I.
Depuis quelques années, la thèse selon laquelle l’émancipation humaine ne peut plus reposer sur le « prolétariat » la classe des travailleurs salariés, est de plus en plus défendue avec des arguments économiques. Certains avancent que le travail salarié serait en train de perdre rapidement sa position de principal secteur de la population active à cause de l’automation, de la robotisation, du chômage de masse, de la croissance des petites affaires économiques indépendantes, etc. (Gorz, Dahrendorf, Daniel Bell, Hobsbawm [1]).
D’autres disent qu’il n’y a pas d’avenir pour l’humanité (et donc pour l’émancipation humaine) tant que la technologie industrielle « classique » et par conséquent le travail salarié « classique » seront maintenus à leur niveau actuel ; une telle situation amènerait à la destruction complète de l’équilibre écologique (Illitch, Bahro, Gorz [2]).
La crise présente n’est pas vue comme une crise typique de surproduction et de suraccumulation, mais comme une crise de civilisation, même si certains de ces auteurs acceptent encore qu’il puisse y avoir un cycle industriel normal dans le cadre de la « nouvelle » crise. Certains la perçoivent aussi comme un changement fondamental de structure de l’économie capitaliste internationale, avec une modification fondamentale à long terme du poids, de la cohésion et de la dynamique de la classe ouvrière, comme une « crise du système industriel ».
Ces hypothèses peuvent-elles être vérifiées empiriquement ? Si tel n’est pas le cas, quel est le sens et quelles sont les conséquences potentielles à long terme de la croissance du chômage structurel qui, en soi, est un phénomène indéniable ? Si c’est le cas, quelle est l’explication de ce déclin supposé de la classe ouvrière comme phénomène objectif ? Quelles sont les conséquences économiques potentielles ?
II.
Empiriquement, la tendance fondamentale, statistiquement vérifiable, est celle d’une croissance de la classe ouvrière à l’échelle mondiale et sur tous les continents et non celle d’un déclin absolu ou relatif. Si l’on examine les statistiques de l’OIT, c’est ce qui saute aux yeux. Quand nous parlons de tendance fondamentale, nous ne parlons pas des variations sur trois ou six mois, mais de moyennes sur cinq ou dix ans. Même depuis le début de la longue dépression économique actuelle, disons depuis 1968 ou depuis 1973, la croissance de la classe ouvrière demeure la tendance prédominante.
La vérification de cette tendance implique une série de précisions conceptuelles :
1. Il ne faut pas réduire la classe ouvrière au « travail manuel dans les grandes entreprises » (voir la précision de Marx concernant le « travailleur collectif » dans le Capital, vol. 1 et la section VI non publiée).
2. Il faut définir les prolétaires au sens classique de tous ceux qui sont dans l’obligation économique de vendre leur force de travail (définition de Lénine-Plékhanov) en excluant de cette façon les seuls managers et hauts fonctionnaires qui ont des revenus élevés ou leur permettant d’accumuler un capital suffisant pour vivre des intérêts de ce capital et qui sont donc salariés par choix et non par obligation.
3. Il ne faut pas réduire le prolétariat aux seuls ouvriers productifs, mais y inclure tous les salariés improductifs qui répondent à la condition b, comme d’ailleurs tous les chômeurs qui ne se transforment pas en petits entrepreneurs (voir Marx, le Capital, vol. 1 ; Rosa Luxemburg, « Einfûhrung in die Nationalëkonomie » et le concept d’« armée de réserve » industrielle).
4. Il faut donner une définition objective et non subjective de la classe ouvrière (classe en soi), c’est-à-dire reconnaître que son existence ne dépend pas d’un quelconque niveau de conscience de classe. Cela implique, entre autres choses, que les salariés dans l’agriculture (par exemple en Inde) et dans ce qu’on nomme le secteur des services, sont des prolétaires au même degré que les travailleurs dans les mines et dans l’industrie.
Dès qu’on applique ces critères, les statistiques confirment de toute évidence que nous assistons encore à une croissance et non à un déclin du prolétariat mondial. Le nombre total des salariés non agricoles dans le monde aujourd’hui se situe quelque part entre 700 et 800 millions, chiffre jamais atteint dans le passé. Avec les salariés agricoles, nous atteignons le chiffre d’un milliard. Cela est également indiqué par les données suivantes :
Évolution annuelle des emplois salariés non militaires (moyenne annuelle 1973-1980)
Allemagne de l’Ouest | - 0,2 |
Australie | + 1,1 |
Autriche | + 0,3 |
Belgique | 0,0 |
Danemark | + 0,8 |
Etats-Unis | + 2,2 |
France | + 0,2 |
Italie | + 1,1 |
Japon | + 0.8 |
Norvège | + 2,5 |
Portugal | + 2,5 |
Royaume-Uni | - 0,1 |
(BIT, « Le Travail dans le monde », Genève, 1984).
« Selon les estimations de la Banque mondiale, l’emploi dans l’industrie (et sans doute aussi dans le secteur manufacturier) a progressé d’environ 4,8% de 1960 à 1980 dans les pays en voie de développement à faibles revenus, et à un rythme légèrement inférieur, soit 4,1% dans les pays à revenus médian (parmi les pays en voie de développement). » (ibid).
Demeure le problème de la baisse relative de la classe ouvrière employée dans les grandes entreprises capitalistes, c’est-à-dire la question d’une déconcentration relative du travail accompagnant une concentration et une centralisation accrues du capital. Telle a été la tendance marginale depuis le début de la crise actuelle dans les pays impérialistes, mais pas dans les pays semi-industrialisés à l’échelle globale, où la concentration du travail continue de progresser. Il faut en outre déterminer s’il s’agit, dans les métropoles impérialistes, d’un phénomène conjoncturel, lié au déclin relatif de ce qu’on appelle les vieilles branches industrielles avant que n’apparaissent sur grande échelle des entreprises géantes dans les « nouvelles » branches, ou s’il s’agit d’une tendance fondamentale à long terme. Nous devons attendre les années 1990 avant de pouvoir tirer des conclusions définitives à ce propos.
III.
L’impact à court et à moyen terme de l’automation et de la robotisation sur grande échelle sur l’emploi total (le nombre de travailleurs employés) a été pratiquement nul jusqu’au début des années soixante-dix (en tenant compte des modifications de la répartition de l’emploi entre les différentes branches qui sont évidemment très réelles). Il demeure modeste aujourd’hui, comme il en sera pour l’avenir prévisible. Des études récentes de l’OCDE prévoient qu’entre maintenant et les années quatre-vingt-dix, la robotisation supprimera entre 4% et 8% de tous les emplois existant aujourd’hui dans les pays occidentaux (entre 2% et 5% de tous les emplois salariés à l’échelle mondiale) [3].
L’OCDE n’indique pas combien de nouveaux emplois seront créés dans les branches industrielles produisant des robots et des machines automatiques. Les prédictions en ce domaine varient considérablement entre « optimistes » et « pessimistes ». Mais même si l’on suit les prévisions les plus pessimistes qui pensent que le nombre d’emplois nouveaux créés dans ces nouvelles industries sera fort réduit, la réduction totale de l’emploi sera inférieure à 5% sinon 4%. Les salariés constitueront donc encore la majorité écrasante de la population active jusqu’à la fin du siècle (entre 80% et 90% de cette population dans les pays occidentaux, au Japon, en Europe de l’Est et en URSS). Il n’y a donc pas de base empirique pour parler d’un « déclin du prolétariat » au sens objectif du terme [4].
Cela ne veut pas dire qu’il faut sous-estimer la portée d’un chômage de masse à long terme. Celui-ci a fondamentalement deux causes dans les pays capitalistes : la baisse des taux de croissance pendant l’onde longue dépressive, taux de croissance qui tombe au-dessous du taux moyen de croissance de la productivité du travail (troisième révolution technologique) ; l’impossibilité pour le système d’absorber dans ces mêmes circonstances sur le marché de l’emploi la croissance démographique, toutes choses restant égales par ailleurs.
Pour citer de nouveau l’étude de l’OIT que nous avons déjà mentionné (l’Emploi dans le mondé) : « Des études strictement sectorielles sur l’impact des robots en matière d’emploi donnent des pronostics pessimistes, quoique variables. Lors de la préparation du VIIIe plan français (1981-1985), on a estimé que les robots feraient perdre quelque 30.000 emplois ; mais ce chiffre représente moins de 1% de la main-d’œuvre industrielle française en 1980. Les prévisions pour la République fédérale d’Allemagne sont plus sombres. En présumant que l’utilisation des robots sera de 60% du potentiel total en 1990 (2% seulement en 1980), 200.000 emplois seraient perdus, soit 6% de l’emploi industriel... Cette estimation est sans doute trop élevée dans la mesure où elle suppose un rythme rapide de diffusion. Le problème dans de telles études sectorielles est précisément leur portée, comme nous l’avons déjà souligné. Limitées à un secteur, elles ne tiennent pas compte des effets d’entraînement qui ne sont pas nécessairement négatifs, sur l’ensemble de l’économie [5]. »
De plus, nous devons prendre en considération les effets précis de la robotisation sur des branches spécifiques de l’industrie qui ont joué un rôle clé dans l’organisation et la force de la classe ouvrière et du mouvement ouvrier, comme l’industrie automobile aux Etats-Unis et en Europe occidentale. Là, les perspectives sont menaçantes et doivent être comprises avant qu’il ne soit trop tard (comme ce fut malheureusement le cas avec la sidérurgie et la construction navale auparavant). Les conséquences d’une croissance à long terme d’un chômage structurel - dont on prévoit qu’il atteindra bientôt le chiffre de 40 millions - sont une fragmentation et une division potentielle croissante de la classe ouvrière et le danger d’une démoralisation, déjà visible dans certains secteurs de la jeunesse prolétarienne (les jeunes Noirs et les jeunes de langue hispanique aux USA par exemple, et dans certaines régions de Grande-Bretagne [6]) qui n’ont jamais travaillé depuis qu’ils ont quitté l’école et qui risquent de ne pas trouver d’emploi dans les années à venir.
Des socialistes japonais [7] ont essayé d’étudier les effets des nouvelles technologies notamment dans l’industrie automobile. Ils insistent également sur les aspects qualitatifs de ces modifications (déqualification, augmentation des accidents du travail, émergence de nouvelles couches de travailleurs et de nouvelles qualifications, etc.). Ils concluent à une réduction du nombre des ouvriers manuels d’environ 10% dans l’usine automobile la plus fortement robotisée du Japon, l’usine Myrayama de Nissan, et ce entre septembre 1974 et janvier 1982, accompagnée toutefois d’une légère augmentation du personnel employé. Même les syndicats les plus liés aux entreprises commencent à s’inquiéter de ces développements, alors que « l’emploi à vie » demeure encore la règle au Japon (voir Japon Economic Journal, 21 février 1984).
IV.
La seule riposte sérieuse à la croissance du chômage structurel massif pendant la longue dépression actuelle, c’est une réduction radicale à l’échelle internationale de la semaine de travail sans réduction de salaire : l’introduction immédiate des trente-cinq heures, voire des trente-deux heures hebdomadaires. Elle signifie la répartition de la charge de travail existant sur l’ensemble du prolétariat sans perte de revenus : un chômage de 12% peut être supprimé par la réduction hebdomadaire de travail de chaque ouvrier de 12% et une embauche supplémentaire obligatoire. Elle implique la réunification des classes ouvrières fissurées par le chômage et la peur du chômage. Cela doit être le but stratégique central à court terme du mouvement ouvrier international dans son ensemble, afin d’empêcher une modification sérieuse des rapports de forces entre le capital et le travail, aux dépens de ce dernier. La perspective à moyen terme doit être celle d’une durée hebdomadaire du travail de 30 heures, sinon moins.
Toutes les considérations sur la « compétitivité nationale » et la « rentabilité de l’entreprise » doivent être écartées pour cette priorité sociale impérative. On peut aisément prouver que d’un point de vue global et international - et non celui d’une entreprise prise isolément - c’est également la solution économique la plus rationnelle. Mais la « rationalité » du capital est justement basée sur la « rationalité » des entreprises prise isolément, c’est-à-dire sur une rationalité partielle, qui aboutit à une irrationalité globale de plus en plus prononcée. Marx s’est lui-même exprimé en toute clarté sur les deux sujets : les effets bénéfiques d’une réduction radicale de la durée hebdomadaire de travail sans réduction des salaires, et la nécessité d’une solidarité internationale des travailleurs se substituant à toute solidarité « nationale » (ou régionale, ou locale, ou sectorielle ou même d’une branche) entre ouvriers et capitalistes.
A propos du premier thème, nous trouvons les commentaires suivants dans les « Manuscrits de 1861-1863 », inconnus jusque fort récemment, et qui constituent un texte charnière entre les « Grundrisse » et le « Capital » : « Ainsi, du temps libre est créé également pour les travailleurs, et l’intensité d’un travail déterminé ne supprime de ce fait pas la possibilité d’une activité dans une autre direction [d’un autre contenu], qui peut au contraire apparaître comme repos [récupération des forces] et avoir cet effet. D’où les conséquences exceptionnellement avantageuses que ce processus (la réduction de la journée normale du travail) exerce - considéré d’un point de vue statistique - sur l’amélioration physique, morale et intellectuelle de la classe ouvrière [8]. »
A propos du second problème, il suffit de rappeler le passage suivant de « l’Adresse inaugurale de l’Association internationale » des travailleurs, rédigée par Marx : « L’expérience passée a démontré jusqu’à quel point le mépris à l’égard des liens fraternels qui devraient relier les travailleurs des différents pays et qui devraient les animer à s’appuyer fermement les uns les autres dans tous leurs combats pour l’émancipation, entraîne toujours comme peine l’échec commun de leurs efforts dissociés. » (Notre propre traduction).
Dans un de ses rapports trimestriels sur l’activité du conseil général de l’AIT, Marx écrit : « Et même l’organisation nationale échoue facilement par suite de l’absence d’organisation au-delà des frontières, puisque tous les pays se font concurrence sur le marché mondial et s’influencent donc mutuellement. Seule une union internationale de la classe ouvrière peut lui assurer définitivement la victoire. ) (Marx-Engels-Werke, tome 16, p. 322. Notre traduction). D’une manière encore plus catégorique, Marx affirma, dans ses « Instructions aux délégués du conseil général au congrès de Genève de 1867 de l’AIT » : « Nous déclarons que la réduction de la journée du travail est la pré-condition sans laquelle tous les autres efforts d’amélioration et d’émancipation sont voués à l’échec. » (Marx-Engels-Werke. tome 16, p. 192. Notre traduction).
V.
La lutte entre les forces qui poussent dans la direction d’un chômage structurel massif à long terme d’une part, et celles qui vont dans le sens d’une nouvelle réduction radicale de la durée du travail d’autre part, est intimement liée aux deux forces motrices fondamentales de la société bourgeoise : la tendance nécessaire du capital à accroître la production de la plus-value relative, c’est-à-dire le développement des forces productives « objectives » (objectivisées, matérialisées), les machines, les systèmes mécaniques, les systèmes semi-automatisés, l’automatisation sur grande échelle, les robots d’une part ; et, d’autre part, la pression en sens inverse qui résulte de la lutte de classes entre le capital et le travail salarié. L’une des principales réussites analytiques de Marx a justement consisté à montrer l’interrelation dialectique (et non mécaniste, du type Malthus-Ricardo-Lassalle) entre les deux tendances contradictoires.
L’augmentation de la mécanisation a des effets contradictoires sur le travail. Elle réduit la qualification, supprime des emplois, pèse sur les salaires par l’augmentation de l’armée de réserve, effets qui peuvent être partiellement compensés par l’augmentation de l’accumulation de capital (« croissance économique »), la migration internationale du travail, etc. Mais, simultanément, l’extension de la mécanisation tend à accroître l’intensité de l’effort au travail (à la fois physique et nerveux ou au moins l’un des deux), et exerce donc une pression objective vers la réduction de la journée de travail. Ce second aspect des choses a souvent été oublié par les militants ouvriers, même socialistes et marxistes.
Il est fortement développé chez Marx : « A un certain point [le travail] doit perdre en intensité ce qu’il gagne en extension. Mais le même rapport s’établit également dans le sens opposé. Remplacer la quantité par le degré n’est pas une affaire spéculative. Lorsque le fait se manifeste, il y a un moyen très expérimental de démontrer ce rapport : lorsqu’il apparaît par exemple comme physiquement impossible pour l’ouvrier de fournir pendant douze heures la même masse de travail qu’il effectue maintenant pendant dix ou dix heures et demie. Ici, la réduction nécessaire de la journée normale ou totale de travail résulte d’une plus grande condensation du travail, qui inclut une plus grande intensité, une plus grande tension nerveuse, mais en même temps un plus grand effort physique. Avec l’accroissement des deux facteurs - vitesse et ampleur (masse) des machines -, on arrive nécessairement à un carrefour, où l’intensité et l’extension du travail ne peuvent plus croître simultanément, où l’accroissement de l’une exclut nécessairement l’accroissement de l’autre. » (Manuscrits de 1861-1863, Marx-Engels Gesamtausgabe MEGA II, 3.6, p. 1906. Notre traduction).
Mais le capital ne concédera pas cette réduction de la journée du travail, pourtant physiquement et économiquement indispensable, spontanément et de bon cœur. Il ne l’accordera que par suite d’une lutte acharnée entre le capital et le travail : « Ce n’est que l’absence de mesure, sans honte ni scrupules, du capital, qui s’efforce de dépasser follement les limites naturelles de la durée du travail, alors qu’on accepte tacitement que le travail devienne plus intense et plus tendu avec le développement des forces productives, qui oblige même la société basée sur la production capitaliste à limiter par la contrainte la journée normale de travail à des frontières fixes (naturellement, c’est la rébellion de la classe ouvrière qui est la force motrice principale de cette limitation). » (MEGA II, 3.6, p. 1909. Notre traduction). Cette rébellion ne peut être couronnée de succès (temporairement) que dans des conditions de rapports de forces relativement favorables. Elles sont créées par l’extension de l’emploi et les modifications de l’organisation du travail dans la phase précédant la dépression longue et le déferlement du chômage.
Et précisément, à la fin des années soixante-dix et dans les années quatre-vingt, le prolétariat international (notamment en Europe de l’Ouest) est entré dans la confrontation croissante avec le capital autour de la problématique « ou bien austérité, ou bien réduction de la durée du travail sans réduction du salaire direct et des prestations sociales » avec une force numérique, organisationnelle et militante considérablement accrue, accumulée pendant les années cinquante, soixante et le début des années soixante-dix, c’est-à-dire durant la période du « boom » économique de longue durée de l’après-guerre. C’est pour cette raison que la résistance de la classe ouvrière contre l’austérité va s’accroître, s’étendre, devenir périodiquement explosive et tendre à se généraliser nationalement et internationalement. C’est pour cette même raison que la classe capitaliste n’aura pas la tâche facile pour mettre en œuvre sa propre « solution » historique à la dépression actuelle.
Précisément parce que la force organique de la classe ouvrière (du salariat) est si large à l’entrée et dans la première phase de cette dépression, l’issue de cette intense offensive de classe du capital contre le travail est loin d’être certaine. La possibilité que le prolétariat subisse une défaite écrasante du type de l’Allemagne en 1933, de l’Espagne en 1939 ou de la France en 1940 dans un quelconque des grands pays capitalistes clés est restreinte, du moins dans un avenir rapproché. Cela ne signifie pas qu’une solution socialiste prolétarienne à la crise est certaine ou déjà perceptible à l’horizon. Le principal obstacle à cette crise est subjectif et non objectif : le niveau de conscience de la classe ouvrière et la capacité de sa direction sont encore absolument inadéquats. Mais cela implique aussi qu’au moins la possibilité objective d’une solution ouvrière à la crise de l’humanité demeure, et ce pour une longue période.
Le reste dépend du mouvement ouvrier lui-même, de sa conscience de la gravité et des risques impliqués par la crise (la simple survie physique de l’humanité est maintenant en question), de l’impossibilité de la résoudre dans le cadre de l’économie de marché généralisée, c’est-à-dire du capitalisme, de la nécessité de développer un programme d’action anticapitaliste ayant comme point de départ les préoccupations et les besoins réellement existants des travailleurs réellement existant avec toute leur variété, de la nécessité d’unir cette force considérable en un bélier pour secouer la forteresse du capital, de la nécessité de l’organiser en vue du renversement du capitalisme.
VI.
Acceptons un instant l’hypothèse que tout ce que nous venons de dire sera contredit par l’expérience dans les décennies à venir, qu’à la fois pour des raisons économiques (robotisation) et politiques (prise de conscience écologique de la « société ») que nous sommes censés « sous-estimer », la classe ouvrière décroisse de façon considérable entre aujourd’hui et la fin du XXe siècle, que le prolétariat a déjà commencé à décliner comme force objective (à la fois en nombre et dans sa cohésion interne) et que pour la même raison, sa capacité objective à transformer la société dans un sens socialiste déclinera également plus ou moins régulièrement. Dans ce cas, on ne peut se contenter de dire « adieu au prolétariat ». On doit dire aussi « adieu au socialisme » et à tout projet réaliste (fondé de façon matérialiste) d’émancipation humaine et « adieu à l’économie de marché » et au capitalisme lui-même.
L’une des thèses fondamentales de Marx, contre laquelle aucune démonstration ne peut être opposée sur la base des cent dernières années d’expériences, c’est que seule la classe ouvrière acquiert par sa place dans la production capitaliste et dans la société bourgeoise les « qualités positives », c’est-à-dire la capacité d’une auto-organisation massive, de solidarité et de coopération sur grande échelle, qui sont les pré-conditions d’une solution socialiste à la crise de l’humanité. Ces qualités ne créent pas automatiquement le rôle émancipateur révolutionnaire du prolétariat, elles conduisent seulement au potentiel social de cette nature. Mais aucune autre classe ou couche sociale n’a de potentialité similaire, ni les paysans du tiers monde, ni les révolutionnaires intellectuels, et certainement pas les technocrates, les fonctionnaires ou les couches paupérisées et marginalisées semi-prolétariennes ou sous-prolétariennes. D’autres classes ou couches sociales ont certainement un énorme potentiel révolutionnaire anticapitaliste (anti-impérialiste) « négatif », par exemple la paysannerie pauvre des pays sous-développés. Mais l’histoire a prouvé encore et toujours qu’elles n’ont pas le potentiel « positif » pour l’organisation socialiste consciente.
Par ailleurs, si une substitution massive du travail « mort » (les robots) au travail « vivant » conduit à un déclin massif absolu de la classe ouvrière, ce n’est pas seulement l’avenir du prolétariat et du socialisme qui est menacé, c’est la simple survie de l’économie capitaliste de marché qui devient de plus en plus impossible. Ce dilemme se résume, si c’est de façon simplifiée, par le dialogue désormais classique entre le patron et le syndicaliste : « - Que deviendra la force de votre syndicat quand tous les ouvriers seront remplacés par des robots ? - Que deviendront vos profits dans ce cas ? - Ils sont réalisés par la vente de vos produits, et malheureusement pour vous, les robots n’achètent rien du tout ! »
Marx prévoyait ce développement voilà plus de cent vingt-cinq ans dans ses « Grundrisse » (ce qui, soit dit en passant, confirme ce que nous avons souvent écrit, à savoir que loin d’être « un économiste du XIXe siècle, il était un visionnaire qui percevait des tendances qui allaient seulement s’affirmer au XXe siècle). Il écrit ici : « Mais dans la mesure où se développe la grande industrie, la création de la richesse véritable dépend moins du temps de travail et de la quantité de travail appliqué que de la force des agences qui sont mises en mouvement pendant le temps de travail, force qui à son tour est hors de proportion avec le temps de travail immédiat que coûte sa production, mais qui dépend plutôt du niveau général de la science et des progrès de la technologie, ou de l’application de cette science à la production (le développement de cette science, surtout des sciences naturelles, étant lui-même en rapport avec le développement de la production matérielle). Le travail n’apparaît plus tellement comme indu dans le processus de production ; l’être humain se comporte plutôt comme surveillant et régulateur du processus de production. » (Grundrisse, Dietz-Verlag Berlin, 1953, p. 592. Notre traduction).
Et encore : « Le vol du temps de travail d’autrui, sur lequel se fonde la richesse actuelle, apparaît comme une base misérable comparé à cette base nouvelle, développée, créée par la grande industrie elle-même. Dès que le travail dans sa forme immédiate a cessé d’être la grande source de la richesse, le temps de travail cesse et doit cesser d’être sa mesure, et la valeur d’échange doit cesser d’être la mesure de la valeur d’usage. Le surtravail de la masse a cessé d’être la pré-condition du développement de la richesse générale, de même que le non-travail de quelques-uns [cesse d’être la condition] du développement des forces générales de la tête humaine. De ce fait, la production fondée sur la valeur d’échange [c’est-à-dire la production marchande. NDT] s’effondre. » (Grundrisse, ibidem, p. 593. Notre traduction).
De façon évidente, ce développement ne peut être achevé sous le capitalisme précisément parce que sous le capitalisme, la croissance économique, les investissements, le développement du machinisme (y compris celui des robots) demeurent subordonnés à l’accumulation du capital, c’est-à-dire à la production et à la réalisation de la plus-value, c’est-à-dire à la recherche des profits des entreprises prises individuellement, à la fois profits attendus et profits réalisés. Nous avions déjà indiqué dans notre livre le « Capitalisme du troisième âge » [9] que sous le capitalisme, l’automation complète, l’introduction de robots sur grande échelle sont impossibles car elles impliqueraient la disparition de l’économie de marché, de l’argent, du capital et des profits. Dans une économie socialisée, la robotique serait un merveilleux instrument d’émancipation humaine. Elle rendrait possible la semaine du travail de 10 heures [10]. Elle donnerait aux hommes et aux femmes tout le temps nécessaire à l’autogestion de l’économie et de la société, au développement d’une individualité sociale riche pour tous et toutes. Elle permettrait la disparition de la division sociale du travail entre administrateurs et administrés, le dépérissement rapide de l’Etat, de toute coercition ou violence entre les êtres humains.
La variante la plus probable sous le capitalisme [11], c’est précisément la longue durée de la dépression actuelle, avec seulement le développement d’une automation partielle et d’une robotisation marginale, les deux étant accompagnées par une surcapacité de surproduction sur grande échelle (une surproduction de marchandises), un chômage sur grande échelle, une pression sur grande échelle pour extraire de plus en plus de plus-value d’un nombre de jours de travail et d’ouvriers productifs tendant à stagner et à décliner lentement. Cela équivaudrait à une augmentation de la pression à la surexploitation de la classe ouvrière (en faisant baisser les salaires réels et les prestations de Sécurité sociale), en affaiblissant ou détruisant le mouvement ouvrier organisé et en sapant les libertés démocratiques et les droits de l’homme.
VII.
Dans les « Grundrisse », Marx ne perçoit pas seulement la tendance fondamentale de la technologie capitaliste à aller vers l’expulsion progressive du travail humain du processus de production. Il souligne aussi la contradiction fondamentale que produit cette tendance sous le capitalisme :
• Surproduction massive ou, ce qui revient au même, sous-emploi massif de la capacité productive. Pendant la dernière récession, de 1980-1982, plus de 35% de la capacité productive des USA était inutilisée. Si l’on déduit en plus la production d’armement - inutile du point de vue de la production -, on arrive à ce résultat stupéfiant que près de 50% de la capacité productive américaine n’était plus utilisée à des fins productives [12].
• Chômage massif.
Marx oppose le potentiel émancipateur de l’automation et de la robotique, leur capacité à accroître massivement le temps libre pour l’être humain, qui est du temps pour l’épanouissement de toute la personnalité humaine, à leur tendance oppressive dans le capitalisme. Il synthétise ainsi toute la différence fondamentale entre une société de classes et une société sans classes.
Dans une société de classes, l’appropriation du surproduit social par une minorité signifie la possibilité d’étendre le temps libre seulement pour cette minorité, et par conséquent, la reproduction à une échelle toujours plus large de la division de la société entre ceux qui administrent et qui accumulent les connaissances, et ceux qui produisent sans accès aux connaissances, ou avec des accès des plus limités. Dans une société sans classes, l’appropriation et le contrôle du surproduit social par les producteurs associés signifierait au contraire une réduction radicale du temps de travail (du travail nécessaire) pour tous, une augmentation radicale du temps libre pour tous et, donc la disparition de la division sociale du travail entre les administrateurs et les producteurs, entre ceux et celles qui ont accès à toutes les connaissances et ceux et celles qui sont coupés de la majeure partie du savoir.
Dans un passage saisissant des « Grundrisse » lié à ceux que nous avons déjà cités, Marx écrit : « La création de beaucoup de temps libre disponible au-delà du travail nécessaire pour la société en général, et pour chacun de ses membres (c’est-à-dire l’espace pour le développement de toutes les forces productives de tous les individus, et de ce fait également de la société), cette création de temps de non-travail est créatrice de loisirs pour quelques-uns du point de vue du capital, comme à toutes les phases précédentes [du développement historique]... Sa tendance consiste d’une part à créer du temps disponible, mais d’autre part à le convertir en surtravail. S’il réussit trop bien dans la première voie, alors il souffre de surproduction, et [même] le travail nécessaire est dès lors interrompu, parce que le capital ne peut plus mettre en valeur le surtravail. Plus cette contradiction se développe, et plus il se révèle que la croissance des forces productives ne peut pas être enchaînée à l’appropriation du surtravail d’autrui, mais que la masse ouvrière elle-même doit s’approprier son surtravail. Si elle l’a fait - et si le temps libre disponible cesse du même fait de conserver sa nature contradictoire - alors, le temps de travail nécessaire aura d’une part sa mesure [sa limite] dans les besoins de l’individu social, et d’autre part le développement de la force productive sociale croîtra si rapidement que malgré le fait que la production est maintenant indexée sur la richesse de tous, le temps disponible pour tous croîtra également. Car la richesse, c’est la force productive développée de tous les individus. » (Grundrisse, ibidem, pp. 595-596. Notre traduction, nous soulignons).
Et dans la même veine : « La véritable économie - épargne - consiste dans l’économie de temps de travail : minimiser les coûts de production et les réduire vers le minimum ; mais cette économie est identique au développement de la force productive. Il ne s’agit donc point de renoncer à la jouissance, mais de développer le pouvoir, les capacités de produire, et donc les capacités de même que les moyens de jouir... L’économie de temps de travail est identique à l’accroissement du temps libre, c’est-à-dire du temps pour le développement plein et entier de l’individu, qui réagit à son tour sur la productivité du travail, car il [l’individu] constitue la plus grande force productive... Le temps libre, qui est à la fois temps de loisir et temps pour des activités plus élevées [plus nobles], a évidemment transformé son propriétaire en un sujet différent, et il rentre dans le processus immédiat de production comme cet autre [nouveau] sujet. » (Grundrisse, ibidem, p. 599. Notre traduction).
Marx souligne de même comment, sous le capitalisme, la science, c’est-à-dire les résultats de ce qu’il appelle « le travail social en général », c’est-à-dire les connaissances générales de la société, sont systématiquement divorcées du travail, comment - anticipation frappante de la « robotique » ! - la science sous le capitalisme est opposée au travail : « La science en tant que produit mental général du développement social apparaît ici comme directement incorporée au capital (et donc son application en tant que science comme séparée des connaissances et des aptitudes des ouvriers individuels ne surgit que de la forme sociale du travail), de même que le sont les forces naturelles du travail social lui-même. Le développement général de la société, précisément parce qu’elle est exploitée par le capital contre le travail, apparaît de même comme le développement du capital, d’autant plus qu’elle est accompagnée d’une réduction du contenu de la capacité du travail, du moins pour la grande masse des travailleurs. » (MEGA, II, 3.6, p. 2164).
VIII.
Comment le capitalisme essaie-t-il de dépasser cette nouvelle contradiction croissante entre la réduction de la quantité absolue de travail humain nécessaire à la production même d’une masse croissante des marchandises et les possibilités de réalisation de la plus-value contenue dans cette masse de marchandises ? Sa solution, c’est celle d’une société duale qui diviserait le prolétariat actuel en deux groupes antagoniques : ceux qui continuent à participer au processus de production de la plus-value, c’est-à-dire au processus de production capitaliste (avec une tendance à la réduction des salaires) ; ceux qui sont exclus de ce processus, et qui survivent par tous les moyens autres que la vente de leur force de travail aux capitalistes ou à l’Etat bourgeois : assistance sociale, augmentation des activités « indépendantes », paysans parcellaires ou artisans, retour au travail domestique, communautés « ludiques », etc., et qui achètent des marchandises capitalistes sans en produire. Une forme transitoire de marginalisation par rapport au processus de production « normal » se trouve dans le travail « précaire », le travail à « temps partiel », le travail au noir qui touchent particulièrement les femmes, les jeunes travailleurs, les immigrés, etc.
Emploi à temps partiel en 1979 en dans l’emploi total dont femmes
RFA | 11,4 | 91.5 |
Belgique | 6,0 | 89.3 |
Danemark | 22,7 | 86,9 |
USA | 17,8 | 66,0 |
France | 8.2 | 82,0 |
Italie | 5.3 | 61,4 |
Pays-Bas | 11,2 | 82,5 |
Grande-Bretagne | 16,4 | 92.8 |
(BIT, « Le Travail dans le monde », op. cit.)
Quelle est la logique capitaliste de cette société duale ? C’est un gigantesque recul historique sur une question clé : les salaires indirects (socialisés). Par une longue lutte historique, la classe ouvrière de l’Europe de l’Ouest, de l’Australie et du Canada (et dans une moindre mesure des USA et du Japon) avait arraché au capital ce ciment fondamental de la solidarité de classe, à savoir que les salaires ne doivent pas seulement couvrir les coûts de reproduction de la force de travail de ceux qui sont effectivement employés, mais les coûts de reproduction du prolétariat dans sa totalité, pour le moins à l’échelle nationale, c’est-à-dire aussi l’entretien des chômeurs, des malades, des personnes âgées, des travailleurs et des travailleuses invalides et de leurs enfants, à un minimum vital supérieur au « seuil de pauvreté » officiellement reconnu. Voilà la signification historique des versements de sécurité sociale, qui font partie du salaire, qui constituent sa part socialisée, ou au moins cette partie du salaire qui « transite » par les mains des institutions de sécurité sociale. A travers la pression en faveur de la société duale, du travail à temps partiel, du travail précaire, du travail au noir, le capital veut désormais réduire les salaires aux seuls salaires directs, qui déclineront ensuite inévitablement en fonction de la croissance massive de l’armée de réserve. C’est déjà le cas pour la masse des travailleurs en « noir » ou aux « emplois précaires », qui généralement ne bénéficient plus des avantages de sécurité sociale. Cela représente une réduction des salaires brutale de l’ordre de 30% sinon plus, du moins en Europe capitaliste.
En d’autres termes : « la société duale » n’est rien d’autre qu’un des mécanismes clés pour augmenter brutalement le taux de plus-value, le taux d’exploitation de la classe ouvrière, et la masse et le taux de profit. Toute excuse, aussi « sophistiquée » soit-elle, pour soutenir cet objectif du capital (qu’elle soit « tiers-mondiste », écologique, l’utopie d’une « réalisation immédiate du communisme », le désir de « rompre avec les modèles de consommation capitaliste », etc.) est, dans le meilleur des cas, une capitulation mystifiée devant l’idéologie bourgeoise et les objectifs de la classe capitaliste. Dans le pire des cas, c’est une complicité avec l’offensive anti-ouvrière du capital. Se faire l’avocat de l’extension du travail non payé, même pour des « objectifs socialement utiles », quand il y a un nombre croissant de chômeurs, ce n’est pas construire « des cellules du communisme » au sein du capitalisme. C’est aider les capitalistes à diviser la classe ouvrière à travers un nouvel accroissement du chômage, les aider à accroître leurs profits.
Mais c’est plus que cela. C’est mettre de nouveaux et formidables obstacles sur la voie de la réalisation du potentiel réellement émancipateur des nouvelles technologies et de la « robotique », dans la mesure où la société duale tend à perpétuer de façon élitiste la division de la société entre ceux qui reçoivent le temps nécessaire et les potentialités pour s’approprier tous les fruits de la science et de la civilisation - qui ne peut se faire que sur la base de la satisfaction pleine et entière des besoins matériels fondamentaux - et ceux qui sont condamnés (y compris ceux qui s’y condamnent eux-mêmes par le choix de l’ascétisme) à passer de plus en plus de leur temps comme « bêtes de somme », pour citer encore l’éloquente formule de Marx.
Le dilemme réel, qui résume le choix historique fondamental auquel l’humanité doit faire face aujourd’hui, est le suivant : soit une réduction radicale du temps de travail pour tous et toutes - pour commencer, la demi-joumée de travail ou la demi-semaine de travail - soit la perpétuation de la division de la société entre ceux qui produisent et ceux qui gèrent, entre ceux qui triment et ceux qui savent. La réduction radicale du temps de travail pour tous et toutes, qui était la grandiose vision émancipatrice de Marx, est indispensable à la fois pour l’appropriation des connaissances et de la science pour tous, et de la réalisation de l’autogestion pour tous (c’est-à-dire un régime des producteurs associés). Sans une telle réduction, les deux sont une utopie. On ne peut acquérir les connaissances scientifiques, gérer son entreprise, son quartier ou son « Etat » (sa collectivité) avec un travail abrutissant pendant huit heures par jours, cinq ou six jours par semaine. Affirmer le contraire, c’est se mentir à soi-même et mentir aux autres.
Le potentiel émancipateur de la robotique, c’est qu’elle rend le socialisme, le communisme plus aisés, en rendant possible une semaine de travail de vingt, quinze ou dix heures pour tous et toutes. Mais toute évolution dans la direction [13] de la société duale, même avec les meilleures intentions du monde, va dans la direction diamétralement opposée à celle de l’émancipation.
Nous laissons de côté la question de savoir si le « travail » réduit à vingt ou quinze heures par semaine est encore le « travail » au sens classique du terme [14]. Nous laissons également de côté le problème de savoir jusqu’à quel point l’épanouissement plein et entier de l’individu social, pour citer de nouveau Marx, est un développement où les activités « productives » demeurent séparées des activités culturelles, créatives, scientifiques, artistiques, sportives, purement récréatives, ou pour dire les choses autrement, le fameux droit à la paresse de Lafargue se réalise. Le bonheur humain ne dépend certainement pas d’une activité permanente exigeant un grand effort, même si un minimum d’activité et de mobilité physiques et mentales semblent être une pré-condition absolue à un développement sain et harmonieux même au niveau du cerveau.
Mais indépendamment de toute considération de cette nature - l’avenir du travail au sens « séculaire » du terme -, l’une des conclusions reste incontournable. Ce qu’il adviendra du travail humain et de l’humanité n’est pas prédéterminé mécaniquement par la technologie et la science, leurs tendances présentes et les dangers évidents qu’elles comportent. C’est déterminé en dernière analyse par le cadre social dans lequel ils se développent. Et ici la différence entre un développement dans le cadre du capitalisme, de la concurrence, de l’économie de marché, de la soif insatiable d’enrichissement privé d’une part et, d’autre part, un développement dans le cadre du socialisme, c’est-à-dire de la propriété collective et de la solidarité collective par le pouvoir des producteurs associés, par la maîtrise de tous les producteurs de leurs propres conditions de travail, résultant d’une réduction radicale du temps de travail, est absolument fondamentale.
Les patrons et l’Etat bourgeois peuvent s’appuyer partiellement dans leur objectif stratégique d’introduire une société duale sur l’attitude évidemment contradictoire des travailleurs envers le travail dans les entreprises modernes en générale [15]. Il est vrai que les travailleurs sont forcés, sous le capitalisme, d’être attachés au plein emploi afin de recevoir un salaire vital (direct et indirect). La « solution » de rechange, sous le capitalisme, c’est une réduction drastique de leur niveau de vie, c’est-à-dire l’appauvrissement, la dégradation matérielle, intellectuelle et morale.
Mais de la même façon, les travailleurs sont clairement conscients du caractère dégradant de l’organisation capitaliste du travail et de l’effort productiviste capitaliste, notamment dans les conditions d’extrême parcellisation du travail (taylorisme). Précisément quand leur niveau de vie s’élève, comme ce fut le cas dans la période 1950-1970, les revendications « qualitatives » de contrôle ouvrier sur les rythmes et le contenu du travail (plus de loisirs, plus de santé, plus de culture) prennent une nouvelle dimension. C’est devenu une évidence frappante à travers et après l’explosion de Mai 68. Cette conscience existe encore, et les patrons et l’Etat bourgeois essaient consciemment de s’appuyer sur elle pour faire en sorte que la société duale apparaisse comme autre chose que ce qu’elle est réelle-ment : une tentative pour que la classe ouvrière paye elle-même le fardeau de la crise et pour accroître brutalement la masse et le taux de profit.
Dans la même veine que les lamentations démagogiques selon lesquelles les travailleurs (pourquoi pas les patrons et l’Etat ?) devraient partager leurs revenus avec les chômeurs, et que le mythe suivant selon lequel « les salaires trop élevés et les prestations sociales excessives » seraient les vrais responsables de la crise, tout le discours sur « laissons tomber le travail qui n’a pas de sens » n’est rien d’autre aujourd’hui qu’une arme idéologique des capitalistes dans leur lutte de classe contre la classe ouvrière pour réduire la part des travailleurs dans le revenu national et pour « rationaliser » l’accroissement du chômage. Si on est tellement convaincu du caractère « nuisible » ou « inutile » du travail salarié, pourquoi ne pas prôner la réduction de 35% ou de 50% des heures de travail pour tous et pour toutes plutôt que de justifier l’expulsion du travail de quelques-uns et de quelques-unes ?
IX.
Toute idée selon laquelle la technologie actuelle, qui menace de détruire l’environnement naturel, serait le produit « inévitable » de la logique interne des sciences naturelles doit être rejetée comme obscurantiste, a-historique et, en dernière analyse, apologétique du capitalisme. Sous le capitalisme, la technologie se développe sous le fouet de la concurrence, dans le cadre des coûts prévus et des profits escomptés pour chaque entreprise considérée individuellement. Les coûts sociaux généraux, les coûts humains, écologiques ne sont pas pris en compte, non seulement parce qu’ils sont « extériorisés » (c’est-à-dire que les entreprises individuelles ne les paient pas) mais aussi parce qu’ils apparaissent souvent plus tard que les profits que les nouvelles technologies permettent de recueillir à court - ou à moyen - terme.
De multiples exemples peuvent être cités, de tels choix technologiques, qui sont profitables du point de vue de chaque entreprise prise individuellement mais irresponsables pour la société dans son ensemble, à long terme, notamment le moteur à explosion (essence) ou le choix de la lessive contre le savon pour laver le linge. Dans chacun de ces cas, des alternatives réelles étaient impliquées. Ce n’était point les seules technologies existantes au moment de ces choix [16]. Au contraire : d’autres solutions techniques étaient possibles. Les choix n’ont pas été faits pour des raisons de préférence purement « scientifiques » ou techniques. Il ont été faits pour des raisons de profits par des branches spécifiques de l’industrie ou mieux encore des entreprises leaders de ces branches. Ces choix dépendaient donc des rapports de puissance au sein de la classe capitaliste et de la société dans son ensemble. Aucun déterminisme technologique n’a décidé du destin de l’humanité. Ce qui est en jeu, c’est un déterminisme socio-économique, dans lequel les intérêts matériels de classes sociales ou d’importantes fractions de classes s’imposent aussi longtemps que ces classes ou ces fractions de classes ont le pouvoir d’imposer leur volonté (guidée par ces intérêts) à l’ensemble de la société.
Il n’y a rien de nouveau dans la compréhension que le développement technologique sous le capitalisme n’est pas la seule technologie possible, mais une technologie spécifique introduite pour des raisons spécifiques étroitement liées à la nature spécifique de l’économie capitaliste et de la société bourgeoise. Karl Marx en était parfaitement conscient. « Dans l’agriculture comme dans la manufacture, la transformation capitaliste de la production semble n ’être que le martyrologue du producteur, le moyen de travail que le moyen de dompter, d’exploiter et d’appauvrir le travailleur, la combinaison sociale du travail que l’oppression organisée de sa vitalité, de sa liberté et de son indépendance individuelles. (...) Dans l’agriculture moderne, de même que dans l’industrie des villes, l’accroissement de productivité et le rendement supérieur du travail s’achètent au prix de la destruction et du tarissement de la force de travail. En outre, chaque progrès de l’agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans l’art d’exploiter le travailleur, mais encore dans l’art de dépouiller le sol ; chaque progrès dans l’art d’accroître sa fertilité pour un temps, un progrès dans la ruine de ses sources durables de fertilité » (le Capital, tome 1).
Il soulignait aussi fortement que cette tendance à appliquer des technologies spécifiquement capitalistes - technologies qui augmentent la production de la plus-value - implique que les nouvelles techniques n’ont pas pour seul but de réduire la valeur de la force de travail, de permettre de produire des biens de consommation meilleur marché et d’économiser du capital constant (d’assurer la production de machines, de matières premières et d’une énergie meilleur marché). Elles ont aussi pour fonction de réduire le pouvoir de résistance des travailleurs dans une usine, dans une branche industrielles ou dans la société toute entière.
« Et la machine n’agit pas seulement comme un concurrent dont la force supérieure est toujours sur le point de rendre le salarié superflu. C’est comme puissance ennemie de l’ouvrier que le capital l’emploie, et il le proclame hautement. Elle devient l’arme de guerre la plus irrésistible pour réprimer les grèves, ces révoltes périodiques du travail contre l’autocratie du capital. D’après Gaskell, la machine à vapeur fut dès le début un antagoniste de la « force de l’homme » et permit au capitaliste d’écraser les prétentions croissantes des ouvriers qui menaçaient d’une crise le système de fabrique en pleine naissance. On pourrait écrire toute une histoire au sujet des inventions faites depuis 1830 pour défendre le capital contre les émeutes ouvrières » (le Capital, tome 1, la Pléiade, p. 1292).
L’histoire de l’introduction des machines-outils à commande numérique après la grande vague de grèves de 1946 aux USA en est une illustration édifiante [17]. Aujourd’hui, quand le bilan est fait après coup, moins d’1% des machines-outils utilisées dans l’industrie américaine sont à commande numérique. Mais la peur créée par leur introduction initiale fut suffisante pour briser le pouvoir du syndicat dans les entreprises travaillant avec ces machines-outils. Une fonction similaire est aujourd’hui jouée par la peur créée dans le mouvement syndical et la classe ouvrière au sujet de « la suppression du travail humain par les robots ». La réalité est loin de s’approcher de quelque chose de ce genre comme le montre le tableau 1 en fin de chapitre. Et pour citer la revue Electronic Week, numéro du 1er janvier 1985 : « Même si l’utilisation des robots croît selon les prévisions (...) en 1990, cela n’affectera encore que quelques dixièmes de % de tous les salariés dans les pays industrialisés, selon l’estimation des sources industrielles. »
II est nécessaire de riposter à cette peur en familiarisant les travailleurs avec les ordinateurs, en demandant que les enfants de la classe ouvrière aient des ordinateurs à leur disposition gratuitement dans les écoles. Cette année, cinq millions d’ordinateurs domestiques « personnels » seront sans doute vendus aux USA. La compétition est féroce. La chute des prix sera à la mesure. Les syndicats et les autres organisations de classe doivent assurer que les ouvriers et les employés apprennent à maîtriser ces esclaves mécaniques, qu’ils soient ou non dotés d’« intelligence artificielle ». Alors la peur reculera et la classe ouvrière finira par se comporter à l’égard des nouvelles machines comme elle a fini par se comporter à l’égard des anciennes. Ce sont des instruments de travail qui peuvent être transformés d’instruments de despotisme en instruments d’émancipation dès que les travailleurs deviendront leurs maîtres collectifs.
Des sociétés post-capitalistes comme celle de l’URSS empruntent généralement la technologie capitaliste. Elle souffrent en plus des conséquences de la gestion bureaucratique et du monopole du pouvoir bureaucratique, c’est-à-dire d’une opinion publique critique libre. Mais dans un régime de producteurs librement associés d’une démocratie socialiste avec une pluralité de partis politiques, toutes ces contraintes n’opéreraient pas.
Il n’y a aucune raison de croire que ces producteurs seraient suffisamment fous pour s’empoisonner mutuellement, empoisonner l’environnement, dès lors qu’ils connaîtront les risques. Il n’y a aucune raison de penser qu’ils n’utiliseront pas des machines comme les robots comme moyens pour supprimer ou réduire tous les travaux humains mécaniques, non créatifs, épuisants. c’est-à-dire tout travail humain aliénant. La technologie nouvelle rend possible la réunification de la production, de la gestion et de la connaissance par les producteurs et élargit, donc, considérablement l’espace de l’activité créatrice et des jouissances humaines.
X.
II demeure une question que les marxistes n’avaient pas prise en compte jusqu’à maintenant parce qu’elle ne se posait pas encore à l’humanité. Après avoir été pendant des décennies un sujet de science fiction et de futurologie, cette question paraît maintenant au seuil de ce qui est historiquement concevable comme résultat des progrès prodigieux des sciences appliquées et de la technologie dans les dernières décennies. Le travail humain pourrait-il construire des machines qui pourraient échapper au contrôle de l’humanité, qui pourraient devenir complètement autonomes des hommes et des femmes, c’est-à-dire des « machines intelligentes » ? Ces machines pourraient-elles un jour se rebeller contre leur créateur originel ? A partir d’un certain seuil, les robots commenceraient-ils à construire d’autres robots sans instructions humaines (sans pré-programmation) et qui seraient largement supérieurs aux hommes du point de vue de l’intelligence ?
Dans l’abstrait, une telle possibilité est certainement concevable. Mais on doit circonscrire plus précisément le cadre matériel du problème aujourd’hui et dans un avenir prévisible, avant de se sentir condamné quant à la maîtrise de l’homme sur les machines.
Pour construire un jeu d’échecs électronique « parfait », qui aurait réponse à toutes les combinaisons possibles, c’est-à-dire 10120, on aurait besoin d’un nombre de combinaisons qui excède de loin le nombre total d’atomes dans l’univers. Pour qu’un ordinateur d’aujourd’hui calcule tous les nombres avec 39751 positions afin de découvrir un possible nombre « premier » parmi eux (un nombre premier est un nombre qui ne peut être divisé que par lui-même et par 1), il lui faudrait un temps supérieur à celui de toute l’existence de l’humanité de ses origines jusqu’aujourd’hui. Mais avec l’aide de ces mêmes ordinateurs, l’intelligence humaine a découvert au mois de septembre 1983 un tel nombre « premier » avec 39751 positions (qui, s’il était imprimé entièrement, s’étendrait sur soixante mètres) à Chippewa Falls, aux Etats-Unis [18].
Il y a jusqu’à quinze milliards de cellules nerveuses dans un seul cerveau humain, et mille synapses par cellule, nombre de synapses que les composantes des ordinateurs ne pourront aucunement atteindre dans un avenir prévisible. Alors le jour où nos esclaves mécaniques pourraient nous contrôler, nous dominer, nous écraser est encore très, très lointain. Par ailleurs, si besoin en est, l’humanité peut décider de limiter ou d’arrêter la production des ordinateurs robotisés et des robots informatisés.
Nous sommes là de nouveau au cœur du problème : la structure et les lois de développement de la société humaine et de l’économie. Tel est le véritable objet de l’alternative et non le potentiel incontrôlable des nouvelles technologies.
Si l’humanité devient maîtresse de sa société, de l’organisation sociale du travail, des finalités et des objets du travail, c’est-à-dire maîtresse de son propre destin, il n’y a aucun danger qu’elle devienne l’esclave des ordinateurs pensants. Mais cela présuppose l’abolition de la propriété privée, de la concurrence, de l’économie de marché, de l’« égoïsme sacré », comme stimulant global du travail social. Cela présuppose une organisation du travail basée sur la coopération et la solidarité pour l’intérêt commun, c’est-à-dire le socialisme démocratiquement autogéré. Si nous ne réalisons pas cette maîtrise, alors les menaces sont innombrables. - Nous risquons la mort atomique, nous risquons d’étouffer dans nos propres déchets, nous risquons la destruction écologique, la pauvreté massive et le déclin des libertés. Le possible esclavage par les machines n’est qu’une d’entre elles et sans doute la moins probable [19].
Le noyau rationnel de cette peur irrationnelle, c’est le fait que le changement dans la conscience humaine nécessaire pour aller vers un monde socialiste peut être rendu plus difficile par les effets à court terme des nouvelles techniques de communication sur la pensée et la sensibilité humaine dans la mesure où l’emploi de ces techniques est subordonné aux buts et intérêts particuliers des groupes sociaux privilégiés. La substitution des vidéos-cassettes aux livres ; le choix extrêmement réduit entre les ensembles d’idées qui en résultent ; le déclin de la pensée critique et de la recherche libre de toute dépendance par rapport à la recherche des profits à court terme ; le déclin de la pensée théorique, synthétique, imaginative, au profit d’un pragmatisme étroit et d’un utilitarisme à courte vue (combiné généralement avec un généreux zeste de mysticisme et d’irrationalisme en ce qui concerne les « grands problèmes »), voilà le danger réel : que les robots et les ordinateurs puissent modeler notre façon de penser, mais non par la faute de ces malheureux esclaves mécaniques, mais par la faute des forces sociales qui ont un intérêt immédiat à produire ces effets désastreux.
De même, le cerveau humain aidé par l’ordinateur, peut plus aisément opprimer, exploiter, réduire en esclavage d’autres êtres humains - en premier lieu les classes exploitées et opprimées ! - que ne le peut le cerveau humain sans ordinateurs. Cela de nouveau non pas à cause de la « méchanceté » des ordinateurs ou de la science appliquée, mais à cause de la cruauté inhérente à un certain type de société, qui crée la tentation et les incitations pour ce type de comportement et de tentations [20].
Contre ces dangers, nous devons nous mobiliser, non pas sous le mot d’ordre « gare à la science et à ses dangereuses potentialités » ou « détruisons les ordinateurs ». Le mot d’ordre qui s’impose est celui-ci : « Laissons l’humanité devenir maîtresse de son destin social et technique, maîtresse de son économie et de tous les produits de son travail intellectuel et manuel ». Voilà ce qui encore possible aujourd’hui. Voilà ce qui est plus nécessaire aujourd’hui que cela ne l’était auparavant.
Ernest Mandel