Comme toute économie, l´économie capitaliste est une organisation spécifique du temps obéissant à ses propres critères immanents. Ces derniers s´annoncent dans le dialogue platonicien du marché. Chez Marx, la valeur est essentiellement la logique de ce dialogue (première partie). La langue des choses, les hiéroglyphes de la marchandise sont mystificateurs et aliénants. L´organisation capitaliste du temps implique et reproduit la mystification des rapports sociaux, l´aliénation/la réification des hommes et la personnification des choses (deuxième partie).
1- La logique du dialogue marchand
« Les propriétés physiques nécessaires de la marchandise particulière - écrit Marx -, dans laquelle la nature monétaire de toutes les marchandises doit se cristalliser, sont, pour autant qu´elles résultent directement de la valeur d´échange, la divisibilité ad libitum, l´homogénéité des parties et l´identité de tous les exemplaires de cette marchandise. Matière du temps de travail général, elle doit être homogène, susceptible de représenter des différences purement quantitatives [1]. »
Le temps de travail que la monnaie représente est donc, chez Marx, un temps sans particularités, sans qualités, ou, mieux, un temps dont la seule qualité est d´être dénuée de qualité. Marx est tout à fait conscient que le temps de travail qui est la valeur ne s´identifie nullement au temps de travail individuel : « Le temps de travail lui-même n´existe comme tel que subjectivement, sous forme d´activité [...] ; en aucune manière ce n´est du temps de travail général, toujours identique à lui-même ; au contraire, comme sujet, il correspond aussi peu au temps de travail général qui détermine les valeurs d´échange que ne lui correspondent les marchandises et les produits particuliers [2]. »
Le temps de travail général ne semble donc pas exister de manière empirique. Si on veut utiliser le langage hégélien, on dirait donc que le temps de travail général échappe à la « certitude sensible » : il n´est ni ce temps de travail-ci, ni ce temps de travail-là et il est aussi bien l´un et l´autre. Comme l´universel est la négation du particulier, le temps de travail général est la négation du temps de travail particulier.
Pourtant, l´universel n´existe pas face au particulier sous la forme d´un autre particulier. Aucun particulier n´incarne l´universel, car l´universel appartient au monde des notions abstraites et non à celui des choses sensibles. La négation du monde sensible signifie simplement sa transformation en image mentale, son intériorisation par le sujet pensant, ce que Aristote appelait « phantasia ».
Or, dans notre cas, la notion semble avoir obtenu une existence sensible dans l´argent qui est justement la marchandise universelle. Marx est tout à fait conscient de la particularité de cette universalité : « C´est comme si - écrit-il - à côté et en dehors des lions, des tigres, des lièvres et tous les autres animaux réels qui constituent en groupe les différentes races, espèces, sous-espèces, familles, etc., du règne animal existait aussi l´animal, l´incarnation individuelle de tout le genre animal [3]. »
Dans l´histoire de la philosophie, il y a un exemple très caractéristique de l´incarnation de l´universel par un particulier : Socrate. Celui-ci n´est pas seulement un individu particulier parmi d´autres, mais plutôt la raison face aux raisonnements particuliers, la morale face à la subjectivité des comportements, la loi face à la contingence. Dans le dialogue platonicien, Socrate a toujours raison. Ses interlocuteurs ont la prétention à l´universalité, mais c´est seulement à travers leur confrontation avec Socrate qu´ils finissent eux-mêmes par reconnaître si et dans quelle mesure leur prétention initiale était justifiée.
Le marché capitaliste présente une certaine analogie avec le dialogue platonicien. Dans le processus d´échange marchand, les marchandises particulières doivent subir la critique de l´argent pour se valider socialement. Cristallisation d´un travail particulier, qui est en même temps un travail destiné aux autres, elles ne peuvent devenir réellement ce qu´elles prétendent être que par leur vente, c´est-à-dire en perdant leur forme originale pour adopter celle de l´argent.
Cette analogie va un peu plus loin : Socrate incarne la raison mais il n´en a pas le monopole. Ses interlocuteurs ne sont pas complètement déraisonnables. Avec sa critique, il n´offre jamais la vérité toute prête. Il se limite à valoriser certains arguments et à dévaloriser certains autres. Il joue un rôle régulateur dans la révision et la correction de l´argumentation de ses interlocuteurs qui découvrent eux-mêmes, en eux-mêmes, le raisonnable et le vrai. Dans le marché, l´argent incarne la valeur, mais il n´en a pas le monopole. Dans un système plus moderne où la forme monétaire est seulement un symbole de la valeur et non une marchandise tels les métaux précieux, l´argent incarne la valeur sans avoir lui-même valeur. Dans l´un et l´autre cas, l´argent joue un rôle aussi régulateur que Socrate dans le dialogue platonicien. Il valorise certaines marchandises et il dévalorise certaines autres. Cette critique sert à une constante révision/correction de la répartition sociale du travail.
Dans le marché capitaliste, les marchandises possèdent leur propre langage, entrent en dialogue par la médiation de l´argent et règlent ainsi leurs affaires courantes. La logique de ce langage n´est rien d´autre que ce que Marx appelle valeur. La valeur ou le travail général/abstrait n´est pas une quantité. La valeur n´est pas, ou, en tous cas, elle ne se réduit pas à une chose dont la quantité serait fonction de la consommation de muscles, de nerfs, d´énergie, etc. Le travail général/abstrait dans ce sens faible n´est pas intimement lié au marché capitaliste exclusivement. Elle est une réalité « anthropologique » qui existait toujours. Sur ce point Marx est parfaitement clair. Dans sa lettre à Kugelmann du onze juillet 1868, parlant de la division sociale du travail proprement capitaliste, il écrit : « [...] la forme sous laquelle cette répartition proportionnelle du travail se réalise, dans un état social où la connexité du travail social se manifeste sous la forme d´un échange privé de produits individuels du travail, cette forme, c´est précisément la valeur d´échange de ces produits [4]. » C´est précisément parce que la valeur n´est pas simplement du temps de travail abstrait dans son sens faible que « pour analyser le concept du capital, il faut partir non pas du travail mais de la valeur, plus exactement de la valeur d´échange telle qu´elle se développe déjà dans le mouvement de la circulation. Passer directement du travail au capital est aussi impossible que passer directement des diverses races humaines au banquier ou de la nature à la machine à vapeur [5] ».
Dans la circulation simple du capital les marchandises développent leur propre langage pour communiquer, pour régler leurs comptes, pour véhiculer leurs idées, en bref pour circuler. Et c´est justement à travers leur langage que les marchandises semblent mener leur vie propre. Elles se libèrent, elles s´autonomisent par rapport à leurs producteurs privés, auxquelles elles dictent leurs lois. C’est pourquoi Marx considère leur langage, de manière tout à fait explicite, comme une « langue étrangère » : « Les idées ne sont pas transformées dans le langage de telle sorte que leur particularité s´y trouve dissoute ou que leur caractère social figure à côté d´elles comme le prix à côté des marchandises. [...] Les idées qui doivent être d´abord traduites de leur langue maternelle en une langue étrangère pour circuler, pour être échangeables, offrent déjà plus d´analogie ; toutefois l´analogie ne réside pas dans le langage, mais dans son caractère de langue étrangère [6]. »
Le rapport social s´autonomise et devient étranger aux hommes. Les individus sont ainsi aliénés. Ils subissent leur rapport social qu´ils ne maîtrisent plus, comme ils subissent les lois de la nature : « Le caractère social de l´activité [...] apparaît à la collectivité comme quelque chose d´étranger, comme une chose matérielle ; non pas comme un comportement des uns envers les autres mais plutôt comme un assujettissement à des rapports qui existent indépendamment de chacun et naissent du choc des individus indifférents les uns aux autres. [...] Dans la valeur d´échange, la relation sociale des personnes est transformée en un rapport social des choses, le pouvoir des personnes en un pouvoir des choses [7]. »
Ce dédoublement du lien social, qui appartient aux individus et les unis d´une part, mais qui leur est étranger et les assujettit de l´autre, introduit une contradiction. Celle-ci est toujours la même, mais elle apparaît sous diverses forme : contradiction entre la valeur d´usage et la valeur d´échange, entre la marchandise et l´argent, entre le concret et l´abstrait, entre le particulier et l´universel, entre l´individu et la société, entre l´individu et soi-même (car non seulement l´individu fait partie de la société, mais aussi la relation sociale fait partie de l´individualité), entre la raison et la raison instrumentale... C´est cette contradiction que Marx appelle loi de la valeur, dont le riche paysage est exploré tout au long de son œuvre de maturité et notamment dans Le Capital. Si la pensée de Marx est contradictoire, c´est surtout parce que l´objet de son analyse est contradictoire. D´ailleurs, loin de fuir la contradiction, il la revendique : la valeur d´échange, écrit-il, « cette unité, ou identité propre aux marchandises, se distingue de leur diversité naturelle pour apparaître dans la monnaie à la fois comme un élément qui leur est commun et comme un troisième terme qui leur fait face [8] ».
Le lien social est inhérent à toute individualité, il est l´« élément commun » de tous les individus, mais il est aussi « un troisième terme » qui leur fait face. C´est pourquoi, comme le note à juste titre J.- M. Vincent, les hommes « ne voient pas vraiment ce qu´ils font car ils voient autre chose que ce qu´ils font. L´efficience de leurs techniques de production leur masque le fait que la production sociale n´est pas une production tournée de façon préférentielle vers la satisfaction des besoins, mais une production pour la valorisation du capital. Fascinés par la valse ininterrompue des marchandises, ils vivent leur existence de façon hallucinée ou comme un rêve éveillé, se dédoublant eux-mêmes en êtres souffrants, souvent écrasés par les rapports de travail et ballottés par les événements, et en pratiquant le culte de la marchandise dans ses différents temples [9] ».
La valeur n´est pas seulement l´unité indifférenciée des marchandises, mais aussi, en tant qu´argent, un « troisième terme » qui leur fait face, exactement comme Socrate, incarnant la raison, fait face aux individus raisonnables. L´analogie s´arrête cependant ici. Socrate n´est ni étranger, ni hostile aux autres citoyens. Il parle leur langue et les aide à découvrir en eux-mêmes la raison. Le lien social du marché capitaliste n´est pas la raison, mais plutôt la réduction de la raison à son aspect instrumental.
La valeur, plus précisément le capital (forme développée de la valeur) est la logique des rapports sociaux qui consacre tout un monde de dispositions, d´instincts créatifs, de besoins intimes et profonds, en bref les potentialités de la libre individualité au nom d´une efficacité unidimensionnelle. L´individu doit s´incliner devant une nouvelle divinité qui lui dicte la loi. C´est pourquoi chez Marx la problématique du fétichisme de la marchandise est inséparable de la loi de la valeur et du profit.
La phantasia aristotélicienne est une unification du monde sous le règne de l´abstraction ou de la pensée. Le fétichisme de la marchandise est le dédoublement du monde sous le règne d´« une abstraction in actu », c´est-à-dire d´une religion vivante qui domine la société. Cette religion n´est évidement pas seulement une idéologie, une fausse conscience, mais elle existe aussi sous forme matérielle. Comme les pères de l´église, les saints de la finance et de la production sont bien en chair et en os, ainsi que les propriétés et les institutions qu´ils servent. La phantasia aristotélicienne est une unification du sujet et de l´objet sous le règne du sujet pensant. Le fétichisme de la marchandise est la perte du sujet et sa transformation en objet de son propre lien social. L´homme devient objet de soi- même, d´un « soi-même » cependant qui s´autonomise et ne lui appartient plus. Le capitalisme est la lutte la plus impressionnante et la plus victorieuse du sujet contre l´objet, de l´homme contre la nature. Cependant, en même temps, cette lutte de domination et de soumission a transformé l´homme lui-même en objet de sa propre raison instrumentale qui sous forme de capital devient sujet.
Cette approche de la valeur qui la traite comme un langage intimement lié à la théorie du fétichisme, est sans doute d´un coût peu attrayant pour beaucoup d´économistes. Cependant, Marx n´est pas à la carte. Il n´y a pas deux Marx, un pour les philosophes et un pour les économistes. Si on traite la valeur comme un langage, on peut mieux saisir les problèmes de sa quantification. Le « temps de travail socialement nécessaire » qui est censé déterminer la quantité de valeur est lui-même contradictoire. Il n´échappe pas à la contradiction entre le concret et l´abstrait, la valeur d´usage et la valeur d´échange évoquée plus haut. On cite souvent la définition « technologique » du temps de travail socialement nécessaire. Celui-ci, écrit Marx, « dépend des circonstances diverses, entre autres de l´habileté moyenne des travailleurs, du développement de la science et de son degré d´application technologique, de l´étendue et de l´efficacité des moyens de produire et de conditions purement naturelles [10] ». Cette définition du premier chapitre du Capital est cependant contredite un peu plus loin : « Quiconque, par son produit, satisfait ses propres besoins, ne crée qu´une valeur d´usage personnelle. Pour produire des marchandises, il doit non seulement produire des valeurs d´usage, mais des valeurs d´usage pour d´autres, des valeurs d´usage sociales. Enfin aucun objet ne peut être une valeur s´il n´est pas une chose utile. S´il est inutile, le travail qu´il renferme est dépensé inutilement, et conséquemment ne crée pas de valeur [11]. »
Ces deux définitions renvoient en fait à deux temps et non à un seul. Le temps technologiquement nécessaire de la première définition ne coïncide pas nécessairement avec le temps de la seconde définition. Le premier est dépensé sur la base des estimations sur l´étendue d´un besoin social, le deuxième est le temps que la société reconnaît postérieurement à la production sur la base de l´étendue réelle du besoin solvable. Le premier est fonction de la force productive du travail dans des conditions de production normales pour l´époque et pour l´environnement naturel, le second est fonction du rapport de forces entre les classes sociales. Le premier renvoie à la division sociale du travail qui détermine la quantité des marchandises particulières, le second renvoie à la répartition des revenus qui détermine l´étendue du besoin solvable pour chaque espèce de marchandise.
Cette contradiction n´est pas réductible à une « opposition » essence/phénomène, loi de la valeur/lois du marché. Les crises sectorielles, générales, périodiques et structurelles ne peuvent être comprises sur la base de cette opposition. Elles expriment un conflit entre valeur d´usage et valeur inhérent à la production capitaliste, car la valeur d´usage et le travail concret interviennent dans la détermination quantitative de la valeur et du travail abstrait.
En d´autres termes, si la valeur contredit la valeur d´usage, c´est parce que la valeur d´usage fait partie de la valeur : elle s´y soumet sans s´y réduire, elle constitue un de ses moments. Selon l´expression de Marx lui-même, la valeur n´est quantifiable que par « la négation d´une négation », c´est-à-dire par le contrecoup d´une différence (due à la valeur d´usage) qui se fait jour en elle. La valeur n´est en dernière analyse ni le temps de travail technologiquement nécessaire, ni le temps utilement dépensé, mais plutôt la logique de leur lien. La valeur d´usage précapitaliste est remaniée et, en partie, redéfinie par la valeur car elle perd son caractère social immédiat. La logique de la contradiction est la logique d´une économie dynamique du non équilibre. La crise, c´est-à-dire le conflit « chaud » entre la valeur et la valeur d´usage, est aussi inhérente à l´économie capitaliste, que la dépression nerveuse est inhérente à l´individualité aliénée et névrotique moderne. La « schizophrénie » sociale et économique et la « schizophrénie » individuelle ont la même racine.
Ce langage dont la logique est la valeur se développe tout au long du Capital. Ce que Marx appelle fétichisme n´est rien d´autre que ce langage qui, dans ses fonctions essentielles, devient la langue divine de la société moderne. Cette langue des choses qui se comportent à la manière des personnes mystifie les rapports sociaux et aliène l´homme.
2- La langue des choses
Le fétichisme a, peut-on dire, trois aspects, trois dimensions qu´il est impossible de traiter séparément, car l´une finit dans l´autre : 1- la non transparence ou, mieux, le déguisement des rapports sociaux ; 2- l´aliénation de l´homme (pas seulement de l´ouvrier) dans le capitalisme ou la réification des rapports sociaux ; 3- la personnification des choses.
Le premier chapitre du Capital est principalement une introduction générale à l´art du déguisement social. Le mode de production capitaliste s´annonce comme un immense bal masqué des produits de travail. Ceux-ci, grâce à leur déguisement original, deviennent marchandises. De ce point de vue, le déguisement n´est pas seulement un moment nécessaire à la reproduction du capital, mais aussi l´acte inaugural du règne de la marchandise : « La corvée - écrit Marx - est tout aussi bien mesurée par le temps que le travail qui produit les marchandises, mais chaque corvéable sait fort bien, sans recourir à un Adam Smith, que c´est une quantité déterminée de sa force de travail personnelle qu´il dépense au service de son maître. La dîme à fournir au prêtre est plus claire que la bénédiction du prêtre. De quelque manière donc qu´on juge les masques que portent les hommes dans cette société, les rapports sociaux des personnes dans leurs rapports respectifs s´affirment nettement comme leurs propres rapports personnels, au lieu de se déguiser en rapports sociaux des choses, des produits du travail [12]. »
Le déguisement est une propriété fondamentale du capital. Marx l´analyse tout au long des trois livres théoriques du Capital. Dans le mouvement dialectique de l´abstrait au concret, du processus de production du capital à celui d´ensemble en passant par le processus de circulation, on n´apprend pas seulement à désigner des visages derrière les masques, on apprend aussi l´art complexe du déguisement.
Toutes les notions triviales de la réalité économique concrète voilent les notions invisibles auxquelles elles doivent leur intelligibilité. La valeur se déguise en prix, la plus-value en profit, la valeur de la force de travail en salaire. Le processus de production et le temps de travail, le processus de circulation et le temps de circulation s´unissent dans leur déploiement simultané et forment des carrefours. Ils obscurcissent ainsi la scène sociale pour y projeter en même temps des images lumineuses illusoires : « Tous deux, le procès de production immédiat et le procès de circulation, s´emmêlent constamment, s´interpénètrent, estompant ainsi sans cesse leurs différences caractéristiques. La production de plus-value, comme celle de valeur en général, se charge dans le procès de circulation, nous l´avons déjà montré, de nouvelles déterminations ; le capital parcourt le cercle de ses métamorphoses ; finalement, il sort pour ainsi dire de sa vie organique intérieure pour entrer dans sa vie extérieure, dans les rapports où ce ne sont pas le capital et le travail, mais d´une part les capitaux et, d´autre part, les individus qui s´affrontent de nouveau comme simples acheteurs et vendeurs ; le temps de circulation et le temps de travail s´entrecroisent et semblent ainsi déterminer uniformément la plus-value ; la forme originaire sous laquelle le capital et le travail s´affrontent est travestie par l´ingérence de relations en apparences indépendantes de cette forme ; quant à la plus-value, elle n´apparaît pas comme produit de l´appropriation du temps de travail, mais comme un excédent du prix de vente des marchandises sur le coup de production [13]. »
La tendance à la formation d´un taux de profit moyen et les prix de production qui en résultent effacent soigneusement les traces qui conduisent de la valeur au prix, de la plus-value au profit. Les lois de la concurrence, c´est-à-dire les lois de la « vie extérieure » du capital, remplacent en apparence les lois auxquelles elles doivent leur intelligibilité. « Ainsi, dans la concurrence, tout paraît sens dessus dessous [14]. » Sans les limites de la valeur et de la plus-value, « il est impossible de comprendre pourquoi la valeur et la plus-value ramènent le taux général de profit à tel niveau au lieu de tel autre, à 15 % au lieu de 1 500 % [15] ».
La démarche iconoclaste de la critique n´est cependant qu´un acquis de la pensée, pas de la société. En fait, nous ne sommes pas face à une non transparence « passive ». Nous sommes présents dans une fête de carnaval, où les masques et les déguisements s´exposent au grand jour et où l´anonymat permet l´expression libre d´instincts primitifs, de désirs inavoués, d´exagérations honteuses. L´idéologie dominante se déguise elle-même en science et s´installe à l´Université pour remplacer ainsi l´autorité contestée de l´église.
La « science économique » par exemple considère la « formule trinitaire » du capital, qui y apparaît sous le vocable de « trois facteurs de production et leurs revenus », comme une évidence ne méritant aucune discussion supplémentaire. Or il n´y a pas de mystification plus grossière que les raisonnements fondés sur la fausse évidence des « trois facteurs de production et leurs revenus ».
Comme l´intérêt n´est qu´une partie variable du profit, le « capital financier », dans toutes ses manifestations, n´est qu´une partie du capital industriel. Le capital financier ne s´ajoute pas par surcroît au capital industriel, mais une partie variable du capital industriel existe sous forme d´actif dans les livres des capitalistes financiers, parce qu´elle existe sous forme de passif dans la comptabilité industrielle. Quand le capital financier « augmente » le capital industriel ne « diminue pas ». Ce qui augmente ou diminue, c´est la partie variable du capital industriel existant sous une double forme (actif et passif). Cela n´empêche pourtant pas le capital, « réduit à sa pure forme », de dicter sa loi : « Alors que l´intérêt n´est qu´une partie du profit, c´est-à-dire de la plus-value, que le capitaliste actif extorque au travailleur, c´est maintenant le contraire que l´on constate : l´intérêt semble être le fruit même du capital, l´élément originel, et le profit, devenu profit d´entreprise, fait figure de chose superfétatoire s´ajoutant accessoirement au processus de reproduction. Voilà le capital dans sa forme de fétiche et le fétichisme du capital dans toute leur perfection. En A-A´[16], nous tenons la forme irrationnelle du capital, la perversion la plus monstrueuse des rapports de production mués en choses : le capital réduit à sa pure forme, la forme productive d´intérêt, sous laquelle il préside son propre processus de reproduction [17]. »
Comme toutes les composantes du profit (profit financier, profit commercial, profit d´entreprise) sont les masques divers du surtravail, se déterminant en apparence l´une à partir de l´autre et voilant ainsi les traces de leur provenance, la rente foncière apparaît comme le produit naturel de la terre et enrichit le bal masqué des produits du travail. La terre elle-même ne produit pas seulement des pommes et des poires, elle produit au même titre aussi la rente. Les formes précapitalistes de rente n´ont rien de mystérieux. Lorsque le producteur travaille quelques journées de la semaine pour le propriétaire foncier, aucun effort de réflexion n´est nécessaire pour savoir que la rente correspond à une partie de son travail. Lorsque cependant, dans le capitalisme, la rente différentielle par exemple provenant de l´écart entre prix de production général des produits agricoles et prix de production individuel avantageux devient dépendante des conditions naturelles, telle la fertilité de la terre, la transparence disparaît. Les conditions naturelles avantageuses et purement accidentelles semblent produire, à côté de pommes de terre et au même titre, un revenu social proportionnel à leur avantage par rapport aux conditions moyennes. Un droit social hérité de l´histoire, le droit de la propriété privée du sol, permet l´appropriation d´une partie de la plus-value capitaliste qui apparaît comme un fruit naturel de la terre.
Comme le capital, pris non pas comme rapport social, mais, dans son sens vulgaire, comme une chose (argent, machines, etc.) produit le profit, la propriété privé du sol, confondue à la terre elle-même, produit la rente. Et évidemment le salaire ne peut plus être autre chose que le prix du travail et non de la force du travail. D´où les fameux trois facteurs de production et leurs revenus. Dans cette triade mystique, voici le produit du travail capable d´acheter son producteur salarié. Voici la chose, dans un marché que l´on appelle habituellement « marché de travail » et auquel le travailleur doit se soumettre pour obtenir le « prix de son travail », capable d´acheter l´homme. Dans la formule trinitaire, l´économie capitaliste renoue avec les meilleures traditions de la théologie chrétienne : le Père, le Fils et le Saint-Esprit ou, si l´on préfère, le capital-profit (mieux capital-intérêt), le travail-salaire et la terre-rente. On comprend ainsi mieux le sens d´un passage du premier chapitre du Capital, où le désenchantement du monde est identifié au projet d´une humanisation communiste des rapports sociaux : « La vie sociale, dont la production matérielle et les rapports qu´elle implique forment la base, ne sera dégagée du nuage mystique qui en voile l´aspect que le jour où s´y manifestera l´œuvre d´hommes librement associés, agissant consciemment et maîtres de leur propre mouvement social [18]. »
On comprend ainsi mieux pourquoi le capitalisme est incompatible avec un projet radical de démystification. La « raison » affronte aujourd´hui des obstacles beaucoup plus efficaces que celui de l´obscurantisme religieux classique dans des formations sociales précapitalistes. La marchandise moderne est elle-même une religion, à laquelle s´ajoute accessoirement ce qui reste des croyances plus anciennes. De manière tout à fait explicite, la religion « classique » n´est chez Marx qu´un « complément » d´une religion profane, inscrite dans les rapports de production capitalistes eux-mêmes. Rien de plus : « Une société où le produit du travail prend en général la forme des marchandises, et où, par conséquent, le rapport le plus général entre les producteurs consiste à comparer la valeur de leurs produits, et, sous cette enveloppe des choses, à comparer les uns aux autres leurs travaux privés à titre de travail humain égal, une telle société trouve dans le christianisme, avec son culte de l´homme abstrait, et surtout dans ses types bourgeois, protestantisme, déisme, etc., le complément religieux le plus convenable [19]. »
L´économie vulgaire formalise l´imaginaire social, « le caractère mystique » et les « arguties théologiques » de la marchandise presque à leur état brut. Elle fournit l´attestation de la mort d´un sujet social morcelé en divers facteurs de production, ce qui ne l´empêche pas de présenter les morceaux juxtaposés du cadavre (c´est-à-dire du capital, du travail abstrait, comme logique et cohérence du système) comme menant leur vie propre. Le fétichisme est à la fois le morcellement d´un sujet et la résurrection des matières mortes, la « transformation des rapports sociaux en choses » et la « personnification des choses ».
Cette interprétation du fétichisme est cependant trop unilatérale. Elle est encore trop affectée par le moment du négatif, c´est-à-dire par le moment de la critique démystifiante. La mystification des rapports sociaux et l´aliénation de l´homme sont le milieu « naturel », lui-même produit par le capital, dans lequel s´exprime et se développe le capital comme sujet autonome et indépendant. Ce qui disparaît d´un côté apparaît de l´autre. La théorie du fétichisme ne vise pas seulement à désenchanter le monde en le critiquant, mais aussi à montrer comment le capital reproduit constamment l´idéologie en se reproduisant lui-même.
Marx ne s´intéresse pas à l´idéologie seulement pour la dévoiler comme telle. Il s´y intéresse aussi pour saisir et préciser sa fonction « active » dans la reproduction des rapports sociaux positifs. Le capitalisme n´est pas un système fondé sur la pure violence ou la violence ouverte. Il jouit au contraire d´une légitimité sociale en contraste avec le rapport non linéaire et automatique, parfois même carrément contradictoire, entre progrès économique et progrès social qui le caractérise. La production de la représentation n´y est pas pour rien. Elle est aussi nécessaire à la reproduction d´ensemble des rapports sociaux que la production de valeur et de plus-value.
Il est essentiel pour la valeur de se déguiser en prix. Le prix est le masque d´un visage qui ne peut apparaître sans son masque. Il est inscrit dans la nature de la plus-value de se déguiser en profit. La marchandise cache nécessairement le temps de surtravail. De ce point de vue, il n´y a plus valeur et prix, mais le prix est un moment de la valeur dans le cercle de son auto-reproduction. La mystification n´est qu´un moment de la production de la valeur par la valeur elle-même.
« Le caractère de valeur des produits du travail ne ressort en fait que lorsqu´ils se déterminent comme quantités de valeur. Ces dernières changent sans cesse, indépendamment de la volonté et des prévisions des producteurs aux yeux desquels leur propre mouvement social prend ainsi la forme d´un mouvement des choses, mouvement qui les mène, bien loin qu´ils puissent le diriger [20]. »
« Mouvement des choses » ou pas, la perte du contrôle des producteurs sur leur propre vie sociale est bien réelle. C´est pourquoi dans la société capitaliste, « la production et ses rapports régissent l´homme au lieu d´être régis par lui [21] », c´est pourquoi le capital (ou le travail abstrait) est une « abstraction réelle », c´est-à-dire une pensée vivante, un sujet autonome, dont l´aspect objectif et matériel est le travail individuel de l´homme : « le travail [...] n´apparaît pas comme le travail d´individus différents, mais ce sont ces individus qui paraissent être en travaillant de simples organes du travail [22]. »
La problématique du fétichisme est, nous semble-t-il, plus actuelle que jamais. Si l´homme avait pu, dans une certaine mesure et dans certaines régions du monde, résister au fétichisme marchand et tempérer le culte de la marchandise durant les années de croissance de l´après-guerre, la mondialisation dissocie l´espace « habituel » et cohérent de l´exercice politique, l´état-nation, et l´espace économique de la valorisation du capital. Ainsi, l´« état-providence » national disparaît au profit d´un « marché-destin » mondial, alors que les projets de développement dans le « Tiers Monde », autrefois menés avec un certain succès, sont les premières victimes de la marchandise mondialisée. Toutefois, les nouvelles luttes sociales contre le fétichisme, par leurs exigences éthiques, réhabilitent peu à peu l´intervention politique contre la spontanéité économique de la marchandise. Ces luttes actualisent ainsi ce que Hegel appelait Vernunft (raison). La raison est la lutte contre l´entendement (Verstand) mondialisé de la religion universelle qui dépolitise le monde.
Notes
1- Karl Marx, Critique de l´économie politique, in OEuvres, Économie, t. I, Paris, Gallimard, 1963, p. 302.
2- Karl Marx, Principes d´une critique de l´économie politique, in OEuvres, Économie, t. II, Paris, Gallimard, 1968, p. 223 sq.
3- Karl Marx, Ware und Geld, in Marx-Engels Politische Ökonomie, Band II, Frankfurt am M., Fischer Verlag, 1966, p. 234.
4- Karl Marx, Lettres à Kugelmann, Paris, éditions Sociales, 1971, p. 103.
5- Karl Marx, Principes d´une critique de l´économie politique, op. cit. , p. 236 sq.
6- Ibidem, p. 215, en note.
7- Ibid. , p. 209.
8- Ibid. , p. 203.
9- Jean-Marie Vincent, Un Autre Marx. Après les marxismes, Lausanne, éditions Page deux, 2001, p. 8.
10- Karl Marx, Le Capital, t. I, in OEuvres, Économie, t. II, op. cit. , p. 567.
11- Ibidem, p. 568.
12- Ibid. , p. 612.
13- Karl Marx, Le Capital, livre III, Paris, éditions sociales, 1979, p. 59. Traduction légèrement modifiée.
14- Karl Marx, Le Capital, livre III, in OEuvres, économie, t. II, op. cit. , p. 998.
15- Ibidem, p. 1083.
16- A=Argent avancé, A´ = Argent avancé + intérêt.
17- Ibid. , p. 1152.
18- Karl Marx, Le Capital, livre I, in OEuvres, Economie, t. I, op.
cit. , p. 614.
19- Ibidem, p. 613 sq.
20- Ibid. , p. 608.
21- Ibid. , p. 615 sq.
22- Karl Marx, Critique de l´économie politique, op. cit. , p. 281.