La représentation syndicale touche bien des aspects de la vie sociale. La Constitution de 1946 indiquait que « tout travailleur participe, par l’intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises ». Mais, pour la LCR, cette prise de parole va bien au-delà du droit, pour le salarié, de prendre part à la définition de l’organisation du travail. Elle est liée à la représentation des salariés, donc à la construction d’un travailleur collectif. L’existence de ce collectif est fondamentale pour contrebalancer l’inégalité fondamentale du contrat de travail. Celle-ci est caractérisée, rappelons-le, par l’obligation, pour le salarié, de vendre sa force de travail à un employeur qui garde le contrôle des moyens de production et qui, parce qu’il en a fait une « chose » privée, garde le contrôle de la production, de son organisation et de ses effectifs.
L’enjeu, pour le mouvement ouvrier, est de construire ce collectif, à la fois pour défendre les intérêts immédiats et pour porter un projet d’émancipation sociale, comme nous le proposait la Charte d’Amiens. Il s’agit de créer un espace, autonome, au sein même de la relation de travail, reposant non pas sur la marchandisation de la force de travail, mais sur la solidarité. La représentativité des syndicats est organisée, en France, suivant deux modes, par décret du gouvernement et par représentation réelle. Nationalement, les « confédérations représentatives » bénéficient de « l’irréfragabilité » - elles n’ont pas à apporter de preuves de leur représentativité. Leur liste a été fixée par décret en 1966 : CGT, CFDT, CFTC, FO, CGC. À ce moment, la scission de la CFTC a amené le gouvernement à élargir les confédérations représentatives à la CFDT naissante.
Acquis remis en cause
Mais, notamment depuis 1995, une série de syndicats nouveaux se sont créés, soit à la suite du positionnement de la CFDT dans le mouvement de 1995 contre la réforme de Juppé, soit à la suite des débats dans la Fédération de l’Éducation nationale (création de la FSU, puis de l’Unsa en 1992-1993). Hormis les confédérations déjà nommées, tout syndicat qui s’implante nouvellement dans une entreprise doit faire la preuve de sa représentativité, à partir de critères juridiques que la jurisprudence a peu à peu précisés : le juge se prononce, en général, après une plainte déposée par l’employeur (mais souvent par d’autres syndicats...). De même, dans les branches ou territoires, les organisations syndicales doivent prouver leur représentativité pour participer aux instances de représentation des salariés. Cette pratique aboutit à octroyer des droits à la CFTC-Santé, par exemple, mais pas à SUD-Santé, qui avait pourtant recueilli plus de voix aux élections professionnelles !
Les employeurs ne voient pas d’un bon œil de nouveaux syndicats s’installant dans un paysage social souvent figé. Aussi, l’absence de représentativité pèse lourdement sur les petits syndicats : plus de 1 000 procès contre SUD et l’Unsa, absence dans de nombreuses élections professionnelles, syndicats écartés des subventions gouvernementales touchées par les autres confédérations (et qui peuvent représenter plus de la moitié des entrées d’argent des confédérations), syndicats écartés des grands débats nationaux comme de la gestion des organismes de Sécurité sociale, de la formation professionnelle, etc. Il s’agit surtout de milliers de salariés qui ne peuvent exprimer leur soutien aux délégués de leur choix lors des élections.
Derrière ce débat, se profile une autre orientation plus pernicieuse. Une pression libérale se fait jour afin d’élargir cette représentativité dans le but de lui donner un pouvoir normatif plus important, grâce à cette légitimité renforcée. Jusqu’à maintenant, le droit du travail en France fonctionne sur le principe de la hiérarchie des normes : la norme la plus élevée (le code du travail) s’applique partout, les normes inférieures (conventions collectives de branche, accords d’entreprise) ne peuvent que l’améliorer. La tendance s’affirme à remettre en cause les acquis par le biais d’accords « donnant donnant », à propos desquels le rapport Hadas-Lebel [1] affirme que, souvent, « il est difficile de définir l’avantage qu’ils procurent par rapport à l’accord conclu à un autre niveau ».
Nouveaux critères
L’éclatement des statuts entre salariés de même métier, de même entreprise ou de même établissement, s’en trouve accéléré, organisant la concurrence entre travailleurs et l’alignement vers le bas de tous les acquis sociaux. Le général est plus important que le particulier. Il est porteur de progrès parce qu’il représente le véritable rapport de force tissé au fil des années de lutte du mouvement ouvrier, et il concrétise le statut salarial au-delà des situations particulières de travail et d’emploi. Le code du travail est issu de décisions relevant de l’instance politique, de la délibération politique : voilà précisément ce dont le patronat ne veut pas. La hiérarchie des normes est un principe d’ordre public social qui repose sur la primauté donnée à la construction du salariat au niveau national.
Les débats actuels sur la représentativité prennent deux voies différentes. La première, prônée par le rapport cité, propose de garder le fonctionnement en l’état, en fixant par décret la liste des organisations représentatives nationalement, mais en actualisant les critères. Le décret de 1966 s’appuyait sur des critères définis en 1945 : les effectifs, l’indépendance, les cotisations, l’expérience, l’ancienneté du syndicat et l’attitude patriotique pendant la guerre (caduque aujourd’hui). Seraient par exemple conservées l’indépendance et l’influence, appréciée à partir des élections, et serait rajouté le « respect des valeurs républicaines ».
Une seconde voie donne toute son importance au vote pour définir la représentativité. Pour la LCR, c’est d’abord sur ce principe que doit s’établir la représentativité. Dès qu’un syndicat obtient un certain seuil des voix, il doit être considéré comme représentatif dans toute la branche ou l’entreprise concernée, sans avoir à nouveau à apporter de preuve. De même, au niveau national, le pourcentage obtenu par un syndicat aux élections professionnelles doit être déterminant. Il est souvent fait mention des élections prud’homales, élection générale mais qui ne concerne pas la fonction publique, et où, de plus, le taux de participation est peu élevé. Une compilation des élections professionnelles, organisées par exemple le même jour, laisserait de côté les salariés des PME. Un vote portant seulement sur la représentativité et concernant tous les salariés apparaîtrait lointain et sans enjeu. La LCR propose de rétablir les élections à la Sécurité sociale. Celle-ci est porteuse d’une large identité du salariat (pour preuve les grandes luttes nationales en faveur de la protection sociale) et intègre tous les salariés - y compris ceux des PME - ainsi que les retraités. Cette élection, en identifiant la branche du salarié votant, pourrait être prise pour définir la représentativité, nationalement et dans les branches.
Représenter ne donne pas que des droits, mais aussi des devoirs. Notamment celui, pour les syndicats, de fixer un cadre démocratique de débat avec les salariés, dans le cadre français d’un syndicalisme de représentation plutôt que d’adhésion. Il impose, par exemple, de consulter les salariés lors de la signature d’un accord (mais ce droit de référendum ne peut concerner que les syndicats, surtout pas les employeurs, qui contourneraient ainsi la représentation des salariés pour son propre avantage). En période de lutte, l’élargissement du syndicat aux salariés en lutte est aussi une nécessité. Si les salariés votent - pour approuver ou non un accord -, ils doivent avoir des droits renforcés pour que ce vote soit instruit, avec les documents, des assemblées générales de débat sur le temps de travail, etc. Bref, il faut une démocratie dans l’entreprise et abolir le principe hiérarchique, qui découle de la propriété privée. Se profile ici une dynamique anticapitaliste et autogestionnaire.
Cadres unitaires
La représentation démocratique des salariés doit s’inscrire dans un travail global du mouvement ouvrier pour se rassembler. Mais la politique unitaire des syndicats doit rester indépendante de la législation. Et ce serait un comble que les syndicats, aujourd’hui divisés, soient forcés de s’unir à cause des conséquences de la législation. La condition de l’indépendance vis-à-vis du libéralisme exige par exemple de se présenter de façon unifiée avec des propositions permettant de mobiliser les salariés et de construire une alternative. Le rapport Chertier [2] recense 102 organismes de concertation visant à élaborer une pensée commune, un constat partagé. Il est urgent que le mouvement syndical se réapproprie des cadres de pensée autonomes, qui partent des intérêts des salariés et non d’un consensus autour de l’inéluctabilité du libéralisme. Les essais de 2003, dans un premier temps avec la CFDT puis, quand celle-ci abandonna le camp de la lutte, au sein de la mobilisation et sur des bases plus conformes au mouvement, démontrèrent l’obligation de cette construction autonome pour appuyer la dynamique.
Le système de représentativité, s’il est nécessaire pour la représentation, est aussi un facteur d’accélération de l’émiettement syndical, par exemple lorsque des droits supplémentaires sont octroyés (et avec raison) aux syndicats représentatifs. Mais la réponse ne peut être une limitation juridique de la représentation. C’est au mouvement syndical de prendre ce problème à bras-le-corps et de construire des cadres unitaires permanents de réponse aux attaques du libéralisme.
Notes
1. Rapport Hadas-Lebel, mai 2006, p. 41.
2. Rapport Chertier, « La modernisation du dialogue social », mars 2006.
Encarts
Observatoire
L’Observatoire de la démocratie sociale et des libertés syndicales est né de la rencontre entre organisations syndicales, universitaires et juristes, en 2005. Il s’est donné une double mission : révéler des cas précis de situations discriminatoires entre les organisations syndicales dites représentatives et les autres ; gagner la mise en place d’un système qui repose sur les votes des salariés et non plus sur un décret d’État. Il regroupe aujourd’hui l’Unsa, Solidaires, la FSU et l’Unef. Invités lors de ce colloque, les représentants politiques (outre la LCR, il y avait les Verts, le PCF, le PS, l’UDF et l’UMP !) ont tous soutenu l’idée que le statu quo était devenu impossible, et qu’il fallait modifier les règles (notamment par l’abrogation du décret de 1966).
Démocratie sociale
Le droit de représenter ne peut se limiter aux grandes entreprises. Il concerne aussi les salariés des PME, les salariés précaires, les sous-traitants. 6 millions de salariés travaillent ainsi dans des entreprises de moins de 50 salariés (dont 4 millions dans des entreprises de moins de vingt). Le seuil de vingt salariés est exigé pour avoir le droit d’élire ses délégués du personnel, et celui de 50 pour créer un comité d’entreprise. Cette exigence est donc celle de la représentation des salariés. Ils doivent pouvoir s’organiser partout, quel que soit le statut d’emploi, dans les PME comme dans les grandes entreprises. Les représentants doivent être protégés, le droit syndical doit pouvoir s’étendre pour être démocratique.