Aux Etats-Unis après l’élection de Trump, la question qui venait aux lèvres de mes amis et de mes étudiants était toujours la même : à qui le tour ? Croyez-vous que Le Pen remportera les élections françaises ? Les scénarios qu’ils invoquaient faisaient alterner une sorte de théorie des dominos – toute « démocratie libérale » qui chute entraîne la suivante - et un principe de contagion, sur fond de ruine des politiques redistributives, laminées par le néolibéralisme. Le Brexit leur apparaissait comme un signal avant-coureur des nouvelles « mauvaises surprises » à venir. L’échec de Renzi à son referendum et le renoncement de Hollande à briguer sa propre succession faisaient écho à la défaite d’Hillary Clinton, signalant la décomposition du « centre gauche ». La présidentielle autrichienne ne faisait figure que de répit momentané, cependant que les manifestations des citoyens et citoyennes de Pologne contre le système Kaczynski incarnaient un fragile espoir de résistance. La question de savoir si Merkel « tiendrait » en face de son extrême droite hostile à l’accueil des réfugiés faisait figure de variable stratégique (c’était avant les attentats de Noël à Berlin).
Or les mêmes questions agitent l’opinion et la presse européennes. Et de part et d’autre de l’Atlantique, c’est la catégorie de « populisme » qui, malgré les redoutables confusions qu’elle recouvre, continue de polariser analyses et spéculations.
Il est tout à fait vrai que l’Union Européenne et les Etats-Unis se tendent un miroir révélateur. Toutes différences dûment prises en compte, l’interaction des deux situations et la lumière que chacune projette sur l’autre doivent nous permettre de mieux interpréter ce qui se développe, de part et d’autre, comme une véritable crise de l’institution politique, en évitant les généralités vides aussi bien que le provincialisme étroit.
C’est vrai en particulier parce que, du côté européen, l’échelle continentale est le niveau décisif : la paralysie qui gagne progressivement les systèmes représentatifs (Royaume Uni – jusqu’à preuve du contraire toujours membre du système européen -, Espagne, Italie, France…) et les expose aux recettes démagogiques du nationalisme n’est en effet que l’envers de la décomposition du projet européen en tant que projet politique et culturel. [1] Et parce que, du côté américain, le déclin de l’hégémonie commence à faire sentir ses effets non seulement sur le contrat social dont il formait l’une des bases matérielles et idéologiques (la « grande nation » impériale), mais sur l’édifice constitutionnel, pourtant l’un des plus anciens et des mieux « régulés » au monde à travers sa mécanique de division des pouvoirs (checks and balances).
Pour nous, Européens, l’épisode américain comporte au moins trois leçons qu’il nous faut savoir adapter en fonction de notre histoire et de nos pratiques.
Premièrement – c’est le sens de la défaite d’Hillary Clinton ou plus exactement de son incapacité à venir à bout des manœuvres de son adversaire, qui lui ont permis, le système électoral aidant, de remporter le collège électoral en dépit d’un retard national de près de trois millions de voix (ce qui en fait pratiquement le président le plus mal élu de toute l’histoire) - il est vain de chercher à neutraliser le politique (et donc prolonger le statu quo de gouvernance postdémocratique) en niant la profondeur des divisions que le capitalisme néolibéral a produites ou qu’il a réactivées : fractures de classes (à la fois territoriales, économiques et culturelles), fractures ethno-raciales (redoublées, le cas échéant, de discriminations religieuses), fractures morales (intensifiant les conflits de valeurs familiales et sexuelles). Sans oublier le camouflage institutionnel de la violence structurelle sous toutes ses formes (urbaine, judiciaire, domestique) sur laquelle (à l’exception de quelques remarques bien venues à propos du sexisme) Hillary Clinton avait fait l’impasse, et que Trump s’est appropriée sous le nom de « colère ».
Mais deuxièmement – c’est le sens de la comparaison entre les mouvements portés par Trump et par Bernie Sanders dans leurs campagnes respectives – il faut renoncer une fois pour toutes à user de la catégorie de « populisme » pour amalgamer des discours de droite et de gauche, même si les politologues libéraux des deux côtés de l’Atlantique se gargarisent de l’idée d’une symétrie dans le « rejet de la classe politique ». La crise du « système », en termes de légitimité aussi bien qu’en termes de représentativité, est un fait politique objectif, ce n’est pas une doctrine. Les conclusions qu’on en tire, soit dans le sens d’un nationalisme xénophobe mâtiné de protectionnisme au bénéfice de la dénonciation des politiques migratoires et de « l’ouverture des frontières », soit dans le sens d’une recherche du « peuple manquant » dont parlait Deleuze, c’est-à-dire d’une nouvelle synthèse des résistances et des espérances démocratiques, vont en sens opposé. Les alliances « rouge-brun » qui s’esquissent en Europe (Autriche, France, Allemagne…), si préoccupantes soient-elles, ne peuvent offusquer ce clivage au niveau du contenu.
Enfin, troisièmement, les modèles institutionnels divergents, enracinés dans l’histoire, offrent sans aucun doute des conditions différentes pour la politique parlementaire ou extra-parlementaire. Mais ils ne peuvent masquer le fait, sans doute irréversible, qu’émerge aujourd’hui dans ces deux régions du monde qui ont inventé le modèle démocratique de l’époque bourgeoise, puis l’ont adapté aux mouvements d’émancipation et aux luttes sociales du 20e siècle, d’un problème constitutionnel général, qui a pour enjeu l’oscillation entre une dé-démocratisation irréversible et une « démocratisation de la démocratie ». C’est visible quand on compare les Etats-Unis à l’ensemble européen (dans la pratique, l’UE), et ce l’est aussi quand on compare les nations européennes entre elles au sein de leur « pseudo-fédéralisme ». Ce le serait encore si on étendait la comparaison à d’autres régions du monde dont les systèmes d’oligarchie démocratique sont aussi entrés en crise - on pense d’abord à l’Amérique Latine, à l’Inde, à l’Afrique du Sud cependant que les pays « post-communistes » de la Russie à la Chine semblent poser d’autres problèmes.
Les dimensions de la « dé-démocratisation » se dessinent de plus en plus clairement : puissance illimitée des lobbys financiers et des banques sur la machine administrative et parlementaire, entraînant en retour l’institutionnalisation de l’évasion fiscale et le démantèlement du droit du travail, généralisation de l’état d’exception sous diverses formes, favorisées par le terrorisme et la militarisation des politiques étrangères. Inversement, démocratiser la démocratie, c’est faire reculer le pouvoir de l’argent dans la politique et le monopole du pouvoir exercé par une minorité de privilégiés qui s’est aussi approprié le système éducatif. C’est faire place à la formidable exigence de participation populaire, au risque d’un retour des affrontements de « partis » ou de conceptions du monde incompatibles et donc d’une rupture du consensus institutionnel et social qu’il faut savoir maîtriser. C’est donc réinventer une citoyenneté active, un « conflit civil ».
Les choix de sociétés et de valeurs qui se présentent à nous, d’un continent à l’autre, ont des enjeux redoutables, non seulement mondiaux mais « globaux » en ce sens que, de proche en proche, ils se contaminent les uns les autres et semblent parfois former comme une condition d’impossibilité pour un traitement rationnel de leurs propres données. C’est le cas pour l’accélération du réchauffement climatique dans des proportions qui mettent en danger les conditions de vie d’espèces et de populations entières, qui devront émigrer ou périr. C’est le cas pour la dérégulation du capitalisme financier, la course à la liquidité dont l’envers est l’explosion de la précarité sociale, affectant les « nomades » aussi bien que les « sédentaires ». C’est le cas pour le « choc des civilisations », fantasme autoréalisateur dont la base réelle est constituée par le nouveau régime des migrations et des métissages culturels. A chaque point d’intersection, la violence extrême est virtuellement présente, ou même elle se déchaîne, comme au Moyen-Orient, attisée par les nostalgies d’empires ou les prétentions d’universalité laïque ou religieuse, les intérêts du commerce des armes, la concurrence pour les matières premières (y compris le pétrole et l’uranium), les craintes sécuritaires fondées ou imaginaires que recouvre le nom indistinct de « terrorisme ». Les formes économiques et religieuses ou identitaires se rejoignent dans une « économie de violence généralisée ». La comparaison avec la crise des années 30 a ses chausse-trappes dont il faut se méfier, mais elle est incontournable.
Devant ces défis difficiles à bien mesurer et à traduire en termes simples dans l’opinion publique, nous constatons jour après jour que les structures étatiques dites souveraines sont impuissantes et cette « impuissance du tout-puissant » engendre des paniques collectives qui peuvent devenir incontrôlables. [2] Les « populismes » préparent des évolutions dictatoriales qui, à la périphérie, sont déjà à l’ordre du jour.
Inversement, les assemblées spontanées qui depuis le surgissement des « Indignés » et les « Printemps arabes » ont fait renaître l’idée du peuple délibérant et agissant (comme Occupy Wall Street, Place Syntagma ou Gezi Park, Nuit Debout…), en témoignant avec éclat de l’énergie disponible pour un renouveau de la démocratie, ont suscité notre admiration et nous ont redonné l’espoir. Mais elles apparaissent tragiquement désarmées devant l’accumulation et la concentration des pouvoirs que monopolise l’oligarchie,j ce qui fait qu’elles ne semblent pas en mesure de produire de véritables changements institutionnels et économiques. Il faudrait quelque chose de plus pour que le balancier politique ne parte pas brutalement, et pour longtemps, en sens opposé. Trump est élu sur un programme « populiste », mais il incarne surtout, avec son cabinet de milliardaires et de financiers, la revanche sur le mouvement libertaire de 2011 qui manifestement donne encore des cauchemars à Goldman et Sachs. Erdogan a saisi la chance que lui offrait un « coup d’état » bien opportun pour détruire toute représentation démocratique et toute liberté d’expression. Et partout en Europe, de la droite à la gauche, des hommes politiques rivalisent dans la stigmatisation des indésirables, qu’il s’agisse des Roms ou des Arabo-musulmans.
Est-ce à dire que nous entrons désormais dans la longue nuit de la servitude et de la fin de la politique ? C’est à craindre. Le populisme nationaliste ne peut répondre aux aspirations de la majorité – faite d’innombrables « minorités » - ni sur le plan de la protection sociale et de la régulation économique, ni sur celui de la participation et de la représentation politique, à l’époque des sociétés multiculturelles et informatisées, parce qu’il pose en termes mythologiques et discriminatoires la question de la place, ou des espaces de vie, de travail, de rencontre et de luttes qu’un monde mondialisé doit ménager pour chacun, à commencer par ceux qui font vivre les autres et prennent soin d’eux. Inexorablement, sous l’effet de politiques à la Trump ou de celles que pourraient mettre en œuvre ses émules européens, produiront la désillusion et le sentiment croissant de l’insécurité. Il ne faut pas s’attendre pour autant à ce que les soutiens qu’elles ont rassemblés dans différentes couches sociales, et notamment dans la classe ouvrière en pleine crise d’identité et de niveau de vie, s’en détachent mécaniquement : au contraire, le ressentiment sera d’autant plus facile à détourner vers différents « ennemis intérieurs ». [3]
C’est pourquoi, bien que conscient de la difficulté qu’il y a parfois à en faire comprendre le sens, je tiens plus que jamais à plaider non pour une simple « défense » des valeurs démocratiques et libérales, ni pour une mythique rupture « révolutionnaire » (sauf bien entendu en ce sens que des subjectivités communistes sont requises en aussi grand nombre que possible pour barrer la route au néofascisme), mais pour ce que (au moment de l’explosion de la crise grecque de 2010) j’avais pris le risque d’appeler un contre-populisme transnational, dont il convient d’inventer le langage et le programme par-delà les frontières. [4] Je savais bien que par lui-même ce nom volontairement paradoxal ne saurait résoudre la crise que l’Union européenne avait précipitée quand elle a décidé d’appliquer à l’un de ses propres Etats membres (la Grèce) les mortelles recettes de l’endettement à perpétuité conçues par les banques et pour les banques, et qui ont été ajoutées à sa « constitution » informelle.
C’est pourtant celui qui convenait et convient, je crois, si l’on veut assembler les forces et identifier les données du problème, dont l’enjeu est la renaissance de la politique faite par le peuple et pour le peuple. Le contre-populisme a ceci de commun avec le populisme, au moins en apparence, qu’il dénonce les caractéristiques oligarchiques d’un régime politique dans lequel la masse du peuple est de facto exclue du pouvoir, y compris à travers les institutions parlementaires qui ont dérivé progressivement du contrôle des représentants vers leur autorisation pure et simple [5]. Mais il s’en distingue radicalement en ceci qu’il ne croit pas pouvoir remédier à la dépossession en conférant tous les pouvoirs à ceux-là mêmes au profit de qui elle a eu lieu. Ce dont il a besoin et qu’il cherche à reconstituer, ou même à faire avancer vers des formes nouvelles, au-delà des limites qui ont traditionnellement défini le politique et au travers des frontières qui « parquent » leurs citoyens, c’est la citoyenneté active et cosmopolitique de demain, dont les bases doivent être jetées dès aujourd’hui.
Etienne Balibar