin des années 1970, révèlent un écart certain entre les discours officiels de la propagande et ce que pensent les gens. Les cinémas, les musiques, la chanson témoignent également d’une « société en mouvement ». Et partant, des frustrations et des mécontentements qui montent à l’adresse d’un appareil apparemment sourd. Les cadres moyens, les intellectuels de haut rang sont pourtant bien au courant. On se demande comment les chefs du sommet ont pu, comme ils l’ont avoué plus tard, « ignorer leur société ». On peut même en douter : plutôt que d’ignorance totale, il y avait, chez les plus têtus, une volonté « de croire et de ne pas voir ». Il est vrai – et les années Glasnost vont le démontrer – que les expressions artistiques et même les enquêtes d’opinion ne peuvent remplacer indéfiniment le vrai débat politique. Il surgira sous Gorbatchev. Mais jusque là, les éditoriaux, les journaux radio et télévisés ne seront autorisés qu’à déverser en permanence une lourde propagande imbuvable. D’où l’intérêt des curieux pour « les voix étrangères ».
7. La désagrégation du mouvement communiste mondial.
L’idéologie de la « révolution mondiale », au cœur de la révolution de 1917, appertenait encore aux réthoriques communistes et « gauchistes » et, surtout, aux fantasmes occidentaux. Selon Lénine, il s’agissait du « relais » de la révolution russe dans les pays développés « mûrs pour le socialisme ». Dès que ce rêve fut ajourné, dès 1921, Lénine avait placé le curseur sur la modernisatiion de la Russie et non l’exportation de la révolution. La politique extérieure du premier commissaire aux affaires étrangères, Tchétchérine, opta pour la « coexistence pacifique ». Son succeseur Litvinov, au service de Staline mais également, personnellement et en tant que Juif, comme la plupart des diplomates soviétiques de l’époque, s’était dévoué à la « sécurité collective » en Europe et à l’antifascisme. Après lui, en 1939, Molotov s’attacha (sans succès) à la coopération germano-soviétique, avant d’être confronté à la guerre, qui fit Litvinov reprendre du service. Pendant tout ce temps, une « politique extérieure B » s’exerçait au travers de l’Internationale, avec des PC solidemment amarés à Moscou. Cette grande famille devait se disséminer aux quatre coins des résistances, lorsque les exigences « patriotiques » l’emportèrent, en URSS et ailleurs, sur les références « antifascistes » et « socialistes », sans pour autant les oublier mais dès cette époque – la Yougslavie et la Chine allaient les premières le démontrer – Moscou n’était plus la capitale indiscutée du communisme, d’autant que sa « révolution mondiale » se confondait avec les intérêts de l’URSS. La Chine et la Yougoslavie n’attendaient pas la permission de Staline pour faire leurs révolutions.
L’Internationale Communiste fut dissoute par Staline en 1943. Le bureau (Kominform) d’après-guerre n’avait plus pour fonction que de contrôler les partis européens. Le « communisme mondial » sous direction soviétique se résuma par la suite à quelques conférences internationales. Mais, avec ou sans la permission de Moscou, révolutions et soulèvements se sont multipliés contre les puissances impérialistes occidentales. Dès ce moment, Moscou « court après » les révolutions plus qu’elle ne les guide. L’exemple de Cuba est éloquent : ce fut un « cadeau » inattendu et parfois encombrant !
L’expansion du mouvement communiste et révolutionaire non communiste (anticolonial ou progressiste) s’est poursuivie jusque dans les années 1960-70. Ses premiers échecs ont eu lieu lors de la guerre civile en Grèce après-guerre (et de l’expulsion des communistes des gouvernements opccidentaux) puis dans la guerre de Corée (sous Staline), mais il devait encore engranger des succès en Indochine (1954), à Cuba (1959), en Algérie (1962), au Vietnam contre les Etats-Unis (1975), au Portugal (1974).
D’autre part, la « résistance au communisme », sous la conduite des Etats-Unis, s’est manifestée dans nombre de guerres et de coups d’Etat en Asie et en Amérique latine. Pour mémoire : le Guatemala (1954 et trente ans de guerre civile), l’Indonésie (1965, cinq cent mille communistes massacrés), le Chili (1973), l’Argentine etc… sans oublier le blocus de Cuba et l’action anti-révolutionnaire de l’Afrique du Sud (Apartheid). Par ailleurs, une dérive raciste et génocidaire de la révolution cambodgienne (khmers rouges) devait, entre autres aventures (comme les FARC en Colombie) confirmer les potentialités « barbares » du révolutionnarisme utopiste que, du reste, Moscou ne soutenait pas. Pas plus que les terrorismes « rouges » en Europe, du moins offciellement, car nous savons maintenant que le groupe Baader-Meinhof et les Brigades Rouges italiennes ont bénéficié d’« assistances » en RDA, où l’on proclamait pourtant la volonté de respecter le choix des communistes ouest-européens d’une « voie pacifique vers le socialisme ». Que les Allemands de l’Est aient militairement entraîné des combattants algériens puis palestiniens est une autre histoire. « La Russie, berceau du terrorisme mondial », c’est l’un des thèmes favoris de l’anticommunisme russe !
Dans une phase ultime (années 1950-80), des partis communistes soutenus par l’URSS ou Cuba ont appuyé des révolutions nationales, de facto nationalistes et tournant parfois à l’anticommunisme, dans le monde arabe et en Afrique. Des « alliés » tels que Saddam Hussein et les Assad ne se privèrent pas d’emprisonner et de torturer les communistes.
Les dissenssions internes du mouvement (rupture avec la Yougoslavie en 1948 et surtout avec la Chine dans les années 1960), le soulèvement hongrois (1956) et la dissidence tchécoslovaque (1968-69) ont mis fin à l’existence d’un « mouvement mondial » soudé par une idéologique unique. Sous couvert de « fidélité au marxisme-léninisme », de plus en plus de PC, au pouvoir ou dans l’opposition, suivaient leur propre voie nationale.
Après la sécession chinoise, la dissidence guevariste en Amérique latine, la dérive nationaliste de Ceaucescu en Roumanie, les PC d’Italie, d’Espagne et de France (et partiellement de Belgique) ont été tentés par un « eurocommunisme » distancié de Moscou et orienté vers un « socialisme démocratique » , en rupture avec le modèle soviétique. Moscou n’oriente finalement plus que les partis, de moins en moins nombreux, qui veulent encore bien se laisser guider. En témoignent la Conférence des PC ouest-européen à Bruxelles en 1974, la cacophonie qui suit la crise polonaise et l’intervention en Afghanistan. La disparition en 1980 du dernier idéologue stalinien Mikhaïl Souslov a créé au Politburo soviétique un vide qui n’a pas été comblé. Seul survivant de la direction historique, Andréi Gromyko, en tant que chef de la diplomatie, ne s’occupait pas des partis communistes. Il commit en outre « l’erreur » historique (et certes involontaire) de donner son feu vert de « patriarche » à l’élection en mars 1985 de Gorbatchev comme secératire général du PCUS. Il y avait d’ailleurs souvent contradiction entre la ligne sinueuse de cette diplomatie et la tentative de maintenir en vie une pâle réplique de l’Internationale sous la forme d’un département du Comité Central du PCUS chargé des relations avec les partis frères. Un haut fonctionnaire de ce Département international, Anatoli Tcherniaev, a rendu compte de cette désagrégation dans son « Journal » personnel tenu de 1972 à 1991, actant même les tensions entre Léonid Brejnev et le camarade français réputé très « aligné » Georges Marchais.
Il confirme d’ailleurs que le PCUS cherchait alors le rapprochement avec la social-démocratie plutôt que les discussions idéologiques avec les camarades communistes qui, comble de l’impertinence, posaient des questions sur « le sort des dissidents emprisonnés en URSS ». Le soutien financier aux PC (dont certains « crachaient dans la soupe ») devient insupportable et finalement le jeu n’en vaut plus la chandelle. D’un protocole du Politburo du 30 novembre 1987, il ressort que de nombreuses firmes dépendant des PC sont économiquement non rentables. Selon des médias russes très excités de l’ère post-soviétique, les richesses de l’URSS auraient été dilapidées pour le compte des communistes étrangers, des « terroristes palestiniens » et de « la révolution mondiale ». Ultime manifestation de la fantasmagorie anticommuniste, cette fois du côté russe !
Parallèlement à leurs désaccords avec Moscou, les PC en mal d’identité et de base sociale (affaiblissement de la classe ouvrière) sont influencés (sinon acquis) par les réseaux de solidarité avec les dissidents des pays de l’Est, qui ont conquis une nouvelle visibilité.
La « perte » de ses amis communistes et révolutionnaires dans le monde n’émeut nullement, bien au contraire, les réformateurs qui, en 1989-1991, veulent faire de l’URSS un « pays normal et civilisé » qui ne cherche plus à déstabiliser d’autres Etats. C’était pourtant de vrais « amis », ce fut une véritable « perte » : la Russie post-soviétique n’aura plus que des intérêts et des « partenaires », aucune « mission supérieure » à accomplir au nom d’idéaux partagés dans le reste du monde. Ne serait-ce pas la fin du messianisme russe qui, de siècle en siècle, s’était successivement identifié à la « Troisième Rome », au panslavisme et finalement à la révolution mondiale communiste ? Ses ultimes slogans internationalistes – « Paix et amitié » lors des festivals de la jeunesse – n’auront plus guère d’écho à l’heure où Moscou se lance dans des aventures militaires égocentriques, y compris contre « le peuple frère » d’Ukraine, auquel le Kremlin avait tenté d’imposer une « Nouvelle Russie » ? Où l’on découvre aussi que les « objectifs à l’Est » des puissances occidentales (des interventionnistes de 1918-20 aux Etats-Unis et à l’OTAN, en passant par l’Allemagne nazie) ne visaient pas seulement « le communisme » mais, au delà, la Russie en tant que puissance dotée d’un grand « pouvoir énergétique » et d’une altérité culturelle dérangeante.
8. Les dissidents soviétiques
Anatoly Martchenko meurt le 8 décembre 1986. Dernière victime des internements de l’ère post-stalinienne en URSS, cet ancien ouvrier des chemins de fer d’origine paysanne fut incarcéré depuis 1958 (en plein « dégel » krouchtchévien) jusqu’à sa mort, avec quelques interruptions. Anticonformiste et prisonnier d’opinion, il avait commencé par contester le régime en s’appuyant sur les œuvres de Lénine. Il était l’un des derniers représentants de cette opposition « idéologique » (encore fréquemment communiste) qui céda le pas, après 1968, aux militants de « défense des droits de l’homme », enhardis après 1975 par la signature que l’URSS apposa au bas des Accords d’Helsinki. Leur « troisième corbeille » évoquait les droits de l’homme que le Kremlin était désormais, par sa signature, tenu de respecter.
Les Accords d’Helsinki font désormais prévaloir « les Droits de l’Homme ». C’est sur eux, et sur les lois soviétiques que s’appuient désormais les « pravozachitniki » (défenseurs des droits). On peut noter le contraste avec la période d’avant Prague 1968, lorsque les contestations (et non les « dissidences » au sens nouveau) militaient pour le « retour à Lénine », le « socialisme à visage humain », ou l’une ou l’autre forme de changement de régime. De toute façon, le régime n’était plus capable d’aucun débat intellectuel avec ses opposants. Si l’on compre aux premiers temps du bolchévisme – celui des Lénine, Trotski, Kollontai, Lounatcharski , Riazanov et de tant d’autres brillants penseurs et artistes de la révolution – on mesure la dégénérescence de ce pouvoir brejnevien qui a encore la prétention incroyable de se dire « marxiste » !
Après 1968, les dissidents renoncent en apparence au moins à l’idée de changer le régime pour s’attacher à défendre les droits, les prisonniers de conscience, et à alerter des faits de répression l’opinion publique occidentale. S’y ajoute le mouvement pour l’émigration en Israël des Juifs soviétiques qui le souhaitent, appuyé par une politique américaine de sanctions. Cette stratégie, articulée aux Accords d’Helsinki, déstabilise le Kremlin et le KGB qui, d’ailleurs, modèrent la répression proprement dite au profit de « mesures de prophylaxie », soit d’intimidation « en douceur ». C’est déjà une forme de compromis qui ne dit pas son nom.
Les dissidents ne se firent pas faute d’exploiter cette nouvelle opportunité, très dérangeante pour le régime de Léonid Brejnev et le KGB que présidait alors Youri Andropov. Martchenko, figure emblématique et victime de cet acharnement des dirigeants sur ce qu’on appelait les inakomyslie, littéralement « ceux qui pensent autrement » et que la langue occidentale rebaptisera du nom de « dissidents ». En 1985, toutefois, en marge du Festival Mondial de la Jeunesse contre l’impérialisme, pour la paix et l’amitié, nous (des représentants de la délégation belge) avions rencontré les militants pacifistes indépendants du groupe Doveria (Confiance), encore pourchassés. Eux-mêmes se demandaient ce qui se passait en haut lieu, où « les luttes de pouvoir », d’après eux faisaient rage.
Epilogue de l’ancienne dissidence soviétique : fin 1986, à l’appel (au téléphone) de Mikhaïl Gorbatchev. l’académicien et physicien nucléaire Andrei Sakharov est invité à quitter la ville de Gorki, son lieu d’assignation à résidence depuis 1979 et à rejoindre Moscou. Il est le « père de la bombe H », Prix Staline en 1954, et leader de la dissidence libérale depuis 1968, Prix Nobel de la Paix 1975, Il demanda et obtint du Kremlin la libération de plusieurs centaines de prisonniers de conscience – ils étaient encore des centaines et non « des millions » comme l’assuraient des médias français. Sauf erreur, n’entraient pas en ligne de compte dans ces « centaines » les militants nationalistes qui allaient être libérés plus tard, ni bien sûr les condamnés de droit commun. Depuis l’ouverture des archives à Moscou, à la source de publications récentes, une image rectifiée s’impose du nombre et du rôle des dissidents, de même que de la statistique des répressions, nettement « gonflée » en Occident. Les dissidents « de conscience » ont payé de leur liberté et parfois de leur vie pour mettre bas ce système. Des contestataires « de l’intérieur » (écrivains, poètes, cinéastes, sociologues etc…) ont changé l’atmosphère d’une société elle-même en pleine mutation, gagnant de longue date (j’en fus témoin dès les années 60) des sympathies dans les hautes sphères du Comité Central du Parti. Des économistes de haut vol et des diplomates, y compris liés au KGB, ont porté les idées de changement. Sans doute étaient-ils aussi des lecteurs du « samizdat » et des auditeurs des radios occidentales qui ont répandu les idées « subversives ». Mais on ne peut réellement parler d’interventions directes, de masse, des « dissidents » et opposants que dans les pays de la Baltique et du Caucase, ou de Galicie ukrainienne, où existaient de grands mouvements nationaux populaires. En Russie, la contestation nationaliste s’est organisée surtout au sein du nouveau Parti Communiste russe, d’orientation conservatrice. Paradoxe d’un point de vue occidental mais réalité : les nationalistes, et même les libéraux eltsiniens montant au pouvoir entendaient « délivrer la Russie » de la charge des autres nations, et principalement accaparer pétrole, gaz et métaux précieux exportables en devises fortes.
Sakharov deviendra la vedette de la Glasnost et le compagnon de route (critique) de Gorbatchev. Personnalité intègre, Sakharov incarnait l’aile libérale pro-occidentale de la dissidence interne formée vers 1970. Un opposant modéré, humaniste. Il conçut même un projet (mort-né) de nouvelle Union soviétique « d’Etats souverains » égaux en droits. Ce qui ne pouvait plaire aux nationalistes de tous bords, y compris russes, désireux que la Russie reprenne le contrôle de ses ressources naturelles jusque là partagées entre les diverses républiques dans le cadre d’échanges non fondés sur les prix du marché mondial.
Il mourut le 14 décembre 1989. A la veille de la grande débâcle des années 1990-91. Bien entendu, Sakharov sera récupéré par plusieurs courants politiques libéraux qui en feront leur précurseur, sa veuve Elena Bonner étant réputée plus « radicale » que lui, et adversaire d’un Gorbatchev qui s’obstinait à défendre « le choix socialiste de 1917 ».
Plus radicaux encore, Vladimir Boukovski (celui-ci partisan de l’action violente pour renverser le pouvoir soviétique) Léonid Pliouchtch et le général Piotr Grigorenko avaient évolué vers une hostilité virulente envers le régime et le communisme, voire (s’agissant de Boukovski) contre la social- démocratie occidentale et au bénéfice d’idées d’extrême-droite, ce qui fut également le cas de dissidents nationalistes tel que l’Ukrainien Levko Lukianenko, ancien « prisonnier de conscience » d’Amnesty International, passé au nationalisme radical ukrainien, et du Géorgien Zviad Gamsakhourdia, militant du Comité Helsinki, emprisonné, également reconnu « prisonnier de conscience » et, une fois libéré, animateur de l’extrémisme nationaliste et, de 1990 à 1992, dictateur « pro-occidental » de la Géorgie qui, en supprimant les autonomies des minorités abkhaze et ossète, déclencha les guerres civiles, inter-ethniques et entre factions géorgiennes.
Exilé aux Etats-Unis, Alexandre Soljénitsyne incarnait la protestation morale, d’inspiration chrétienne et conservatrice, mais aussi libérale en matière de droits civiques et pro-occidentale en politique étrangère – regrettant par exemple que les Etats-Unis n’aient pas attaqué Staline autant qu’Hitler et se soient retirés du Vietnam en 1975, soutenant à fond les positions des « faucons » favorables à la mobilisation armée contre l’URSS. Il inspira, en France, toute une génération de « nouveaux philosophes », d’ex-gauchistes, d’ex-maoistes et d’ex-communistes, suivis par de nombreux intellectuels de gauche. Leur rôle fut déterminant dans les militances contre le « programme commun de la gauche » et dans le tournant néolibéral du parti socialiste vers 1983.
La vague « soljénitsynienne » fut d’un grand apport dans les mobilisations du début et du milieu des années 80 et jusqu’à l’ère Gorbatchev sur les thèmes de la « menace soviétique » - menace de guerre nucléaire et de colonisation imminente de plusieurs continents.
Il y avait dans la dissidence russe une aile gauche modérée, critique du régime et de son militarisme mais aussi du bellicisme américain, que représentaient les frères Medvedev, l’historien Roy à Moscou et le biologiste Jaurès, exilé à Londres après avoir été libéré, sous pression internationale, d’un internement psychiatrique.. Les Medvedev n’approuvaient pas les appels d’autres dissidents (Boukovski, Sakharov) aux Etats-Unis pour qu’ils renforcent leur puissance militaire face à l’URSS. Il est évident, et somme toute normal, que les dissidents les plus radicaux aient bénéficié, en URSS comme en Pologne et dans d’autres pays d’Europe centrale, du soutien financier et politique des fondations américaines « couvertures de la CIA », vouées au renversement des « tyrannies communistes », notamment la National Endowment for Democracy fondée en 1983 par Ronald Reagan.
Anti-occidentaliste, le nationalisme russe réactionnaire pouvait se reconnaître en les personnes d’Alexandre Soljénitsyne et du mathématicien Igor Chafarevitch, furieusement hostile aux Juifs, de même que de militants chrétiens fascisants et antisémites. Egalement vanté pour son anticommunisme et son génie littéraire, le grand écrivain Alexandre Zinoviev, ne partageait pas du tout la vision qu’avaient les Occidentaux du communisme, il en soulignait les racines historiques et culturelles russes « d’en bas » plutôt que de tout attribuer aux pressions du pouvoir « d’en haut », estimant qu’il y avait osmose entre peuple et pouvoir. Thèse discutable, mais débat intéressant, sortant du manichéisme habituel, sur les rapports entre les sociétés et les régimes (au pluriel) qui s’étaient succédés depuis 1917.
Zinoviev n’approuvait pas du tout les évolutions du monde occidental, à ses yeux convergentes avec l’Est dans le « totalitarisme », beaucoup firent semblant de ne pas l’entendre et lorsqu’il devint trop explicite, on ne le publia plus. En effet, rentré en Russie, Zinoviev devint un critique acerbe, et nationaliste, du capitalisme et de l’impérialisme occidental – cette autre « conscience de l’humanité » fut promptement oubliée par ceux-là même qui l’avaient encensée.
De même qu’on fit mine d’ignorer les méchancetés que le glorieux Boukovski déversa sur les minorités ethniques et sexuelles des Etats-Unis, les pacifistes et la social-démocratie occidentale, les Palestiniens, en les discréditant à l’aide d’archives que lui fournissait Eltsine.
Du cas Zinoviev, on pourrait rapprocher l’écrivain exilé Edouard Limonov, très éloigné de la dissidence « conforme » qui, selon lui, « sentait la pisse » (sic). Rentré en Russie, il créa la mouvance « nationale-bolchévique », l’un des ingrédients de la révolte, surtout jeune et « rock », contre le régime du « capitalisme de choc » à la russe.
C’était ainsi : pour les « dissidents » comme pour le reste, nos médias prenaient ce qu’ils jugeaient « utile ». Le public occidental était invité lui aussi à « penser » dans la conformité. La gauche occidentale antisoviétique devait être assez rapidement déçue par ses héros « dissidents de gauche » où elle avait même rangé Boris Eltsine ! La page fut tournée, on oublia même qu’il y eut des dissidents vraiment communistes ou socialistes, ou marxistes, ce n’était plus de mode ! Il est même arrivé que le leader communiste du Printemps de Prague, Alexandre Dubcek, soit qualifié de « combattant contre le communisme ». Qui en douterait encore ?
9. La « mémoire retrouvée » ou manipulée ?
Ce qui pèse sur les consciences, et incite à la schizoïdie mentale, est l’écart creusé entre les vérités officielles de l’histoire, déclinées à l’école et dans la parole publique, et ce que les Soviétiques savent d’expérience ou par les mémoires familiales ou le samizdat. La Glasnost sera l’occasion d’une « mémoire retrouvée ». Plus précisément, on mettra l’accent sur les crimes de masse commis par les Bolchéviks pendant la guerre civile, puis leurs héritiers staliniens dans les grandes terreurs et le Goulag, bref la continuité criminelle du régime de 1917 à 1991. Tel est, par exemple, la position de l’association « Mémorial », souvent citée dans les médias occidentaux comme « gardienne de la mémoire », historienne des répressions et mouvement actuel de défense des Droits de l’Homme.
Son répertoire inachevé des « victimes des répressions », dépassant en 2016 les 2,5 millions de personnes, comporte cependant d’anciens bolchéviks et, par ailleurs, des survivants qui se sont réintégrés à la vie soviétique après leur séjour dans les camps staliniens. (dont certains que j’ai personellement connus dans les années 60, depuis lors décédés). La documentation de « Mémorial » s’appuie tantôt sur les données officielles des Tchéka, GPU, NKVD,MVD,KGB et FSB, tantôt sur des ouvrages locaux consacrés aux répressions, tantôt sur des souvenirs personnels. Il faudra sans doute encore beaucoup de temps pour étabir le bilan, en distinguant « victimes » (de procès, de déportations etc…) et « morts au Goulag » (deux catégories souvent confondues dans nos médias). On parle par exemple de « cinq à sept » millions de « victimes » que l’on dit « liquidées » dans la Grande Terreur de 1937-38.
Ce chiffre correspond peut-être à l’ensemble des arrestations, détentions provisoires, enfermements durables, et meurtres. Les exécutions connues s’élèvent, elles, à près de 700.000 – ce qui ne couvre pas les morts sous la torture ou en déportation. Hormis les chiffres trouvés dans les archives délivrées du secret et très bien tenues, – des exécutions offciellement répertoriées, de la population et des « entrées » et « sorties » des camps du Goulag – on ne peut que faire des estimations, des projections. Entre recherche et campagnes politiques, la frontière est parfois peu évidente : la polémique n’a pas cessé, qui s’envoie « les millions » à la tête, confondant « estimations » de témoins et preuves établies ou vraisemblables.
Quoiqu’il en soit, des batailles obsessionnelles ou trop intéressées autour « du nombre », on ne peut parcourir de pays, comme je le fis dans le seconde moitié des années soixante, sans éprouver cette douloureuse présence des tragédies passées, des camps, sans être confrontés aux traces, aux témoins de ces épreuves terribles – le Goulag, la guerre, les génocides – dont la mémoire et les stigmates traversent les générations. En ces années Glasnost, voilà qu’il affleure, qu’il grimace et explose, après tant d’années de tabous.
Le grand déballage, commencé en 1987, va s’amplifier et aboutir, avec la fin de l’URSS (qu’il favorise) à une condamnation de la révolution et à une réhabilitation du dernier tsar Nicolas II et des chefs de la contre-révolution « blanche ». Une abondante littérature, des émissions TV, des films – en Russie et en Ukraine – n’hésiteront plus à désigner la révolution d’octobre comme un « coup d’état suivi d’une grande beuverie » et à qualifier le bolchévisme de maladie mentale collective ou d’intervention du diable dans l’histoire russe. S’y ajoutent la dénonciation de « complots » juif, franc-maçon, allemand. Les longues listes de « bourreaux juifs » du peuple russe (ou ukrainien) circuleront en brochures puis sur Internet. Cette diabolisation du passé n’est contrée au début que par les communistes, mais des historiens vont s’en inquiéter, et des sondages d’opinion vont révéler très rapidement une « nostalgie » croissante pour l’ère soviétique au sein des couches populaires.
L’anticommunisme ira, dans certains médias russes, jusqu’à réhabiliter des généraux impliqués dans la collaboration nazie, mais ce sera assez discret, tandis qu’en Ukraine, surtout après le renversement « pro-européen » de 2014, l’héroïsation des révolutionnaires « collabos » deviendra officielle, déchaînant en Russie un regain de glorification de l’Armée Rouge et de son combat antinazi. Mais « l’aveu des archives » continuera de nourrir le réquisitoire à charge du communisme, dont, en Ukraine, le « Holodomor » de 1933. La « bataille des mémoires » va s’avérer plus complexe qu’une guerre entre « pro » et « anti », elle se confond avec la recherche, dans chaque nouvel Etat-nation, d’une « idéologie nationale » identitaire, elle participe d’enjeux géopolitiques où dans l’optique occidentale il faut détacher les peuples non russes de l’URSS et d’Europe de la « cause commune » qu’lls avaient partagée avec les Russes lors de la deuxième guerre mondiale.
Des principaux arguments de cette vaste polémique, tout ou presque avait été dit dans les années Glasnost, mais la « discussion » est passée à la guerre civile sur le front ukrainien et, par ailleurs, une énorme quantité de connaissances et de publications – généralement peu connues en Occident – devrait, si l’émotion cède le pas à la raison, et pour autant que la « nouvelle guerre froide » Occident-Russie ne s’en mêle pas trop, mener à une vision plus nuancée du passé. A la fin des années 1980, les manuels scolaires soviétiques ont été retirés. Pendant plusieurs années, on s’est servi d’un ouvrage sur « L’Histoire de l’URSS » de Nicolas Werth, co-auteur du « Livre noir du communisme » dirigé par Stéphane Courtois (1997) dont la diffusion gratuite dans les écoles et bibliothèques russes fut assurée du financement de la fondation Soros.
10. La guerre idéologique
Au moment où nos kremlinologues « doutaient » des changements en URSS, des inspirateurs des réformes néolibérales étaient déjà à pied d’œuvre sur le terrain : Anders Aslünd dès 1984, Georges Soros dès 1987. Le célèbre financier, « emblématique de la spéculation mondiale » (en Russie également !) avait créé sa première fondation « pour la société ouverte » en URSS en 1987. Il s’est très rapidement lié aux futurs pionniers de la libéralisation. « En 1988-1989, écrit-il, j’ai constitué un groupe de travail international afin de créer un « secteur ouvert » (les guillemets sont de lui) dans l’économie administrée. Il est apparu très vite que le système était irrécupérable. J’ai apporté mon aide au programme dit « des 500 jours » et amené Grigori Yavlinski qui en était à l’origine, ainsi que son équipe, à la réunion FMI-Banque mondiale de Washington en 1990, pour qu’ils tentent de décrocher un soutien international à ce projet. En vain. J’ai créé l’International Science Foundation avec un don de 100 millions de dolllars afin de démontrer que l’aide étrangère pouvait être efficace. Nous avons distribué 20 millions de dollars aux 40.000 chercheurs les plus éminents, alors qu’à cette époque, il suffisait de 500 dollars pour subsister pendant une année. Le reste a été consacré au développement des communications électroniques, à l’acquisition d’ouvrages scientifiques et au financement de programmes de recherche sélectionnés par une équipe internationale de spécialistes des domaines concernés. Dans l’intervalle, la fondation créée en 1987 s’était engagée dans des activités diverses, les plus notoires concernant la réforme de l’éducation, l’impression de nouveaux manuels scolaires débarrassés de l’idéologie marxiste, l’introduction d’Internet (…) Lorsque Nemtsov est entré au gouvernement, j’ai décidé de prendre part à Svyazinvest, la société holding des téléphones du pays » (Soros, La crise du capitalisme mondial, Plon 1998).
Idéologue, investisseur, Soros fut aussi spéculateur sur les Bons du trésor par lesquels fut provoqué, entre autres, le krach financier de 1998. Soros dit ce qu’il y a perdu, sans préciser ce qu’il y a précédemment gagné. Comme témoin personnel, je peux ajouter que j’ai rencontré « les hommes de Soros » à plusieurs étapes de mes périgrinations : en Ukraine, parmi les conseillers du nouveau gouvernement (1991) puis comme formateurs de la « social-démocratie », en Russie, dans le secteur de la sociologie et de l’idéologie. Il était difficile, en réalité, de ne pas en rencontrer dans les sphères du pouvoir russe jusqu’à la fin des années 1990, et plus tard en Ukraine, dans la préparation et la réalisation logistique de la « révolution orange ». A toutes ces étapes, on croisait aussi des « gens de gauche » occidentaux fascinés par cette « révolution démocratique ». Et ce n’est là qu’un exemple de l’intervention du « soft power » américain dans les affaires de l’ex-URSS.
Sans verser dans une théorie du complot, on ne peut négliger la guerre psychologique antisoviétique qui atteint un paroxysme dans les années 1980. Les services secrets des deux blocs étaient à l’œuvre, ceux de l’Ouest pour déstabiliser les régimes « socialistes » en crise, ceux de l’Est, aux abois, pour contenir les dissidences et les influences du camp ennemi. Ce n’est pas un « remake » de la confrontation dure des années 1946-1953, lorsque le camp stalinien était en expansion, ni même des années soixante, lorsque les révolutions algérienne, cubaine et vietnamienne marquaient encore des « avancées du socialisme » dont Moscou n’était nullement « coupable ».
Dans le contexte des années 1970-80, l’URSS de Brejnev a certes conquis la parité nucléaire, mais idéologiquement et politiquement, de Prague 1968 à Gdansk 1980 et à Kaboul, elle est sur la défensive, en adversités multiples. Tant « Solidarnosc » en Pologne que les rebelles afghans et d’autres organisations en lutte contre le communisme sont soutenus par les Etats-Unis, et la cause du « monde libre » est désormais rejointe par des milieux de gauche radicale, maoïstes, libertaires post-68, dont le fer de lance en France est constitué par les « nouveaux philosophes ».
Contre « L’Empire du Mal » (Reagan) est mobilisée une galaxie d’organisations dévouée à la cause de l’antisoviétisme. Il y a la Ligue mondiale anticommuniste (WACL) liée à la CIA et aux régimes de Taïwan et de Corée du Sud, à divers cercles et instituts. (Des Belges y sont actifs : le général Robert Close, MM. Xavier de Donnéa et Armand de Decker). Il y a le Bloc des Nations Anti-bolchéviques, qui rassemble des émigrés d’Europe de l’Est issus des mouvements nationalistes et de la collaboration nazie. Leur influence est notable au sein du complexe de radios basé à Munich, Free Europe (dont la russe Radio Svoboda , toujours à l’œuvre.) Dans cette constellation de l’Est, il faut noter les cercles émigrés ukrainiens (principalement galiciens) du Canada, issus ou encore actifs au sein des diverses tendances de l’historique « Organisation des Nationalistes Ukrainiens » (OUN) et des amicales de l’ancienne division SS « Galizien ». Leurs héritiers politiques seront à nouveau très actifs lors de la « révolution orange » de 2004 et du coup d’Etat de 2014.
Il y a la secte Moon, qui regroupe les activistes les plus fanatiques, en Asie surtout, les fonds et organisations de soutien aux contre-révolutionnaires au Nicaragua et dans divers pays d’Afrique, ainsi qu’au régime de l’Apartheid, aux dictatures du Chili et d’Argentine. Il y a le nouveau National Endowment for Democracy (NED) créé en 1983 par Ronald Reagan et promis à un brillant avenir dans diverses régions « troublées » du monde, dont l’ex-URSS et le Venezuela de Chavez. Il y a, en France, l’Institut d’Histoire Sociale, fondé par le célèbre et très estimé « communiste antistalinien » Boris Souvarine et longtemps dirigé par l’ancien ministre de Vichy et secrétaire général du Rassemblement National Populaire sous l’occupation, Georges Albertini. Cet ancien nazi, emprisonné après-guerre, aussi discret qu’influent, a su regagner la confiance de nombreux milieux de toutes tendances politiques. Ses officines et ses agents pénètrent de nombreux réseaux impliqués dans l’une ou l’autre action nuisant aux intérêts du bloc de l’Est. Lieu de rendez-vous étonnants de milieux de gauche et d’extrême-droite (« Occident », les futurs amis de Sarkozy et responsables du FN, les « gauchistes » amis de Souvarine), l’Institut qui se définit comme « la Centrale » mène des actions secrètes et édite la revue anticommuniste « Est et Ouest », source d’information favorite de journalistes. Cette plaque tournante de l’anticommunisme international, financée par la CIA et des milieux bancaires et industriels français, a pour correspondants russes les militants du NTS (Narodnyi Troudovoï Soyouz), Union Populaire du Travail, organisation solidariste de la nébuleuse fasciste de l’émigration blanche, qui contribua notamment à mettre sur pied l’Armée de Libération Nationale (ROA) du général Vlassov, rallié à Hitler. Après la guerre, les gens du NTS, « rachetés » par les Américains, ont réussi à infiltrer les milieux dissidents et sont la cible du KGB, qui cherche également à les infiltrer. Le recyclage des anciens nazis dans les organisations « du monde libre » doit beaucoup au Réseau Gehlen, du nom du général allemand passé au service des Alliés américains, fondateur des nouveaux services de renseignement ouest-allemands. Il y a, inscrite plutôt dans l’héritage français de mai 1968, l’Internationale de la Résistance (antisoviétique), convergence de nombreux intellectuels de toutes tendances et de dissidents de l’Est, dont Vladimir Boukovski, qui a sa propre fondation. Ces milieux, également financés par les Etats-Unis, soutiennent les « contras » au Nicaragua, la contre-révolution en Angola, les exilés anticastristes de Miami et battront campagne à Paris contre Gorbatchev en 1985-86. Leur influence est considérable dans les colonnes de grands médias comme « Libération », « Le Monde » et « Le Point ». Jamais, même à la pire époque du stalinisme et de la guerre froide, l’image de l’URSS n’a été autant dégradée, ses sympathisants ayant quasiment disparu du paysage. Au delà du conditionnement à la guerre froide de nos opinions publiques, comment mesurer leur rayonnement à l’Est ? D’évidence, ce sont surtout les radios de Free Europe qui répercutent dans les pays du Pacte de Varsovie l’écho de ces campagnes, l’idéologie qu’ils portent, le sentiment que sont censés éprouver les citoyens soviétiques qu’ils sont isolés et détestés dans le monde entier. Ces émetteurs, qui relaient « la voix des dissidents », amplifient également les informations ou les rumeurs sur la crise économique, la guerre en Afghanistan, les « crimes » commis en Afrique, en Israël-Palestine et en Amérique latine par les « terroristes » que soutiennent l’URSS et Cuba. Non moins influentes sont les représentations idylliques de l’Occident, accompagnées des musiques qui plaisent à la jeunesse. Face à cette propagande, celle de Moscou est de peu d’efficacité. Et ses relais communistes se réduisent et lui échappent. La « dernière fête » communiste fut le Festival mondial de la Jeunesse en 1985. Il avait un air de « cérémonie des adieux ». J’ai pu comparer car j’y étais, les deux festivals de Moscou, en 1957 et en 1985. Il n’y avait plus rien de cet enthousiasme spontané des Soviétiques d’autrefois. Si la propagande anticommuniste entraînait les intellectuels de gauche et la génération post-68, c’est que ce « communisme » là avait épuisé « sa force propulsive ». (Berlinguer). Son idéologie n’était plus qu’une coquille vide. Ce qui n’exclut pas, et le temps le vérifiera, l’attachement (en ex-URSS) aux traditions soviétiques, la persistance d’idéaux d’égalité et de justice sociale – la libéralisation des années 1990-2000 fera même ressurgir dans les rues de Moscou des drapeaux rouges, et pas seulement ceux du parti communiste.
Entretemps, pourtant, les fondations philantropes américaines – Soros, Ford, NED- et canadiennes ont aidé les anciens Soviétiques à repenser leur passé soviétique, à réviser l’histoire dans le sens voulu par les centres de la civilisation mondiale dont Moscou ne fait pas encore partie.
Fait incroyable et significatif : les derniers congrès de la WACL se tiendront au début des années 1990, à Budapest et à Moscou, où les militants de l’internationale anticommuniste seront reçus dans « l’antre du diable », au Kremlin et félicités par le maire démocrate de Moscou, leader du mouvement eltsinien, Gavril Popov. Le général Close n’en revenait pas !
11. Les questions nationales, les plus négligées par Gorbatchev.
L’URSS était réellement un état multinational, multilingue, multiculturel, centralisé, son fédéralisme était fictif mais non les autonomies culturelles et, de facto, politiques qui gagnèrent en influence après la fin du stalinisme. Les niveaux de développement (éducation, santé, égalité hommes-femmes, économie et protections sociales) avaient été égalisés, sinon égalitaires. Parler d’un « empire colonial » comme les puissances occidentales en disposaient hors d’Europe relève de l’abus. Mais une part d’« empire » et de « rapports coloniaux » subsistaient : dans le centralisme et l’arrogance des bureaucrates moscovites, la russification justifiée par le centralisme et les échanges, la monoculture du coton en Asie centrale, les mentalités « petit blancs » des Russes occupés à « civiliser » les peuples « moins cultivés ». Les communautés de vie sur les chantiers et dans les universités, les brassages et les mariages mixtes, les réalités sociales et culturelles partagées avaient généré une « communauté » (sinon un « peuple ») soviétique. Les liens étaient sans doute plus forts entre Russes, Biélorusses, Ukrainiens, Juifs, Baltes et autres « Européens », de même qu’entre « musulmans » d’Asie – il y avait ce clivage culturel qu’avait souligné Hélène Carrère d’Encausse dans L’Empire éclaté. La crise des années 1980 y ajouta d’autres fractures, sociales et nationales.
Les questions dites « nationales » – ou plus exactement les situations où questions nationales, linguistiques, économiques et sociales sont entremêlées – sont celles qu’a le plus négligé Gorbatchev. Non par mauvaise volonté, mais par ignorance. Je me souviens de l’étonnement des Russes de Moscou ou de Léningrad apprenant, vers 1988, que des troubles éclatent dans les républiques périphériques. Ils étaient convaincus – je l’étais également – que la « question nationale », grosso modo, était « résolue » en URSS, l’égalité et l’amitié des peuples accomplies. Je n’ignorais pas, bien sûr, ce que j’avais pu constater dans les années soixante : les sentiments antirusses dans les pays baltes (mais c’était une exception), les distances et la concurrence entre cadres russes et nationaux en Ouzbekistan, les frustrations linguistiques (face à la russification) des Ukrainiens de l’Ouest, les désirs de « véritable fédéralisme » en Géorgie etc… Mais tout cela n’était qu’une question de temps et d’indispensables correctifs qui ne tarderaient pas. Et de fait, la russification n’a pas empêché le maintien de dizaines de langues parlées, écrites, radiodiffusées – rien donc de cette éradication des langues régionales qu’on avait vu en France – les cadres des républiques (responsables, ingénieurs, ouvriers) se « nationalisaient » peu à peu, les Unions d’écrivains, de cinéastes, d’artistes des républiques développaient leurs autonomies et des créations qui n’avaient pas droit de cité à Moscou.
La politique des nations et des langues avait connu trois étapes :
– dans les années vingt, la « korenazitsiia » (enracinement) du régime (une idée de Lénine associée à sa conceptions non appliquée du fédéralisme de l’Union) avait impulsé l’essor des langues non russes (en Biélorussie au dominait le russe dans les villes, on imposa l’enseignement du biélorusse, du polonais et du yiddish comme langues officielles)
– la centralisation stalinienne, les besoins de l’industrie, de l’armée et de grands brassages de populations ont imposé la russification. Faut-il préciser que la guerre, les déplacements de population, les grands chantiers et le Goulag ont fait se mélanger les peuples et promu le russe comme langue de communication ?
– dans la période post-stalinienne, il n’y a pas de retour à la politique des nationalités d’inspiration léniniste, mais de facto, une réaffirmation des tendances autonomistes et des langues. En 1978, lors de l’adoption des nouvelles Constitutions adaptées de la Constitution brejnevienne de 1977, des milliers de Géorgiens et d’Arméniens descendent dans les rues pour empêcher que la langue russe soit proclamée « officielle » au même titre que les langues nationales. Cet égalitarisme des langues ne pourra se faire en Ukraine, où la russophonie est dominante, encore moins en Biélorussie et dans les pays baltes. Les tensions montent et se concrétiseront au début de la Perestroïka avec le soulèvement au Kazakhstan suite au remplacement du leader kazakhe par un leader russe. Gorbatchev a couvert cette nomination, pour des raisons « d’efficacité », mais il n’a pas mesuré les conséquences et sa décision révèle la persistance chez lui, dans la conduite de la Perestroïka, d’une conception centraliste de l’état, ce n’est que tardivement qu’il découvre les vertus d’un authentique fédéralisme.
En fin de compte, six types de situations se présentent :
1) Les anciens états baltes annexés en 1940 vont immanquablement revendiquer leur indépendance, et ne pas le comprendre est aberrant. Ce sont les pays qui ont « connu le capitalisme » avant-guerre et « les plus développés » de l’URSS. Et sont impatients de rejoindre « l’Europe » dont ils ont été séparés en 1940 puis en 1945 après avoir fait partie, brièvement, de « l’Europe nazie ». Les anciens collaborateurs et combattants antisoviétiques ont émigré outre-Atlantique d’où une partie est revenue après 1991. Un phénomène analogue à celui de l’Ukraine occidentale (Galicie orientale ex-polonaise) dont les nationalistes et SS rescapés de la guerre ont émigré au Canada. Sans renier leur passé nationaliste controversé, ces Etats se plieront aux exigences démocratiques de l’Union européenne.
2) Les anciens états du Sud-Caucase, annexés en 1921, vont également dans ce sens, de même que la Moldavie roumanophone, en partie annexée après la guerre, ces républiques auraient pu s’intégrer à une (con)fédération renouvelée si des conflits inter-ethniques n’avaient éclaté en leur sein (Karabakh, Abkhazie, Ossétie du Sud) et si le pouvoir soviétique n’était pas intervenu militairement à Tbilissi et Bakou, entraînant la radicalisation des nationalismes géorgien et azéri. La répression du 9 avril 1989 à Tbilisi (20 morts) a fait basculer le pays dans un nationalisme radical alors qu’avant cette tragédie, la Géorgie comptait aussi des mouvements favorables à de bonnes relations avec la Russie dans le cadre d’une Union réformée. La Géorgie occupait, dans l’échelle des niveaux de vie, une position intermédiaire entre les pays les plus pauvres et les plus développés (baltes), le climat ajoutant un « bonus » par rapport à la Russie et à l’Ukraine.
3) L’Ukraine, moyennement et inégalement développée, n’a pas de passé d’Etat-nation, et se trouve historiquement et culturellement très liée à la Russie. Elle est cependant partagée entre l’Ouest ukraïnophone (ex-autrichien et polonais) et l’Est russophone et russophile. L’Ouest rural et très nationaliste (la Galicie) est mobilisé sur les questions nationales et le rejet d’une nouvelle Union (vote négatif au référendum du 17 mars 1991), tandis que l’Est industriel et multinational est davantage préoccupé par les questions sociales et les risques multiples de la désunion avec la Russie. Une solution de coexistence paraît possible, mais le nouveau pouvoir (issu du PC et allié-rival des nationalistes) refuse la fédéralisation, et le nationalisme antirusse galicien prendra sa revanche plus tard, avec l’aide extérieure des Etats-Unis et de l’Union Européenne. Les évolutions Est-Ouest du pays sont divergentes, jusqu’à l’amorce d’une guerre civile en 2013-2014 qui se soldera par une dislocation territoriale eu Sud-Est. (Crimée et Donbass).
4) Des états nationaux formés à l’ère soviétique, en Asie centrale « musulmane » paraissent les plus attachés au maintien d’une Union (réformée) qui subventionne leur développement réputé « le moins avancé ». S’y posent cependant des problèmes sociaux évoqués dans « une conérence à Tachkent » reproduit ci-après. Avant l’ère soviétique, cette partie récemment colonisée par l’Empire tsariste était désignée comme « Turkestan », organisée en émirats et structures tribales, de langues türk. (exceptés les Tadjikes, persophones). Paradoxalement, l’ère soviétique aura à la fois « créé des nations » et…occidentalisé cet Orient colonisé de l’Empire russe.
5) Un cas à part se présente en Belarus, presqu’au même niveau que les pays baltes, très intégré au monde russe, dont la langue est parlée dans les villes tandis que le biélorussien l’est dans les campagnes. Une minorité nationaliste, soutenue par la Pologne et l’Union Européenne, tentera de renverser la situation au détriment de l’influence russe. Mais le président Loukachenko maintiendra un équilibre entre l’affirmation d’une réelle autonomie (une autre politique socio-économique, non libérale et souverainiste) et l’union entre états russe et biélorusse, évitant de la sorte une guerre civile qui entraînerait probablement une intervention russe.
6) A l’intérieur de la Fédération de Russie, les situations particulières sont posées par le Tatarstan (langue tatare et religion musulmane), avec lequel est trouvé un compromis constitutionnel, et d’autres minorités. La solution la plus adéquate serait un véritable fédéralisme, mais les autorités de Moscou redoutent une dislocation de leur Fédération. On estime les minorités non-russes à 20%, dont 17% de musulmans « de souche ». (non immigrés) L’Islam s’était implanté dans la région de la Volga en même temps (9e s) que le christianisme byzantin (orthodoxe) fit baptiser la principauté de « Rous », à Kiev.
Au Nord-Caucase, l’indépentisme tchétchène, unique sécession au sein de la Fédération de Russie, est contré dès 1994 par des guerres de répression extrêmement meurtrières qui, en même temps que le « bain de sang » de 1993 à Moscou, réintroduisent la violence extrême dans la politique russe et avec elle, le terrorisme et le racisme anticaucasien. C’est le contre-exemple de la solution « tatare » à la demande d’autonomie. Il est vrai que la Tchétchénie se trouve sur « la route du pétrole » et que ni l’Arabie saoudite (son wahabbisme) ni la CIA ne sont absentes du terrain. La Tchétéchénie est aux frontières méridionales de la Russie, alors que le Tatarstan est en plein cœur de la Russie volgienne.
En Russie elle-même, la « question nationale » est agitée de longue date par le « parti russe » clandestin au sein du PCUS et les cercles culturels nationalistes. Leur argumentaire est que la Fédération de Russie (rossiiskaïa) n’est pas un véritable Etat russe (rousskoie), ne dispose pas d’institutions nationales comme les autres républiques, et qu’elle galvaude son patrimoine, ses richesses naturelles, à leur profit. L’un des premiers à revendiquer « la sortie de la Russie de l’URSS » est l’écrivain Valentin Raspoutine. Il fera sensation.
Quoiqu’il en soit, il était déjà trop tard, et les facteurs dissolvants de la crise économique et sociale avaient profondément atteint les équilibres de l’Union lorsque Gorbatchev se mit à penser sérieusement à l’avenir de la « maison commune ». L’eurocentrisme de cette « maison » négligeait d’ailleurs les dimensions asiatique et musulmane de l’URSS.
Les raisons de regretter l’Union et sa rénovation ne seront pas moins profondément ressenties : possibilité d’un nouveau marché « égalitaire » (mais l’égocentrisme russe et les nationalismes y faisaient obstacle), absence de nouvelles frontières, évitement des conflits et des xénophobies, maintien des liens culturels et humains qui formaient une réelle « communauté soviétique » (sinon un peuple uni), mémoire douloureuse de l’ancienne fraternité. On peut y ajouter la destruction d’économies et de relations sociales qui ne pouvaient survivre sans l’Union, et la pénétration de multinationales occidentales qui réduiront probablement les nouvelles souverainetés à leur plus simple expression. Une perspective à laquelle, certes, personne ne songe en 1989.
Une conférence à Tachkent (reprise de mon papier précédent sur 1986, « Les balbutiements de la Perestroïka »)
J’avais découvert la capitale de l’Ouzbekistan lors du tremblement de terre de 1966 et revisité ce pays en 1968. Mais en cette année 1986 s’y tient une conférence significative de l’effervescence intellectuelle en cours. L’objet de cette réunion de haut niveau scientifique (économistes, sociologues, ethnologues etc...) est « La révolution scientifique et technique et les processus nationaux ». Les « savants » participants relèvent les particularités de l’Asie centrale, sans prononcer le mot « musulman », mais en comparant les niveaux de développement et de productivité très en deçà des pays baltes qui, eux, « ont connu l’école du capitalisme » Différences de cultures du travail. Persistance, chez ces Asiatiques, de traditions dont il faudrait tenir compte. Moindre mobilité (ils ne vont guère vers les villes nouvelles et froides de Sibérie !). De là la surabondance de main d’œuvre inoccupée, le reflux vers les villages et, dès lors, la nécessité de créer davantage d’emplois « de transformation » dans ces régions où règne la culture du coton. On observe aussi le besoin d’habitat mieux adapté aux habitudes, au lieu des blocs d’immeubles uniformisés. Et, si les niveaux d’instructions des républiques se sont rapprochés, les mariages mixtes ont lieu plutôt entre ressortissants d’une même culture (on ne dit pas « musulmane » ou « slavo-chrétienne », mais on comprend).
Mais les Soviétiques d’Asie centrale affrontent un grave problème : la désertification, l’assèchement de la mer d’Aral et de ses fleuves nourriciers, vidés de leurs eaux par l’irrigation des cultures de coton. Le projet pharaonesque de détournement vers le Sud (chez eux) des fleuves du Nord a ses partisans en Asie centrale, alors que les écologistes russes battent campagne contre ce projet, abandonné sous Gorbatchev.
Assez drôlement, on verra des kreminologues dénoncer à la fois les « atteintes à l’écologie » dans ce projet de détournement des fleuves et la « répression des aspirations des peuples musulmans protestant contre la sécheresse », alors que ces peuples souhaitent que les fleuves du Nord russe viennent fraternellement arroser leurs déserts. La fin de l’URSS mettra un terme à la controverse – il n’est plus question de « partager » les eaux ou quoi que ce soit, chacun devra apprendre à se débrouiller avec les lois du marché, en toute indépendance. Les enfants des anciens Soviétiques des « républiques musulmanes » viendront à la Russie, plus tard, comme « gastarbeiter » corvéables à merci...La misère les poussera à la « mobilité » tant souhaitée – il suffisait d’y penser. Preuve aussi que le système ne disposait pas des « stimulants » capitalistes à ce type de mobilité de la main d’œuvre…
V. L’ÉPUISEMENT OU LA CRISE DE SYSTÈME
C’est un cas exceptionnel dans l’histoire des pays industrialisés : un développement inégal mais fulgurant, la formation d’une économie moderne avec toute la gamme des activités propres à un pays développé et puis, soudain, en quelques années, l’arrêt de ce développement, la chute de la croissance. Il n’y a rien en cela d’une politique délibérée de « décroissance » et de recherche d’un nouveau modèle hors des sentiers battus du productivisme. Il s’agit d’une marche industrialiste brusquement et involontairement interrompue. Or, l’URSS n’est pas ou plus ce monde paysan, pré-industriel où un tel arrêt n’affecterait pas la vie dans son ensemble. Les usines, les trains, les avions, les centrales hydrauliques et nucléiaires doivent continuer à tourner et à être entretenus. Nous sommes dans une « société du risque ». Tchernobyl sonne l’arme en 1986.
On peut dire que c’est l’essouflement d’une stratégie de croissance extensive – des forces productives, des implantations industrielles, de la main d’œuvre puisée dans la croissance démographique et l’exode rural. Une stratégie d’ailleurs rendue possible par l’immensité des ressources naturelles et des terres, steppes, déserts et forêts à défricher. L’étendue du territoire et les rigueurs climatiques (qui pèsent plus dans le quotidien des gens que « le régime » ou l’idéologie !) demanderaient néanmoins des gouvernances différenciées incompatibles avec le centralisme bureaucratique. Le système centraliste de croissance extensive s’avère incapable de passer au stade « intensif » dont il est régulièrement question dans les Congrès du Parti. Le progrès technique et l’organisation « scientifique » de la production sont entravés par ce centralisme autoritaire, ce volontarisme politique qui, précédemment, avaient stimulé les grandes mobilisations, les grands chantiers, et même les élans romantiques dans la mlse en valeur des « terres vierges » et des ressources hydrauliques, la construction de gigantesques combinats et de centaines de villes nouvelles, un essor qu’on peut observer jusque dans les années soixante-septante.
Dans l’esprit des gestionnaires soviétiques des années 1970, il s’agit de faire mieux avec moins, de rentabiliser, d’économiser les ressources. Or, comment faire sans revaloriser « le facteur humain », autrement dit stimuler (matériellement et non seulement moralement) le travail et l’initiative technique ? Dès 1953, la fin du régime stalinien de contraintes, de terreur et de mobilisations soulève la question du recours aux stimulants matériels, à la nouvelle organisation « scientifique » du travail (OST) et aux méthodes de « human relations » dans l’entreprise, une nouvelle discipline qui cherchera ses inspirations aux Etats-Unis. Il n’est de problème débattu avec éclat lors de la Glasnost qui n’ait été soulevé dans les années 1960-70. « Soulevé » mais non largement débattu publiquement, d’où le blocage !
La paralysie politique n’est certes pas seulement due à la « gérontocratie » obstuse. Elle résulte du fait que le Parti-Etat, loin d’être la « machine totalitaire » que l’on décrit volontiers en Occident, ne contrôle plus grand chose, gangrené qu’il est par les égocentrismes de groupes d’intérêts et de centres de pouvoir des diverses républiques, débordé par l’expansion de l’univers « informel » des activités économiques et des relations sociales échappant à toute planification. L’URSS est la patrie de « l’informel » et des marginaux ! Il y a bien un « Parti » qui semble contrôler tout ce qu’il peut, et entrave les initiatives, mais il s’agit de fait d’une administration vermoulue ou encore d’organisations (de jeunesse, culturelles etc…) qui s’emploient à légitimer leurs privilèges (et leurs magouilles) « au nom du Parti ». On est loin de la « dictature du parti unique » telle qu’elle a réellement existé dans les années vingt, et bien sûr de la dictature stalinienne.
L’historien américain Moshe Lewin va très loin dans la démystification de la théorie totalitariste : « Le point fondamental est que le centre a perdu le pouvoir et sa capacité de contrôler les événements. (…) il n’existait plus de « parti dirigeant » au sens d’une organisation capable de développer une activité politique conséquente. Un tel parti aurait évité la dépendance déplorable à l’égard de cette masse de hauts responsables d’administrations les plus diverses, uniquement soucieux de leurs propres intérêts et chapeautant une armée gigantesque de dirigeants occupés à « privatiser » les entreprises qu’ils étaient censés administrer » ( ouvrage posthume de Moshe Lewin, Les sentiers du passé, ed. page 2-Syllepse 2015)
La crise morale, dont témoigne l’alcoolisme croissant, la baisse de la natalité et l’augmentation des suicides, résulte du discrédit de l’idéologie (pour les raisons susdites) mais surtout de la conscience accrue du fossé creusé entre discours officiels et réalités vécues, de la découverte, qui a commencé avec le XXe Congrès en 1956, du fait que le Parti, de fait les gens du pouvoir « honneur et conscience du peuple » n’ont pas cessé de mentir, de dire un jour le contraire de la veille, sans autre explication, bref qu’on ne peut plus leur faire confiance. « Ne plus vivre dans le mensonge » clamait Alexandre Soljénitsyne.
La crise des motivations est principalement celle du travail, dont témoignent l’instabilité de la main d’œuvre insatisfaite, l’absentéisme et les congés de maladie, les « pauses » multiples sur les lieux de production.
La « modernisation » qui bat son plein dans le monde capitaliste est en panne en Union soviétique : il n’y a pas, pour les travailleurs « paresseux », de menace de chômage et de licenciements de masse, pas assez de différenciations par les salaires et les primes, « trop de nivellement » que pour stimuler le rendement, une force d’inertie bureaucratique immense freine ou sabote les initiatives innovatrices, les progrès de l’industrie militaire n’ont guère de répercussions dans le secteur civil, les centres de recherche scientifique sont trop souvent éloignés de la production. L’absence de propriété privée, de concurrence commerciale, de publicité décourage « l’émulation ». Pour toutes ces raisons, l’économie soviétique n’est pas vraiment « capitaliste », elle ne peut intégrer parfaitement les techniques de production et de gestion occidentales, les rythmes « tayloriens » des chaînes qu’elle importe ni bien sûr « le fordisme » en l’absence d’une consommation de masse suffisante, qui aurait rencontre l’immense demande insatisfaite de produits et objets en tout genre. L’économie administrée est trop lente, trop rigide que pour répondre à cette exigence d’accélération du progrès, de la productivité, du renouvellement des modes de vie, alors qu’il lui est moins que jamais permis de vivre en autarcie.
Dans son étude sur « l’Accélération » (Berlin-La Découverte, 2005), Harmut Rosa observe : « L’échec du socialisme d’Etat face à l’économie capitaliste peut donc être compris comme une conséquence des limites rencontrées par la capacité d’accélération de la gestion étatique : l’Etat centralisé est, en tant qu’acteur, trop lent et trop inerte pour les structures temporelles de la « société des réseaux » engendrée par les nouvelles technologies de l’information ; il n’y avait plus aucune force de dynamisation propre à opposer à la dernière en date des vagues d’accélération des sociétés occidentales. Les études sociologiques sur l’effondrement des systèmes de l’Europe de l’Est ont bien montré de ce point de vue que le temps des Etats socialistes était largement ressenti comme « statique », ce qui explique que le changement de système ait été perçu comme un gigantesque mouvement d’accélération »
VI. CRISE ET DETOURNEMENT DE LA PERESTROIKA
C’est conscient de ces blocages fondamentaux que le groupe réformateur dirigeant du Parti (Gorbatchev, Yakovlev, Chevarnadze, Ryzhkov) s’engage, à partir de 1988, et sans plus être suivi par sa frange « modérée » (Ligatchev) dans une série de réformes économiques et politiques qui ne sont plus des « assouplissements » de la planification déjà bien paralysée, mais son démantèlement, en même temps que du monopole politique et idéologique du « Parti » qui n’en est pas un, quoiqu’ait rêvé Gorbatchev d’en faire une « social-démocratique » militante des réformes.
Reste la question : pouvait-on faire du PCUS ce que les Chinois ont fait du PCC, transformer une lourde machine administrative empêtrée dans ses multiples inerties en un encadrement efficace du capitalisme d’Etat en formation ? Je me souviens qu’au lendemain de la tragédie de Tien an Men, en 1989, il fut de bon ton (et j’y ai cédé) de comparer la « réussite démocratique » de Gorbatchev à la terrible rechute autoritaire de la Chine. Nous avons vu que, du point de vue d’une modernisation au sens où nous l’entendons en Occident, c’est bien la Chine qui a réussi et l’ex-Union soviétique qui a raté. Il est vrai qu’on a coutume de dire, en Russie, que pour faire comme en Chine, « il faut des Chinois ». Entendu que les Russes n’aiment pas trop le travail et la discipline et sont peu doués pour le commerce. On touche là aux facteurs culturels que les marxistes orthodoxes ont coutunme de négliger, dénonçant même le « culturalisme ».
Or, ce tournant de 1988 soulève d’autres questions : les « solutions » adoptées sous Gorbatchev ne sont-elles en train d’accumuler de nouveaux problèmes inextricables ? Tout dépend du point de vue où l’on se place et des orientations souhaitées. Du point de vue de la grande masse populaire, l’explosion des inégalités, du chômage, de la misère – dès 1989 c’est très manifeste – n’est certainement pas le vœu le plus cher. Sauf à considérer que ce n’est qu’un moment douloureux à passer, dans la voie de la prospérité. Pour d’autres groupes sociaux, bénéficiaires de ces inégalités, il s’agit au contraire de la voie des « vraies réformes ». Les sondages de l’époque montrent, dans la population, un mélange d’attentes et d’effroi dans la population, alors que les élites, les intellectuels de la Glasnost sont pleins d’enthousiasme…et de mépris envers les basses classes « où coule encore le sang de l’esclave ». Les sondages de 1989-90 (Vtsiom) illustrent l’ambivalence des gens : la majorité est (enfin !) favorable au « Marché », mais pas à la « libération des prix » ni au chômage. Les libéraux font observer à juste titre que l’un ne va pas sans l’autre. Leur choix est binaire : c’est soit l’un soit l’autre, le point de vue des régulateurs est discrédité par les fanatiques du Marché. Leur slogan est « inovo nie dano », ce qui peut se traduire par le « tina » tatchérien.
Peut-on parler d’une lutte de classes larvée…les élites s’élèvent, la plèbe est en plein désarroi ? Oui et non. Si la « conscience de classe » se forme chez les « gagnants », elle est inxistante ou faible parmi les « perdants » qui, séduits par les perspectives de la « grande consommation », s’imaginent bientôt… « gagnants ».
Prenons l’exemple de deux réformes majeures de l’ère Gorbatchev : le développement des coopératives et l’octroi aux entreprises du régime des « trois A » - Autonomie, autogestion, autofinancement.
Chacun de ces termes peut sonner agréablement aux oreilles « de gauche » : comment ne pas rêver d’une société fondée sur l’autonomie des travailleurs ? Concrètement, on s’en éloigne.
Si les théoriciens plus ou moins proudhoniens ou libertaires du « coopérativisme » ne manquent pas, la réalité est qu’il s’agit du déguisement d’entreprises privées qui n’osent pas encore dire leur nom. Je l’ai bien compris à la rencontre d’un coopérateur « d’avant-garde » en 1988 à Léningrad. Il m’a expliqué : « Je dirige trois coopératives. L’une récolte fruits et légumes en Géorgie. L’autre assure le transport. La troisième commercialise les produits à Léningrad. Et dans mon conseil d’admimistration figure le responsable à l’alimentation publique de la ville ». Tout était dit. Faut-il préciser que ces belles initiatives, grâce auxquelles les « marchés libres » et abondants se multiplient, ont lieu dans le contexte d’une absence totale de droit des affaires et d’administration fiscale. On assiste, en somme, au blanchiment des capitaux accumulés dans l’économie « de l’ombre », en grande partie encadrée par des structures criminelles. C’est le premier pas de la « liberté d’entreprendre » qui n’attend plus que le feu vert à l’initiative (la propriété) privée.
Les « trois A » donnent lieu à un vaste mouvement des travailleurs pour l’autogestion. Le problème, c’est que les chefs d’entreprises, qui en font partie, saisissent l’occasion pour s’approprier (« autonomiser ») les ateliers les plus performants. Ce n’est que le premier pas vers les grandes privatisations des biens d’Etat. Nombre de travailleurs espèrent accéder à la propriété de groupe, surtout plus tard lorsque les « bons de privatisation » seront distribués à l’ensemble de la population.
Pseudo-coopératives et secteur privé d’une part, entreprises d’Etat « autogérées » de l’autre : le système planifié est d’ores et déjà démantelé, et l’inflation se déchaîne.
S’y ajoutent les « joint ventures » avec le capital étranger et les « filiales » d’entreprises russes dans les paradis fiscaux : la voie est ouverte aux mouvements (à l’évasion) des capitaux. Or, tout cela se fait à une allure telle que l’administration (ministères, Plan) se retrouve complètement déboussolée, impuissante, une « initiative » est à peine lancée, son impact non mesuré, qu’une autre suit, le chaos s’installe et avec lui, la chute de la production, l’augmentation des pénuries, le genre de situation où l’on finit par souhaiter « le choc thérapeutique » capable de produire une nouvelle cohérence. « Plutôt une fin abominable qu’une abomination sans fin ».
C’est alors que se répand la théorie du « spad », de la chute délibérée de l’appareil productif (du monstre) obsolète, entraînant la destruction de secteurs entiers de l’économie, l’importation massive de biens de première nécessité moyennant endettement – « le Marché » se chargera de générer une nouvelle économie fondée sur les technologies de pointe et les services.
On voit donc se profiler, en 1990-91, une grande restructuration sociale, comportant à la fois promotions, déclassements, métamorphoses :
1) Les élites dirigeantes, la fraction moderniste de la nomenklatura, les intellectuels médiatiques qui en font partie, vont prendre les commandes, autour d’un appareil de pouvoir national (russe en Russie, sous la direction de Boris Eltsine) qui, de concert avec les autres appareils « séparatistes » du pays, va se débarrasser des tutelles encombrantes du Parti-Etat (c’est officiellement fait en 1990) et de l’Union (ce sera réglé à partir d’août 1991)
2) L’intelligentsia dite « classe moyenne soviétique » (à ne pas confondre avec celle des commerçants et businessmen qui va suivre) soit les enseignants, les ingénieurs, les travailleurs de la santé et de la culture, qui formaient la base sociale de la Perestroïka, les premiers intéressés par la démocratisation, vont se retrouver ruinés par l’inflation et la dégradation rapide des « services publics », les restrictions budgétaires massives imposées par le FMI et l’équipe Gaïdar.
3) Les ouvriers et à fortiori les agriculteurs, seront exclus du grand repartage, paupérisés, les salaires réels étant en chute libre et souvent non payés, les produits agricoles devenant invendables sur un marché qui privilégie les importations massives (à commencer par des produits dont ne manque pas la Russie : le pain et les vodkas finlandaise et allemande). Parmi les exemples de destruction sociale, on peut citer le Kirguizistan. Citée comme « modèle de développement » à la soviétique, cette république est organisée, économiquement, autour de l’élevage du mouton et de la transformation de la laine. Elle compte dix millions de moutons, il en reste deux millions quelques années plus tard. Les kolkhozes sont en ruine, les villages se vident, la jeunesse rejoint les villes, sombre dans le chômage et la drogue, migre vers la Russie ou la Chine, ou se recycle dans le commerce d’imporation de produits chinois. C’est « la liberté » !
En quelque sorte, la « révolution politique » débouche sur une contre-révolution sociale. Les acquis de la démocratisation eux-mêmes seront sérieusement amoindris avec la liquidation du parlement et des soviets en septembre-octobre 1993. Mais c’est déjà une autre histoire, celle de la Nouvelle Russie… où richesse et pauvreté atteignent des sommets !
Reste la question : y avait-il une alternative ? Des propositions alternatives, des idées généreuses ou conservatrices ne manquaient pas, mais qui a jamais présenté d’alternative globale ? Les insurgés de 1993 en avaient-ils, au delà de la protestation sociale et de la lutte pour le pouvoir ? En soulevant la question de l’alternative, il faut préciser : dans le contexte de la « mondialisation » et non sur un plan purement idéal. Y aurait-il, comme vont le suggérer les conservateurs eurasistes, une nouvelle alternative autarcique, un modèle anti-libéral et eurasien à promouvoir ? Un nouveau casse-tête…
VOUS SOUVENEZ-VOUS DE LA « LADA » ?
Au milieu des années 1980, des ami(e)s roulent en Lada à Bruxelles, en Europe, en Amérique latine. Avec ses qualités et ses défauts, cette voiture soviétique est l’un des sujets de fierté de l’URSS. Connaissez-vous beaucoup de pays réputés « arriérés » qui vendent des voitures et des machines-outils dans le tiers-monde et même dans des pays « capitalistes développés » comme le nôtre ? Cela, les satellites, les avions, les trains, la construction navale, et bien sûr l’éducation et les performances sportives et artistiques sont autant de réponses à ceux qui parlent d’ « économie- fiction » ou de pays effondré depuis...1917. Ce qui ne dément en rien l’impasse décrite. La « Lada », la « Jiguouli », la « Niva » et d’autres véhicules étaient produits dans une gigantesque usine et une ville nouvelle bâties à partir des années 1960. La ville portait depuis 1964 le nom de Togliatti, l’ancien leader communiste italien, décédé en URSS cette année-là, non sans avoir laissé un « Mémorandum » conseillant à l’URSS de se démocratiser et qui fut...intégralement publié dans la Pravda. La ville bâtie autour de l’usine, est l’une des cités parmi les deux mille villes entièrement nouvelles construites en URSS. Son histoire épouse à la fois les grandes ambitions et les méandres de l’architecture et de l’urbanisme soviétiques. Un auteur français, Fabien Bellat, historien de l’art, y a consacré un ouvrage des plus remarquables, embrassant à la fois le projet industriel, l’histoire sociale et, surtout, l’histoire de l’architecture en URSS et dans ce cas particulier de Togliatti. (Fabien Berllat, Une ville neuve en URSS. Togliatti ed. Parenthèses, Marseille 2015)
Quant à la réalisation industrielle, elle informe à la fois de ce que fut l’utopie soviétique jusque dans ses manifestations tardives et de la façon dont le système socialiste intégrait déjà les éléments de capitalisme qui, de fait, préparaient le basculement. Togliatti fut le dernier « grand chantier » de l’URSS, avec le BAM (nouvelle branche de trois mille km du transsibérien)... Contrat avait été passé avec FIAT. Les Soviétiques importaient les chaînes de production « capitalistes », mais pas seulement : l’organisation du travail, le management, les rythmes de production.
Le modèle italien se heurta aux « entraves soviétiques » : ruptures d’approvisionnement en matières premières et produits intermédiaires, mauvaise organisation du travail. Des problèmes analogues s’étaient posés dans d’autres usines « réformées » depuis les années soixante mais qui ne pouvaient ni décider des rémunérations en toute autonomie, ni licencier collectivement le personnel « en surplus ». Comme à toutes les entreprises, celle de Togliatti se vit offrir par la Perestroïka les « nouvelles libertés » inscrites dans le triple A : Autonomie (des directions), Autofinancement (par l’usine) Autogestion (des travailleurs). L’autonomie des directions progressera rapidement, jusqu’à la « privatisation » rampante des ateliers les plus rentables, l’autofinancement impliquera le recours aux banques et réseaux commerciaux que contrôlaient déjà de futurs oligarques, tel le fameux Boris Berezovski. L’autogestion fit naître les Conseils (Soviets) de Collectifs de Travail. (STK) Le personnel rêva d’une « propriété de groupe ». Nous avons apprécié cette avancée « autogestionnaire » si conforme aux idéaux que professait à l’époque la gauche de la gauche occidentale. « Mai 68 » en URSS ! Ben voyons…
Les privatisations (d’abord sympathiquement nommées « désétatisation ») seront censées la réaliser. La procédure, très complexe, et en plusieurs étapes stratégiques, aboutira à ce que seuls les directeurs et leurs banquiers détiendront la propriété. La masse des travailleurs en sera exclue mais, de plus, soumise à un régime de discipline et à une répression sans précédent. La classe ouvrière sera victime de ses propres illusions : à chaque étape des privatisations, on lui fit croire qu’elle pourrait y gagner, alors qu’elle y perdra de plus en plus. C’est peut-être l’une des réponses à la question : « Pourquoi les travailleurs n’ont-ils pas résisté à la perte de leurs acquis sociaux ? », la réponse convenue étant qu’ils « ne voulaient plus du régime soviétique ». En réalité, un grand nombre voulaient la réalisation du « véritable pouvoir des soviets » . Vraiment...soviétique.
Dès la fin des années 1980, la désorganisation, l’absentéisme, le vol et la criminalité dans un contexte de paupérisation générale amènent des licenciements (en violation du Droit soviétique du travail depuis lors révisé) et la mise en place par les administrations de polices d’entreprises armées, qui deviendront la norme dans les années 1990.
C’est dans les années « libérales » que l’on voit se généraliser, en Russie, les violences policières, les forces anti-émeutes et les polices privées, les batailles meurtrières entre mafias rivales, les assassinats pour accaparement de biens immobiliers, les homicides « domestiques » et les suicides, les conflits inter-ethniques, les guerres de Tchétchénie, et tout cela dans un « climat de libertés » comme la Russie n’en a jamais connu. Mais les libertés de qui ? Et la cause des « Droits de l’Homme » y a-t-elle gagné ? Sans doute ne parle-t-on pas des mêmes « droits » ni des mêmes « hommes », d’où bien des malentendus !
Epilogue.
A la fin des années 1990, les Russes se sont réveillés. Avec la gueule de bois…
La réforme libérale, une « libération » ? De la parole, oui. Mais aussi des contraintes sociales qui garantissaient l’emploi et nombre de droits sociaux des travailleurs. Libéralisation, perte de libertés ? On ne peut négliger les acquis démocratiques du changement : la fin du monopole idéologique du Parti-Etat, la suppression de la censure, l’avènement du droit de s’exprimer, de s’organiser, de faire grève. Sans doute, des libertés limitées, des droits grignotés (par le nouveau Code du travail), l’absence persistante de grands mouvements autonomes, syndicalistes, citoyens.
De fait, l’absence d’autonomie, de véritables syndicats explique aussi, largement, la passivité ou la naïveté des travailleurs. Des décennies de régime de soumission et, en amont, des siècles d’autocratie et de servage n’ont pas généré cette émancipation sociale dont la révolution (1905-1917) fut la promesse et, sans doute, une avancée historique.
Ajoutons y les relations paternalistes au sein des entreprises qui ont parfois dissimulé la mutation en cours : les « camarades directeurs » devenaient de « vrais patrons » et une « entreprise rentable » n’avait plus à s’encombrer de logements, de jardins d’enfants, de polycliniques et autres services sociaux pour les travailleurs. Mais les traditions paternalistes ne disparaîtront pas du jour au lendemain et pas plus que de « pur communisme », la vie russe ne pourra s’imprégner de « pur libéralisme » : les technocrates réformés aux Etats-Unis (et ceux qu’ils envoient en Russie) auront autant de difficultés que les anciens instructeurs du Parti à convaincre le petit peuple des bienfaits du nouveau système. De leur côté, les militants syndicaux ou « gauchistes » éclairés par les camarades occidentaux auront bien du mal à promouvoir en Russie « la lutte des classes ». La nouvelle société russe, bouleversée, tarde à se structurer « comme il faudrait », selon un modèle occidental qui, lui même, ne paraît plus très cohérent ni exemplaire. L’histoire n’est pas finie !
Dans ce bref inventaire des causes et des circonstances de la dislocation du système soviétique, il est rarement question, et ce n’était pas l’objet de cet article, des dimensions autres que la crise et la politique internes, et qui mériteraient un examen approfondi : la part de projets d’avenir, d’utopies, de festivités qui a donné le ton, jusqu’en 1988, à cette Perestroïka « des cent fleurs », sans doute brouillonne et « sans boussole ». Il y eut de grands moments d’espoir et de ferveur, suivis de désillusions.
Une intellectuelle perestroïkiste disait : « Nous faisons à la fois 1789, 1917 et mai 1968 ». Mais il manquait, ajoutait-elle, « une théorie » pour orienter cette Perestroïka, où elle voyait se marier libertés et Droits de l’Homme, socialisme, libération des mœurs patriarcales et de la sexualité dans « l’esprit des origines » de la révolution russe.
Des critiques de la Perestroïka disaient alors qu’elle ressemblait à un avion qui avait pris le vol sans connaître sa destination. Qu’à cela ne tienne : des aiguilleurs du ciel sont là, qui vont indiquer le port d’arrivée. Ce seront, principalement, les « boys (russes) de Chicago » Egor Gaïdar, Anatoli Tchoubaïs, Andrei Illarionov et autres néolibéraux d’Etat qui, au tournant des années 1990-91, prendront le relais des « régulationnistes » Nikolaï Petrakov et Léonid Abalkine, et des libéraux « modérés » Stanislav Chataline et Grigori Yavlinski, auteurs du Plan Chataline ou « plan des 500 jours » (de passage au Marché). L’équipe Gaïdar fournira, sinon une « théorie » du moins une stratégie qui manque à cette Perestroïka détournée vers un capitalisme de choc, de facto l’application du « Plan Chataline » à la seule Russie et avec des méthodes plus radicales, que désavouera Yavlinski.
On n’oubliera pas le rôle des conseillers étrangers, principalement américains, dans la diffusion des idées néolibérales (promesses d’aide financière à l’appui) au sein des milieux réformateurs. Il s’agit notamment d’Anders Aslund, de Georges Soros, de Jeffrey Sachs, puis d’une armée d’experts de USAID et du FMI. Le G7 de l’été 1991 a refusé à Gorbatchev l’aide qui fut attribuée par la suite au « vrai réformateur » Eltsine. L’URSS avait déjà perdu sa souveraineté. Alors même que Gorbatchev tentait, via son envoyé à Bagdad Evgueny Primakov, d’éviter la première guerre contre l’Irak, le chef de la diplomatie Edouard Chevarnadze, à Washington, encourageait cette guerre. Lui succéda aux Affaires étrangères russes un Andrei Kozyrev très aligné sur la politique américaine. Jusqu’en 1996.
Le fait est que Gorbatchev s’est laissé « roulé dans la farine » lors des négociations sur l’unification allemande par absorption de la RDA et sans garantie formelle qu’il n’y aurait pas de maintien ni d’élargissement à l’Est de l’OTAN. Une immense naïveté a prévalu au moment de la chute du Mur de Berlin : nombre de Soviétiques et de leurs dirigeants ont réellement cru à « la fin de la guerre froide » comme grande réconciliation Est-Ouest, amorce du désarmement mondial et, bien sûr, fin des blocs militaires. Ils voyaient « l’Occident » voler à leur secours, sincèrement dévoué au redressement et à l’épanouissement d’une Russie capitaliste prospère. Les généreuses « foundations », NED, Open Society (Soros), Ford, Carnegie affluaient pour concrétiser ces bonnes intentions. Cette euphorie, et l’américanophilie qui l’accompagnait ont duré quelques années. A la fin des années 1990, les Russes se sont réveillés. Avec la gueule de bois.
Quelques nouvelles conclusions personnelles
Avec le recul de 30 ans, l’examen des tenants et aboutissants de « l’aventure » perestroïkiste, j’en suis arrivé à des conclusions – toujours provisoires – que je n’aurais pas formulées il y a dix ou vingt ans :
La situation de l’URSS était bien meilleure au début des années 1980 qu’à la fin, avant la Perestroïka qu’après. La grande débâcle de 1990-1991, lorsque les ressources du pays sont épuisées, n’est pas celle « du système » mais bien de la Perestroïka ratée de Gorbatchev qui a épuisé ces ressources et démantelé le système sans pouvoir mettre en place d’alternative. Sa générosité et son idéalisme ne sont pas en cause, à mes yeux, mais bien son amateurisme et son « laisser faire, laisser aller » alors que menaçait la désagrégation. Bien sûr, la crise systémique ouvrait cette possibilité, et les causes profondes de l’ébranlement de l’URSS se situaient en amont…et hors d’URSS, dans une globalisation (mondialisation) de l’économie, de la révolution technologique (informatique), des rythmes de l’invention, de la productivité, du changement de mode de vie, globalisation qui assurait la dominance du capitalisme, qui plus est de type « néolibéral ». Qu’y avait-il d’autre que le néolibéralisme sur le « marché mondial des idées » ?
L’évolution des idées dominantes parmi les réformateurs gorbatchéviens est significative : au début, il est question d’un « nouveau socialisme » plus ou moins inspiré de l’eurocommunisme italien, ensuite c’est très rapidement la social-démocratie avec ses exemples scandinaves et le « capitalisme rhénan » qui font école, enfin, les « Chicago boys » de Moscou font référence à la Corée du Sud et au Chili, toute idée de « régulation » du Marché étant rejetée.
Y avait-il une « troisième voie » imaginable, hors de l’aventure néolibérale ou d’un conservatisme sans perspective…ou de l’autre « sortie du communisme » esquissée par le capitalisme d’Etat chinois ? C’est la grande question qui reste posée, non seulement rétrospectivement et pour la seule ex-URSS, mais pour le monde entier confronté à la menace de sa propre autodestruction. Cela dit, il ne faut pas confondre « la fin du système » et « la fin de l’URSS » même si l’un entraînait probablement l’autre. Le projet Gorbatchev, in fine, quoique mal formulé, était un grand marché euro-asiatique qu’il avait baptisé « maison commune » et qui prenait pour modèle l’Union Européenne. Une utopie ? En tout cas un projet mort-né.
La grande masse des Soviétiques n’a pas souhaité cet effondrement de l’URSS, à l’exception des nationalistes séparatistes de républiques périphériques qui ne représentaient pas 10% de la population. Il est symptomatique que les enthousiastes de la « chute de l’URSS » oublient toujours de mentionner le référendum du 17 mars 1991, où 76% des participants se sont prononcés pour le maintien de l’Union, non « en l’état » mais « réformée » dans un sens que les républiques auraient à débattre lors de la mise au point du nouveau « Traité de l’Union » que Gorbatchev voulait soumettre à discussion le 20 août. C’est à empêcher ce débat et ce Traité (et non à « défendre le communisme » !) qu’était voué le putsch raté des 18-19 août, qui a lui-même entraîné les proclamations d’indépendance en cascade.
La vague d’indépendantismes qui se soulève à ce moment-là repose sur une grande part de fantasmagorie. Aux Ukrainiens, par exemple, les séparatistes (soit les nationalistes et, récupérant leur réthorique, les bureaucrates du Parti emmenés par Kravtchouk) promettaient que « l’Europe » allait leur ouvrir les bras et importer en masse les produits de son agriculture et de ses industries sidérurgiques, métallurgiques et mécaniques – et cela au moment même où tous ces secteurs étaient en crise en Europe. Le résultat sera que l’Ukraine indépendante va se retrouver sans ces denrées vitales et exportables que sont le gaz et le pétrole, extraits en territoire russe et dont le pouvoir russe, désormais seul propriétaire, pourra se servir comme moyen de chantage, l’arme dont il disposera pour contrer les pressions euro-atlantistes sur l’Ukraine.
Dans le grand repartage, seules les républiques pétrolifères tireront un avantage, compensant la perte d’autres « subventions » soviétiques. Seule, la Fédération de Russie, de fait ses élites possédantes et dirigeantes, tireront profit de la dislocation de l’URSS. Je ne parle bien sûr pas des ouvriers réduits au sous-emploi, des agriculteurs dont les produits seront chassés de Moscou au bénéfice des importations de produits occidentaux que réclame la nouvelle bourgeoisie. On verra réapparaître les produits russes sur les marchés dans les années deux mille.
Un rôle décisif – pas fondamental mais « forçant la décision » au moment propice – est joué en 1990-1991 par Boris Eltsine, de concert avec les forces occidentales (conseillers américains, FMI, et finalement G7). Sa popularité monte dans le contexte de la débâcle de 1990-91, alors que Gorbatchev se montre incapable de se trouver une issue stratégique à sa Perestroïka largement improvisée. Eltsine, lui, a une stratégie. Elle est fondée sur la volonté de souveraineté russe, impliquant la liquidation de l’Union. Dans un premier temps, en 1990, il joue la paralysie du pouvoir : toute initiative de Gorbatchev est contrée par une contre-initiative d’Eltsine, et aucune n’est applicable. Dans un deuxième temps, le putsch que l’on dit « anti-réformateur » d’août lui ouvre une voie royale vers le pouvoir et le démantèlement de l’Union. Certains adversaires de Gorbatchev, placé en résidence surveillée par les putschistes, se disent convaincus qu’il « était au courant ». Possible, mais quel était l’intérêt de Gorbatchev à saborder son propre projet de « Traité de l’Union » ?
Si l’on pose la question « à qui profite le crime », par contre, on voit bien que c’est à Eltsine…et à George Bush senior, le premier informé de la décision de dissoudre l’Union le 8 décembre. Soulignons encore le fait que ce n’est pas là le résultat d’un hasard, mais le fruit d’une stratégie dûment réfléchie, ce qu’ont avoué des artisans des réformes à venir. Peut-être Gorbatchev était-il lui-même ballotté par les événements, incapable de fermeté, « aveugle » aux conséquences, peut-être…nous ne connaissons pas encore le fin mot de la « conspiration » (mais oui !) internationale qui s’est nouée dans les derniers mois de 1991 pour aboutir au fameux dénouement, ni même les circonstances dans lesquelles a été signé le « papier » du 8 décembre, parfaitement illégal.
Enfin, dernière remarque : on ne peut apprécier les choix politiques russes et occidentaux conduisant à la liquidation de l’URSS sans y projeter la lumière émise par leurs conséquences : l’effondrement socio-économique et militaire de la deuxième superpuissance du monde, la misère et la mort semées par les réformes (des millions de « décès prématurés »), les guerres civiles, le crime organisé, et jusqu’aux conflits en Géorgie et en Ukraine provoqués par la volonté d’expansion euro-atlantiste, et les réactions militaires d’un régime russe à nouveau gagné par le « complexe d’encerclement »…qui n’est pas qu’un complexe !
Et la classe ouvrière, pourquoi n’a-t-elle pas défendu les Soviets ?
On a demandé par ailleurs, dans les milieux de gauche, pourquoi « la classe ouvrière » n’avait pas défendu « son » pouvoir soviétique. D’autant que les sondages récents révèlent tant de « nostalgies » dans les couches populaires âgées. Je vois quelques éléments de réponse, sans doute sommaires :
Ce n’était pas « son » pouvoir soviétique. Il n’y avait pas d’ « Etat ouvrier » en URSS. Entre « eux et nous », la frontière s’était nettement tracée. Même s’il y eut des moments d’adhésion populaire – à des objectifs de modernisation (alphabétisation, essor de l’enseignement, campagnes sanitaires) et à la cause de la Grande Guerre Patriotique– ou de compromis social implicite – « amélioration du niveau de vie contre bas rendement du travail » sous Brejnev. Consensus brisé dès que le niveau de vie se mit à baisser.
Par contre, les promesses d’un « socialisme démocratique » avaient soulevé de l’espoir. Les ouvriers, après une longue attente, et une curiosité sympathisante pour les nouveautés apportées par Gorbatchev, ces ouvriers montent sur la scène publique en 1989 avec les grèves de mineurs du Donbass (Ukraine) et du Kouzbass (Sibérie occidentale). Une grève générale aura lieu en Biélorussie entre autres « pour l’autogestion », un mot d’ordre devenu très populaire à la fin des années 1980. Les travailleurs sont exécédés par les conditions de vie qui se sont dégradées très rapidement depuis 1988. C’est là que se situe la rupture avec la direction gorbatchévienne. Une partie des travailleurs va pencher vers Eltsine, une autre vers les communistes « fidèles au pouvoir soviétique » et réclamant une « Perestroïka socialiste », une troisième va suivre les nationalistes dans certaines républiques.
Le monde ouvrier éclate comme le reste de la société. Des clivages « de classe » et d’autres « ethniques » se profilent. Conscient de cette popularité des aspirations « de gauche » des travailleurs, Boris Eltsine lui-même a battu campagne « contre les privilèges » (« que les fonctionnaires prennent le métro comme tout le monde ! ») et pour « le pouvoir aux soviets, les usines aux ouvriers, la terre aux paysans » (comme en 1917). Il s’agissait de pure démagogie, mais elle a porté ses fruits, et les travailleurs ont même cru qu’on allait leur offrir la propriété « de groupe » via des privatisations « populaires et démocratiques ».
« Le régime soviétique » tel qu’ incarné après 1988 par le désastre de la « katastroïka » était devenu indéfendable. D’où le rejet de Gorbatchev et l’adhésion à Eltsine en Russie et aux divers indépendantismes ailleurs : il s’agissait de « quitter le navire en naufrage ». La chute du Mur de Berlin et la sécession des républiques baltes et du Sud-Caucase ont constitué un énorme choc psychologique. Il n’y avait pas d’alternative crédible. Gorbatchev ne faisait plus le poids. Eltsine avait le vent en poupe et le soutien de l’Occident, ce qui promettait « de l’argent et des cadeaux ».
La classe ouvrière et les autres couches sociales, ont vu leurs conditions d’existence bouleversées en quelques mois, avec l’envol des prix, la dégradation sociale, l’ascension des uns et la descente aux enfers des autres. Plus question à ce moment là, après 1991, de revendiquer « de meilleurs salaires » comme les mineurs en 1989 ou « l’autogestion ». « L’existence détermine la conscience » disait quelqu’un…
Ajoutons ce détail que les médias aux mains des nouvelles élites, particulièrement arrogantes, ont développé une réthorique à la fois anticommuniste et antiouvrière qui assénait « à la plèbe » le coup de grâce final : les ouvriers étaient rendus « coupables » des crimes du bolchévisme, on dénonçait leur paresse, et on se moquait de la paupérisation et des vieilles femmes mécontentes, de leurs casserolles et de leurs chaussettes vendues aux sorties de métro, « la pauvreté est un choix culturel » écrivait tel journal libéral. Dans ces conditions, seules les stratégies de survie allaient compter.
Il faudrait aussi parler du renversement culturel : l’étalage de la richesse, les supermarchés (‘fussent-ils « visités comme des musées »), les nouveaux gadgets, les séries télévisées et les films hollywoodiens ont engendré une « société de consommation et de loisirs », un nouvel horizon. Incontestable réussite du réformisme à la Gaïdar : il a accouché aux forceps une nouvelle société. Ses adversaires libéraux modérés ont dénoncé un « bolchévisme de marché ». Observons que cette « révolution » plaît non seulement à la poignée des super-riches qui en bénéficient, mais à une nouvelle petite bourgeoisie que l’on dirait chez nous « bobo » et « jeuniste », ou « libérale-libertaire » : les libertés individuelles, « chacun fait ce qui lui plaît », les nouveaux métiers de la Communication et de la pub, le rejet de l’Etat et de la fiscalité, les voyages, tout cela forme un nouveau paradis pour ceux, enrichis ou gagne-petits, qui se définiront plus tard comme « la classe créative ».
Quant à la classe ouvrière, on s’est très peu intéressé à son sort après 1991. Les perdants ont toujours tort. Parmi les rares exceptions d’ouvrages qui ne soient pas consacrés aux chefs et aux élites, mais à la condition ouvrière, on notera celui de Karine Clément. (Les ouvriers russes dans la tourmente du marché, ed.Syllepse). Depuis lors (les années 1990) les structures et les conditions sociales en Russie ont encore beaucoup évolué. Les mentalités aussi. Les Russes ont appris à être moins naïfs, plus conscients de la dureté de ce monde et du cynisme de l’Occident. Aux espérances des années 1980 et à la « gueule de bois » qui a suivi s’est substitué un patriotisme en partie nourri de ressentiment. En quête d’identités nationales, la Russie, comme l’Ukraine et d’autres républiques se rattachent aux gloires passées, où seule la Victoire de 1945 paraît sauvegardée comme patrimoine commun, en Russie et au Belarus surtout, et avec des nuances, en Ukraine (cela diffère d’une région à l’autre) et ailleurs.
Le centenaire de la révolution en 2017 sera l’occasion, pour les pouvoirs et les médias, de mises au point sur « ce passé qui ne passe pas ». Ira-t-on encore plus loin dans la condamnation de la révolution, y compris officielle, de la part de Vladimir Poutine, ou fera-t-on valoir les « contradictions » de l’époque et le besoin de « réconciliation » entre Blancs et Rouges ? L’Ukraine officielle va probablement se référer à la « République populaire » de Sinom Petlioura qui combattit les Soviets. En d’autres termes, l’histoire se réécrit selon les opportunités politiques, auxquelles se rangent la plupart des historiens « académiques » ou politiquement engagés. Mais, entendrons-nous aussi « la voix des peuples » ?
Une nouvelle génération est née après 1991. Il faut, en 2016, être âgé de qurante ans au moins pour avoir vécu sa jeunesse en Union soviétique déjà « en difficulté », et au moins soixante pour l’avoir connue dans les années cinquante- soixante du 20e s, « en vitesse de croisière ».
Les nouvelles les plus incompréhensibles de ce pays, fin 2016, sont les résultats de sondages effectués par le Centre Levada, d’orientation libérale : plus de la moitié des Russes interrogés « regrettent » l’URSS, ce qui n’est pas surprenant de la part de gens âgés, mais comment comprendre le fait que les réponses soient analogues chez des jeunes nés après 1991 ? Ce genre d’information peu commode est généralement classé chez nous dans le petit tiroir à vétustés : « nostalgie ». L’explication paraît insuffisante.
Jean-Marie Chauvier
Décembre 2016
Bibliographie sommaire en langue française
LA PERESTROIKA ET LA FIN DE L’URSS
GENERALITES
Marc Ferro (dir) Marie-Hélène Mandrillon
L’Etat de toutes les Russies
Les états et les nations de l’ex-URSS
La Découverte, 1993
Jean Radvanyi
L’URSS : régions et nations
Masson géographie 1990
DES GRANDES MUTATIONS SOCIALES A LA PERESTROÏKA
Jean-Marie Chauvier
Une société en mouvement
Aube 1988, reed.complétée 1990
Basile Kerblay, Marie Lavigne
La société soviétique contemporaine
Armand Coli, 1977
Moshe Lewin
Le siècle soviétique
Fayard, Le Monde diplomatique 2003
La formation du système soviétique
Gallimard 1985
LA PERESTROÏKA (1985-1991)
Nina Bachkatov, Andrew Wilson
Les nouveaux Soviétiques, de A à Z
Calmann-Lévy, 1991
Nina Bachkatov, Alexis Berelowitch, Jean-Marie Chauvier
Et autres
L’URSS, de Lénine à Gorbatchev
GRIP informations (Bruxelles) 1989
Cahiers Marxistes (revue, Bruxelles)
Spécial Perestroïka
La réforme économique, le rôle de l’opinion publique
Septembre 1987
Andrei Gratchev
Gorbatchev. Le pari perdu ?
Armand Colin,2008
Mikhaïl Gorbatchev
Perestroïka
Flammarion 1987
Revue Nouvelle (Bruxelles)
Les voix du changement
Septembre 1988
Temps Modernes (revue)
L’URSS en transparence
Juillet-août-septembre 1987
L’ECONOMIE SOVIETIQUE ET SA REFORME
Abel G. Aganbegian
Perestroïka
Le double défi soviétique
Economica 1987
Commission Européenne
Rapport
La situation économique et les réformes en
Union soviétique
L’Harmattan 1991
Gilles Favarel-Garrigues
La police des mœurs économiques
De l’URSS à la Russie
CNRS ed. 2007
Alec Nove
L’économie soviétique
Economica 1981
Gérard Roland
Economie politique du système soviétique
L’Harmattan 1989
Pierre Rolle
Le travail dans les révolutions russes
De l’URSS à la Russie : le travail au centre des changements
Page Deux, Lausanne 1998
Jacques Sapir
Les fluctuations économiques en URSS
1941-1985
EHESS, 1989
CULTURE, QUESTIONS NATIONALES ET MEDIAS
Juliette Cadot, Dominique Arel, Larissa Zakharova
Cacophonies d’empire
Le gouvernement des langues dans l’empire russe et l’Union soviétique
CNRS ed, 2010
Jacques Di Vanni
1953-1983
Trente ans de musique soviétique
Actes sud 1987
Claude Frioux
Le chantier russe
Littératures, société et politique
Tomes I (2010) et II (2011)
L’Harmattan
Tristan Mattelart
Le cheval de troie audiovisuel
Le rideau de fer à l’épreuve des radios et télévisions transfrontières
PUG, 1995
Michel Niqueux (dir)
La question russe
Essais sur le nationalisme russe
Ed.universitaires 1992
Olha Ostriitchouk
Les Ukrainiens face à leur passé
Vers une meilleure compréhension du clivage Est-Ouest
CECRI-Peter Lang, 2013
Jean-Loup Passek (dir)
Le cinéma russe et soviétique
L’Equerre-Centre Pompidou 1981
GUERRE IDÉOLOGIQUE
Perry Anderson
Comment les Etats-Unis ont fait le monde à leur image
La politique étrangères américaine et ses penseurs
Contre-feux.Agone 2015
Cornelius Castoriadis
Devant la guerre. Les réalités (I)
Fayard 1981
Frederic Charpier
Les valets de la guerre froide
Comment la République a recyclé les collabos
François Bourin ed. 2013
La CIA en France
Seuil, 2008
Général Robert Close
Gauche ! Droite !
Ed.Ligne claire, 1996
Justine Faure
L’ami américain
La Tchécoslovaquie, enjeu de la diplomatie américaine
Tallandier, 2004
Frances Stonor Sanders
Qui mène la danse ?
La CIA et la guerre froide intellectuelle
Denoël 2003
Françoise Thom
Le moment Gorbatchev
Hachette 1991
NB. Les ouvrages mentionnés traitent de la dernière période soviétique et de la Perestroïka, même s’ils débordent parfois sur la période ultérieure, qui n’est pas l’objet de cette biblio. Une partie des ouvrages sont d’ailleurs publiés à cette époque. (de 1977 à 1991)