La pompe Afriquel Qu’est-ce qui t’a poussé à assister au procès Elf ?
Nicolas Lambert - J’avais fait tout un travail, en tant que réalisateur radio, sur la prison - cette monstruosité -, et je voulais faire un travail sur la justice. Je me suis dit que le procès Elf, tout comme celui de Juppé, m’y aiderait. Je voulais comprendre pourquoi, quand on tague les murs d’une mairie, on est condamné, tandis que, lorsqu’on est à l’intérieur et qu’on détourne les fonds des services publics pour financer sa campagne, on ne prend rien. Voilà, ce qui me motivait : la justice et la façon dont elle n’est pas juste. Mais je n’avais aucune idée de ce sur quoi j’allais tomber.
Qu’est-ce qui était en jeu dans le procès Elf ?
N. Lambert - Officiellement, il était question d’abus de biens sociaux : la société Elf faisait un procès à ses anciens dirigeants. Mais, au fur et à mesure, c’était autre chose : l’utilisation et la création d’une entreprise par la République pour son fonctionnement interne, pour le financement de sa vie politique. Elle a d’abord été conçue pour profiter au parti gaulliste, mais elle a été confirmée dans son rôle par le Parti socialiste. Elf a servi au financement de partis politiques français, mais ce n’est pas le plus grave ! Elle a poursuivi la politique coloniale française, sous des dehors industriels et sympathiques. On a organisé la non-décolonisation de l’Afrique.
Tu qualifies ta pièce de documentaire théâtral. Qu’entends-tu par là ?
N. Lambert - Je suis comédien, mais une de mes activités est de faire des reportages radio. J’avais vraiment envie de mêler reportage et théâtre. C’est ce qui m’a conduit à écrire Elf, la pompe Afrique. Alors, comme, dans tout documentaire, il faut jeter. J’ai coupé beaucoup de choses d’une première version, beaucoup trop longue. J’ai voulu faire quelque chose d’intéressant et rigolo.
Ce n’est qu’après avoir monté la pièce que j’ai appris que d’autres gens avaient fait du documentaire théâtral. En France, le genre est très peu utilisé, mais à l’étranger - Angleterre, Belgique, Russie, Palestine -, il l’est beaucoup plus. En Russie, par exemple, quelques mois après la prise d’otages de Beslan, l’écrasement par la dictature de Poutine de la révolte tchétchène a donné lieu à une pièce reprenant les messages qui étaient sortis de l’école pendant la prise d’otages. Le documentaire théâtral m’intéresse plus que les aventures de Titi et Panpan, que l’on voit fleurir dans bon nombre de théâtres à but lucratif, et plus que le théâtre de stricte recherche formelle qu’adoptent beaucoup de théâtres subventionnés. Entre ces deux extrêmes, il doit y avoir la place pour autre chose, évitant à la fois un élitisme fort déplaisant et une vulgarité que l’on retrouve sur n’importe quel écran de télévision.
Pourquoi ce procès n’a-t-il pas fait, pour reprendre les mots d’Alfred Sirven, « sauter la République » ?
N. Lambert - Il y a un certain nombre d’éléments qui y ont fait obstruction. L’essentiel des médias ont médiatisé autre chose que le fond de l’affaire et se sont contentés de faire le boulot qu’on leur demandait, à savoir le boulot que leur demandaient leurs annonceurs et leurs propriétaires. Mais beaucoup d’affaires devraient faire sauter la République. Dans le nucléaire ou dans l’armement, par exemple. Chirac a obtenu son immunité grâce à l’un des protagonistes de l’affaire Elf, Roland Dumas, devenu président du Conseil constitutionnel. Roland Dumas a vu échanger sa peine, dans cette affaire, contre l’immunité du président de la République. Ce fait-là est plus que honteux.
En Allemagne, un petit volet de l’affaire Elf, que j’évoque au début de la deuxième audience du spectacle, met en cause un détournement de 256 millions de francs. Ce petit volet a généré un énorme scandale et eu de lourdes conséquences : Helmut Kohl - l’homme de la réunification - a été mis à terre, le ministre des Finances de l’époque s’est enfui... Bref, cela a été, outre-Rhin, un scandale énorme. En France, le chef de la bande est toujours à l’Élysée.
La presse n’aurait-elle donc pas fait son travail ?
N. Lambert - Les éléments que je rapporte dans mon spectacle sont apparus dans la presse. Pas tous, ni tout à fait, mais ils apparaissaient. Prenons, par exemple, le génocide rwandais. À l’époque, le reporter du Figaro, Saint-Exupéry, fait état du drame en cours. Mais, à côté de son article, un édito dit le contraire. L’information existe, mais il faut aller la chercher. Dans l’affaire Clearstream, on nous présente les choses comme une vulgaire affaire politicienne entre Villepin et Sarkozy, mais cette banque des banques et le paradis fiscal qu’est le Luxembourg, au cœur de l’Europe, continuent de fonctionner normalement. Les entreprises transnationales ne sont donc pas inquiétées et peuvent faire ce qu’elles veulent, en dehors de tout contrôle.
Quel public vises-tu ?
N. Lambert - Le public qui va ordinairement au théâtre m’intéresse, mais pas uniquement, car le théâtre, aujourd’hui, sert avant tout à divertir une élite. Une grande partie des gens qui assistent à mes représentations ne va pas au théâtre. Je suis content d’être parvenu à les intéresser de nouveau à cette forme d’expression, car - employons les grands mots - le peuple s’est vu confisquer le théâtre.
Combien de personnes ont vu Elf, la pompe Afrique ?
N. Lambert - À peu près 28 000, ce qui n’est pas mal - cela fait pas moins de 240 représentations. Mais, sur 60 millions d’habitants, il n’y a pas de quoi se taper sur les cuisses ! Le moindre type qui regarde Lagaffe à la télé sera un parmi des millions : cela donne une idée de ce à quoi on fait face.
Comment peut-on commander ton spectacle ?
N. Lambert - Il faut aller sur le site de la compagnie, , où se trouvent tous les renseignements. Les gens prennent contact avec moi et on fixe une représentation. J’ai voulu faire en sorte que ce soit un documentaire qu’on puisse diffuser comme on se passe une cassette ou un DVD. Je veux être aussi disponible que cela : je me pointe avec mon bidon [seul décor de la pièce, NDLR] et c’est parti !
• Elf, la pompe Afrique, disponible en livre (Éditions Tribord, 12 euros) et en DVD (Big Eyes Productions, Pharmacy Pictures, Un pas de côté, distribué par BAC Films).