- 1. Insatisfaction par rapport
- 2. Se rappeler du contexte
- 3. Développement d’une conscie
- 4. Développement de la conscie
- 5. Le rôle du mouvement (…)
- 6. La tradition marxiste (…)
- 7. L’autonomie du mouvement
- 8. Le parti révolutionnaire
- 9. Pourquoi est-il si difficil
- 10. Changer les rapports (…)
- 11. Une responsabilité du (…)
- Conclusion : un bref bilan
L’objectif de ce rapport est d’examiner les remises en question et les critiques des formes traditionnelles d’organisation politique, plus particulièrement celles exprimées par le mouvement des femmes et par d’autres mouvements sociaux et d’ensuite juger si ces critiques sont justifiées.
1. Insatisfaction par rapport au politique
La première chose qu’on peut remarquer c’est qu’il existe une insatisfaction par rapport à ce qui est considéré comme la politique, c’est-à-dire la politique représentative et parlementaire bourgeoise. L’un des meilleurs indicateurs de cela est le fort taux d’abstention aux élections parlementaires au moins en Europe occidentale. Les causes sont faciles à comprendre : scandales de corruption, lien entre la politique et les médias (les ‘petites phrases’) et perte de contrôle sur les représentants élus.
Dans les années 1930 et 1940 il y avait une certaine cohérence en politique : les différents partis représentaient des intérêts différents, ils négociaient et faisaient des compromis dans l’intérêt de leur « électorat naturel », il y avait une division du travail entre syndicats et partis. Le principal résultat de cette politique a été l’établissement de l’Etat-providence. Actuellement cette cohérence disparaît et les niveaux d’abstention lors des élections nationales augmentent. Il peut y avoir des exceptions, comme lors des élections présidentielles en Algérie en 1994. Le fondamentalisme musulman appelait au boycott car il était clair que le seul objectif de ces élections était l’approbation du président qui avait été mis en place deux ou trois ans auparavant par les généraux de l’armée. Il y eut néanmoins un fort taux de participation : entre 60 et 70 pour cent des Algériens a voté pour le président. La politique représentative bourgeoise peut donc toujours signifier quelque chose dans certaines situations. Mais ceci est un cas exceptionnel.
Un des problèmes auxquels sont confrontés les militants politiques est que l’idée-même de la politique et des partis politiques de tout genre est loin des vraies préoccupations des gens. Ce qui nous concerne ici en particulier, ce sont les organisations de gauche ou révolutionnaires : elles sont de plus en plus critiquées par des militants des mouvements sociaux car c’est précisément vers ces partis qu’ils se tournent pour trouver un soutien et des alliés dans les luttes. Nous avons tous eu l’expérience de ce type de critiques :
– que « la forme parti » en soi, l’idée d’un parti politique qui organise des gens à l’échelle nationale autour d’un programme général est dépassée car il ne peut plus y avoir de projet pour la société dans son ensemble, nous n’avons besoin que d’un réseau de militants locaux ;
– que les partis politiques de gauche sont dépassés et ennuyeux parce qu’ils parlent de la classe ouvrière et que selon certains, les classes n’existent plus, ou que « la classe ouvrière » n’est pas une classe révolutionnaire ; une lutte dirigée par la classe ouvrière ne peut pas défendre les intérêts de tous et toutes, ou parler à leur nom car la classe ouvrière ne prend pas en compte les expériences diverses des opprimés et des exploités ;
– que les partis de gauche sont élitistes parce qu’ils pensent qu’ils représentent ou qu’ils comprennent le mieux les intérêts de la classe ; parfois ils sont considérés comme avant-gardistes dans la mesure où ces partis révolutionnaires pensent qu’ils représentent eux-mêmes la classe ;
– qu’ils sont hiérarchisés, bureaucratisés, ou en d’autres termes, léninistes ;
– qu’ils sont démodés dans leur manière-même d’agir parce qu’ils parlent de grèves et de manifestations, qu’ils vendent des journaux et distribuent des tracts, et que ce que nous devrions tous faire c’est s’asseoir devant un ordinateur et envoyer des emails dans le monde entier, c’est la manière nouvelle, moderne, de faire de la politique.
Il existe une autre critique, qui est, selon moi, plus intéressante : que nous devrions nous débarrasser de ce type d’organisations parce qu’elles sont tout simplement masculines et n’ont rien à voir avec l’autre moitié de la population.
2. Se rappeler du contexte
La première chose à faire c’est de replacer ces critiques dans leur contexte politique, celui des années post-89. Après la chute du mur de Berlin, l’effondrement de l’Europe de l’Est, la question se pose pour beaucoup de gens : la révolution est-elle encore à l’ordre du jour ? Est-il possible d’avoir un projet, une perspective de changement de la société ? C’est de ce point de vue, que les questions de savoir comment on s’y prend deviennent importantes. Le monde a visiblement changé ; il y a un nouveau désordre international, les choses se posent différemment et en ce moment, il n’y a pas de révolution à l’horizon.
L’exemple du Chiapas nous montre qu’on peut encore avoir des luttes radicales importantes, qui sont différentes parce que située dans ce nouveau contexte international. Elles sont également différentes parce qu’elles interviennent après d’importantes expériences comme le mouvement féministe et le mouvement lesbien et gay : pensez à certains propos de la part de Marcos. Lorsque nous disons qu’il n’y a pas de révolution à l’horizon, cela ne signifie pas qu’il ne peut pas y a voir des luttes importantes. Mais les luttes actuelles au Chiapas ne pourront pas changer le rapport de force au niveau mondial.
C’est dans ce nouveau contexte que se forment de nouvelles générations de militants politiques qui ont une nouvelle vision du monde. Je suis issue d’une génération qui pensait qu’elle allait effectivement vivre des révolutions. En Europe au début des années 70, il y avait le développement de la révolution au Portugal. Et le début de la bataille pour renverser Franco, le dictateur de l’Etat espagnol, de grandes questions sur le devenir de cette société étaient posées. Je suis donc entrée en politique avec l’idée que je verrais réellement une révolution sur mon continent dans les cinq ou dix ans.
Ce n’est généralement pas le cas des jeunes d’aujourd’hui. Il nous faut amener dans nos organisations les personnes qui arrivent avec ces expériences politiques nouvelles et cette manière de voir le monde, dans le contexte politique actuel, sinon, nous passerons à côté de certaines choses. Malgré le nouveau désordre mondial, l’objectif de la gauche révolutionnaire reste la transformation radicale de la société. Nous continuons à vouloir une société démocratique et auto-organisée qui défend les intérêts de tous et de toutes. Je pense, contrairement à d’autres, qu’il existe des intérêts communs à l’ensemble du genre humain.
Sur ce point, je me référerai à un article de Norman Geras, célèbre écrivain marxiste qui a beaucoup écrit sur Rosa Luxembourg et aussi sur la conception de la nature humaine chez Marx : « Ce n’est pas à cause d’une quelconque forme d’acculturation, de structures sociales historiquement particulières ou de types de comportements appris, que les peuples sont en général prêts à mourir de faim ou de maladie, à perdre ainsi leur proches, à être cruellement humiliés, à mourir, ou à subir des dommages physiques ou mentaux irrémédiables aux mains d’un bourreau, ou à être persécutés pour ce qu’ils sont ou croient, à être enfermés de force ou à être violemment anéantis » [1].
Les valeurs pour lesquelles nous sommes prêts à nous battre, sont celles d’une société juste et égalitaire. Geras poursuit en le mettant dans la continuité de Marx : « Est-ce qu’une personne familière avec ses écrits pourrait douter du fait que son projet d’émancipation – quoiqu’on pense par ailleurs du contenu – incluait l’objectif de satisfaire les besoins essentiels des êtres humains pour la survie, pour une activité saine et pour l’élimination de ces terribles cruautés et oppressions ? … Le principe qu’il a choisi, une distribution selon les besoins, devait au moins couvrir les besoins matériels les plus essentiels qui sont communs à tous les êtres humains ».
En ces temps postmodernes, il est important de souligner que nous avons en effet tous des objectifs et des intérêts communs.
Pour appliquer ceci à la question des femmes, je dirais que malgré les différences sociales, culturelles et de statut économique entre les femmes de par le monde, il y a une revendication commune à toutes les femmes, celle du droit à disposer de son corps. Cela peut être exprimé de différentes façons, ce que cela implique d’avoir des enfants – si on doit se battre pour le droit d’avoir des enfants dans de bonnes conditions, ou pour le droit d’accès à la contraception ou à l’avortement. Mais sans ce droit fondamental, le droit de décider ce que vous faites de votre propre corps, avec qui vous allez avoir des rapports sexuels, le droit de ne pas être violemment agressée, etc. comment pourriez-vous vivre décemment ? Ceci ne vaut pas seulement en Europe occidentale. Il s’agit d’une valeur universelle pour toutes les femmes, où qu’elles soient. Nous pouvons donc avoir des objectifs généraux, que nous pouvons partager, bien que nous devons les définir d’une manière spécifique dans les différents continents, pays et contextes.
3. Développement d’une conscience collective, où et comment ?
Le problème est le suivant : comment allons-nous atteindre ces objectifs, et qui va mener la lutte ?
Cela nous mène à une question qui a été beaucoup discutée : quelle est la classe révolutionnaire ? Existe-t-il une classe révolutionnaire ? La notion de classe révolutionnaire est-elle encore valable ? Cette question se pose en particulier en Amérique Latine autour du « sujet révolutionnaire ». En Europe, la question se pose différemment. Le révolutionnaire mexicain Sergio Rodriguez propose vers la fin des années 1980, une distinction utile entre le sujet révolutionnaire pratique-politique et le sujet révolutionnaire théorique-politique. Il distingue, en d’autres termes, le sujet qui fera probablement une révolution sociale – le sujet qui est assez massif socialement pour imposer un changement du rapport de force – et le sujet qui est plus impliqué dans le développement du projet social qui pourra être construit après la révolution [2].
La pensée marxiste classique n’a pas fait cette distinction. Elle a supposé que la force sociale capable de transformer la société, développerait elle-même la conscience nécessaire pour élaborer le projet social. Notre appréciation de forces telles que le mouvement autonome des femmes nous mène à une vision plus proche de celle de Rodriguez. Mais, bien que la contribution politique de ces forces peut s’avérer cruciale, cela ne remplacera pas la conscience développée par la masse de la population qu’il faut changer l’ordre existant. Notre première préoccupation est donc de comprendre comment cette conscience initiale se développe.
Pour que les gens décident de se battre, de lutter contre la société dans laquelle ils vivent, pour quelque chose de meilleur, il doivent se rendent compte qu’ils souffrent, qu’ils sont exploités et/ou opprimés, et qu’on peut effectivement changer les choses. La situation actuelle n’est pas l’expression d’un ordre naturel. Dieu n’a pas crée cet état des choses avec des riches et des pauvres, et il n’y a pas de raison que cela continue comme cela.
Ce travail a été accompli par Marx dans le Capital et ailleurs. Il a étudié comment la société dans laquelle il vivait était organisée, comment les gens étaient exploités et opprimés, et comment leur conscience pourrait se développer. Nous devons l’analyser à notre tour, car la société a changé. Il faut étudier notre société contemporaine comme Marx l’a fait à l’époque, pour évaluer ce qui a changé et ce qui est resté identique.
Quelle est l’appréciation marxiste « classique » de la formation de la classe ouvrière en tant que sujet « conscient » ? Certains textes d’Ernest Mandel écrits il ya vingt-cinq ans nous donnent une indication [3]. Dans ces textes, Mandel explique que la classe ouvrière, les personnes qui travaillent, les salariés, constituent en premier lieu une catégorie et donc un sujet social parce qu’il forment un groupe social réellement existant. Mais quand ils entrent en lutte et arrivent à un certain niveau d’organisation, on peut parler du développement d’une couche de « travailleurs avancés », ou d’une « avant-garde large ». Alors, dans la mesure que leur compréhension de la manière dont ils sont exploités et de la façon dont ils devraient s’organiser devient systématique, on peut parler d’une avant-garde révolutionnaire et d’une organisation révolutionnaire.
Mandel explique que ce sont ceux qui travaillent dans les grandes usines, avec un poids économique important, qui deviennent plus facilement conscients qu’on peut trouver des solutions aux problèmes sociaux par l’action collective, tandis que cela sera moins évident pour ceux qui travaillent dans des entreprises plus petites. Les travailleurs qui vivent dans les grandes villes et qui sont alphabétisés et cultivés ont plus la possibilité de développer cette conscience. Il insiste sur le fait que la prise de conscience est un produit d’une activité réelle et d’une implication dans la lutte, mais qu’elle dépend aussi de la capacité individuelle de chacun à assimiler une compréhension systématique de son environnement, et que devenir militant requiert donc un certain niveau d’éducation. Il s’agit du schéma classique de développement de la conscience de classe que Mandel a écrit en 1971 ; dans les vingt cinq ans qui ont suivi, ses idées ont probablement évolué. Ce schéma n’explique pas comment une conscience collective, qui est un préalable pour le développement du sujet politique ou révolutionnaire, pourrait se développer ailleurs que dans une société hautement industrialisée avec une classe ouvrière travaillant dans de grandes usines. Si nous prenons le Tiers-Monde, où l’industrialisation est faible et où celle-ci prend des formes très spécifiques (les maquiladoras dans le nord du Mexique et les zones de libre-échange dans certaines parties d’Asie par exemple), où l’on trouve certes des usines assez grandes mais où les travailleurs vivent dans des baraquements ou dans des environnements qui ressemblent à des camps militaires ; tous ces éléments ne favorisent pas l’émergence d’une réelle conscience politique de classe.
Il y ensuite la question du développement de la conscience de classe parmi les non-salariés, qui constituent la majorité de la population dans bon nombre de ces pays. Il ne s’agit pas seulement de la paysannerie traditionnelle, qui est importante, mais aussi des populations urbaines pauvres, les habitants des bidonvilles, les vendeurs de rue. Donc, ce schéma classique, même s’il n’est pas complètement inopérant, n’est pas un guide très utile dans ces cas de figure.
En Europe occidentale-même, de moins en moins de travailleurs travaillent effectivement dans des grandes aciéries ou usines automobiles. Il y a de plus en plus de personnes qui travaillent dans le secteur tertiaire, à temps partiel ou dans ce que l’on appelle des emplois « flexibles ». Il y a de plus en plus de jeunes travailleurs qui n’ont jamais eu un emploi mais qui font aussi partie de la classe ouvrière. Il y a de plus en plus de travailleurs immigrés ; au temps où il y avait encore de grandes usines automobiles en Europe occidentale, beaucoup de travailleurs immigrés y travaillaient, mais leur intégration en tant que manœuvre immigrée s’est faite de manière spécifique.
Il y a aussi de nombreuses travailleuses dans différents secteurs, qui sont intégrées d’une manière spécifique dans le marché du travail. La ségrégation sexuelle de la main d’œuvre est une constante d’hier et d’aujourd’hui. C’est un élément qui varie peu, quand bien même d’autres facteurs évoluent, comme les droits sociaux ou le pourcentage de femmes qui travaillent, ou leur place dans la vie politique. Les femmes travaillent plus souvent à temps partiel ou s’arrêtent de travailler, pour se consacrer plus à leurs responsabilités familiales quand le fait de combiner les deux devient impossible.
Ainsi la classe ouvrière et la masse de la population sont en évolution. Soit elles ne sont pas constituées de salariés ou si elles le sont, elles ne correspondent pas au schéma classique. Les structures traditionnelles de la classe ouvrière, les syndicats, les partis politiques, et même les communautés qui existaient avant, se sont effondrés.
Par exemple, l’une des raisons pour lesquelles les mineurs ont souvent été capables de mener des luttes extrêmement déterminées, c’est parce que les mineurs vivaient dans des villages de mineurs, des communautés isolées autour des mines. La communauté voyait très clairement sa dépendance par rapport aux emplois dans la mine et des services crées autour de la mine. Évidemment la fermeture des mines provoquait la disparition de ces communautés. Avec comme conséquence, la disparition complète des formes d’organisation traditionnelle.
4. Développement de la conscience collective des femmes
Revenons sur la question du développement de la conscience. Dans son texte de 1971, Mandel parle des différents facteurs qui jouent sur la manière dont les personnes prennent conscience de leur place dans le monde et du rôle qu’elles y jouent ; comment elles en viennent à comprendre que leur situation n’est pas une situation individuelle mais collective, commune à d’autres. Mais il ne mentionne jamais le fait que l’un de ces facteurs puisse être le fait d’être une femme.
En général les femmes travailleuses ne travaillent pas dans les grandes usines, elles sont plutôt actives dans des secteurs qui ont un poids économique moindre. Malgré un changement structurel avec l’entrée des femmes dans le monde du travail, de nombreuses femmes sont exclues ou confinées, ou encore leurs préoccupations se centrent sur la sphère domestique même si elles sortent de chez elles pour travailler. Lorsque l’on en vient à la capacité individuelle et au niveau d’éducation, il est vrai que dans le passé, les femmes ont eu moins accès à l’éducation, même si les choses ont changé. Dans la plupart des pays d’Europe occidentale, les femmes représentent la moitié des entrées à l’université. Mais les femmes ne rentrent pas vraiment bien dans ce schéma classique du développement de la conscience de classe.
Cela signifie-t-il que les femmes n’ont pas participé dans le passé aux révolutions et aux luttes radicales ?
En général, la participation des femmes a été beaucoup plus importante que ce que l’on sait. L’un des axes de travail du mouvement féministe est la redécouverte de l’histoire des femmes, et précisément leur implication dans de nombreux mouvements sociaux à des moments historiques, choses qu’on apprend jamais dans les manuels et livres d’histoire traditionnels. Nous en déduisons donc que les femmes participent d’une certaine façon à des actions collectives, ce qui leur permet de développer une conscience collective et de faire ainsi partie d’un groupe qui sera une force motrice dans la lutte pour le changement.
Cela peut avoir lieu de différentes manières. Á travers la participation à des combats généraux, à des luttes d’une communauté, ou de certains secteurs de travailleurs, et aussi à travers des luttes qui sont directement reliées à situation des femmes en tant que telle. Cela ne signifie pas forcément des luttes immédiates sur des questions spécifiques liées à l’oppression des femmes. Certaines expériences en Amérique Latine ont montré que, comme les femmes étaient responsables du foyer et de la famille, en accord avec la division du travail qui est considérée naturelle dans nos sociétés, ce sont elles qui sont impliquées dans les luttes pour des égouts, pour l’électricité et les canalisations d’eau dans leurs communautés. Elles luttent aussi en tant que paysannes pour le droit de cultiver leur terre ou pour contracter des prêts en leur propre nom. Il y a toute une série d’exemples dans lesquels les femmes entrent en lutte à cause de la situation dans laquelle elles se retrouvent parce qu’elles sont des femmes, mais sans que cela ne constitue une remise en question explicite de l’oppression des femmes comme le ferait le mouvement féministe.
Ceci montre donc que la conscience de classe, en tant que conscience de soi faisant partie d’un groupe subissant une forme particulière d’exploitation ou d’oppression, peut se développer dans n’importe quel contexte, et à travers des expériences de lutte différentes. C’est un point très important, car si nous nous limitons à penser que seuls les travailleurs des grandes usines des secteurs économiques importants puissent développer une conscience de classe, les perspectives seraient peu réjouissantes aujourd’hui.
Les femmes peuvent lutter de différentes manières sur différentes questions, et développer une conscience, même si le développement de la conscience est irrégulier. On peut d’abord entrer en lutte à cause de ses conditions de vie en tant que salarié, ou parce qu’on a la responsabilité familiale, ou il se peut que le déclencheur soit l’oppression subie en tant que femme : victime de violence par exemple, ou, comme ce fut souvent le cas en Europe occidentale, directement autour de questions comme le droit à l’avortement.
Ce qui est important c’est que le plus souvent, au fur et à mesure que la conscience se développe, celle-ci devient moins partielle. Lorsque l’on se bat par exemple, en tant qu’habitant de quartier sur une question du voisinage, certains problèmes peuvent se poser si vous avez en tant que femme la responsabilité pour la famille dans le cadre de la division sexuelle du travail, ou si les hommes de votre famille (mari, fils, frère ou père) pensent que vous devriez être à la maison pour prendre en charge ces responsabilités au lieu d’être dans la rue en train de faire signer une pétition ou rencontrer des représentants locaux. Vous vous rendrez peut-être compte que lorsque vous allez en tant que membre d’une délégation de femmes rencontrer n’importe quel élu local, il écoute et demande « mais qu’en pensent les hommes ? »
Toutes ces expériences accumulées résultent en une prise de conscience qu’il y a quelque chose qui fait que quand on est une femme, on est moins prise au sérieux. Cela peut donc mener à la prise de conscience de la réalité de l’oppression des femmes, en d’autres termes à une conscience féministe. Le point important c’est que c’est à travers les luttes que la conscience des femmes devient une conscience féministe.
5. Le rôle du mouvement des femmes
Nous estimons qu’un mouvement de femmes qui remet ouvertement en question l’oppression des femmes, jouera un rôle stratégique dans la lutte révolutionnaire en tant que telle et dans le combat pour construire une société nouvelle et meilleure, car les femmes sont opprimées en tant que sexe. Ceci ne signifie pas que toutes les femmes sont également opprimées. La classe, l’âge, la race, et le continent d’origine influencent le vécu de cette oppression. Il faut être extrêmement prudents avec des généralisations sur ce qu’est exactement l’oppression des femmes et la manière dont elle est ressentie.
Regardons par exemple, la famille. Le plus souvent, l’organisation de la division sexuelle du travail trouve son origine dans la famille, qui est une structure opprimante selon nous. C’est vrai. Mais il faut porter plus d’attention aux formes qu’a prises la famille dans différentes sociétés. Ces facteurs affectent la manière dont les femmes ressentent l’oppression, et en plus, celle-ci ne peut être séparée des autres formes d’oppression et d’exploitation qu’il faut également combattre.
Chaque personne possède une identité aux facettes multiples : être femme, travailleuse, vivant dans le Tiers Monde, immigré dans un pays impérialiste etc. . Un mouvement ne peut pas dire « nous allons nous battre pour libérer une part de ton identité, mais cette autre devra attendre ». Ce n’est tout simplement pas une proposition réaliste pour changer la situation de ces personnes. La lutte contre l’oppression des femmes doit être une lutte immédiate, de la même façon que le sont la lutte antiraciste, la lutte anti-impérialiste et la lutte de classe. D’un autre côté on ne peut pas non plus dire qu’on est constitué d’une combinaison de ces identités diverses, et qu’on est différent de son voisin qui est constitué d’une combinaison différente, rendant impossible l’unité d’action pour l’unique raison que l’on ne partagerait qu’une facette de son identité.
6. La tradition marxiste et les femmes
Le mouvement marxiste a une tradition de défense des droits des femmes. Mais si l’on fait le bilan du mouvement marxiste, on constate que l’oppression des femmes n’avait pas disparue dans les pays où les partis communistes ont pris le pouvoir. Elles ont pu obtenir toutes sortes d’égalité de droits. Il y a pu avoir un pourcentage important de femmes médecins en URSS, comparé à d’autres pays. Mais quand on regarde de plus près combien ces médecins étaient payés, et quel statut social était associé au métier de médecin, ou d’ingénieur, ou de tout autre emploi considéré comme formidable pour les femmes, on se rend compte qu’il y avait un problème.
De manière générale, nous avons eu par le passé une compréhension assez mécaniste du lien historique matériel entre l’oppression des femmes et la société de classe. Cela nous a mené à penser que ce que nous devons faire c’est mener la lutte pour la révolution socialiste, et ensuite après avoir aboli la société de classe, nous aurons également aboli l’oppression des femmes et tout ira pour le mieux. On a vu que c’était faux, car les sociétés de transition n’ont apparemment pas réglé le problème.
L’autre problème avec cette idée c’est qu’elle ignore complètement la dynamique anticapitaliste des luttes de femmes en tant que telles. Pire encore, elle a souvent été accompagnée d’une caractérisation de classe erronée de ces mouvements, sur la base de leur composition sociale, ce qui n’est pas une manière de juger de l’importance d’une lutte politique dans le cadre du matérialisme historique. Si l’on jugeait le mouvement marxiste selon ces critères, beaucoup de ses éminents dirigeants, en commençant par Marx et Engels, ne faisaient pas partie sociologiquement de la classe ouvrière.
Cependant, si l’on disait que c’est pour ces raisons que l’on soutient le mouvement des femmes, cela constituerait une approche assez instrumentalisante. Nous voulons recruter et construire des organisations révolutionnaires. Mais nous voulons et devons lutter dès maintenant pour changer et améliorer autant que possible les choses. C’est ce que font les syndicats, c’est ce que font les autres mouvements sociaux, et c’est donc quelque chose que nous devons faire en ce qui concerne l’oppression des femmes, de la même manière que nous construisons ces autres mouvements des opprimés et des exploités pour pousser en avant les luttes dans les meilleures conditions possibles. Sur cette question comme sur d’autres, si des victoires sont remportées par la lutte collective, cela change le rapport de forces entre les classes, et représente ainsi une contribution au renforcement de toutes les luttes des exploités et des opprimés.
7. L’autonomie du mouvement des femmes
Le mouvement des femmes joue un rôle dans la lutte révolutionnaire et ce rôle continuera à être important pendant la révolution. Combattre les manifestations de l’oppression, que ce soit maintenant ou tout au long de la période prérévolutionnaire : d’abord pour créer les conditions pour une révolution qui mettra en place les conditions matérielles permettant la fin de l’oppression des femmes, et ensuite pour que la lutte continue après la révolution. L’oppression des femmes n’est certainement pas un simple produit du capitalisme, peut-être même pas de la société de classes, nous n’avons donc aucune garantie – et l’expérience historique nous démontre plutôt le contraire – qu’elle disparaîtra. Ainsi la lutte devra continuer. Mais la question est comment ce combat peut être mené et quel est le rôle du mouvement des femmes dans ce combat.
Quand on tire les leçons de l’histoire, on se rend compte que les intérêts des femmes n’ont clairement pas été bien défendus par des organisations mixtes. Donc, un mouvement qui prend comme point de départ la défense intransigeante des intérêts des femmes est nécessaire. Mais cela ne signifie pas qu’il y ait d’une certaine façon une manière apolitique de défendre les intérêts des femmes. Toute lutte autour des intérêts de n’importe quel groupe social a un caractère de classe, parce qu’en dernière analyse elles sont soit pro-classe ouvrière soit pro-classe dirigeante. Et à partir de notre compréhension du lien entre l’oppression des femmes et la société de classes, il est évident que si nous défendons avec intransigeance les intérêts de la majorité des femmes, cela requiert une position anticapitaliste.
On ne peut rester neutres par rapport à la politique du mouvement. Si nous pensons que ce mouvement est nécessaire, nous avons la responsabilité de faire des propositions pour avancer de la manière la plus efficace. Cela ne signifie pas que nous voulons construire un mouvement politique exclusif qui exige que les femmes affirment qu’elles sont anticapitalistes avant de participer à un mouvement qui défend leurs propres intérêts. C’est parce que la politisation, la compréhension politique et la radicalisation se développent à travers la participation à une lutte collective ; parce que, pour s’assurer que la défense des intérêts des femmes est centrale dans le mouvement, celui-ci doit être aussi large et massive que possible, avec le plus de femmes possible impliquées, et non pas un mouvement qui accepte que ces intérêts passent après ceux d’une quelconque organisation politique.
C’est tout à fait possible qu’un tel mouvement fasse une alliance avec une organisation politique, avec plusieurs organisations politiques, mais sur la base de la défense la meilleure des intérêts des femmes. C’est pour cela que l’idée d’un mouvement de femmes de partis, comme les partis communistes, en particulier de la Troisième Internationale, ont eu tendance à le faire, ne nous semble pas un outil adapté pour défendre au mieux les intérêts des femmes. Mais la forme exacte d’un mouvement de femmes dépend des circonstances.
Pendant les années 1980, il y a eu une discussion sur le mouvement des femmes au Nicaragua pendant et après la révolution, ainsi que sa relation avec le FSLN. Il s’agit de circonstances spécifiques dans lesquelles il y a eu une révolution et un gouvernement révolutionnaire. Certains pensaient que le mouvement des femmes devait prendre position en faveur de la révolution mais ne devrait pas accepter que le FSLN en tant qu’organisation politique dicte qui devait diriger le mouvement (par exemple). Dans cette situation très particulière, c’était, me semble-t-il, la meilleure approche de ce que signifiait l’autonomie ou l’indépendance du mouvement des femmes.
Mais c’est une situation exceptionnelle. En général notre position serait que le mouvement des femmes, les différents groupes qui composent le mouvement des femmes, ne devraient pas être liés à un parti politique. Evidemment il va y avoir des femmes qui viennent d’organisations politiques qui participent au mouvement des femmes, qui seront plus ou moins organisées sous certaines formes, et nous serions contre l’exclusion des femmes organisées politiquement du mouvement des femmes. Mais nous défendons le droit du mouvement des femmes de décider de manière indépendante de la marche à suivre dans la lutte.
Nous devons comprendre que le mouvement des femmes, mouvement conscient et organisé, fait partie de ce que l’on appelle « l’avant-garde », c’est-à-dire : une minorité consciente qui s’est développée à travers l’expérience de la lutte et le développement d’une compréhension systématique de l’enjeu des luttes. Il agit donc comme une direction, d’un côté en organisant le mouvement et de l’autre en le poussant vers une confrontation avec le système, en d’autres termes avec la société de classe.
C’est important de comprendre cela et d’avoir une compréhension de ce qu’est « l’avant-garde » parce que les révolutionnaires, en tant que force qui interviennent consciemment dans les luttes qui éclatent, ne sont pas en général dans une position qui leur permet de s’adresser directement aux masses. La plupart d’entre nous n’avons pas de parti ou d’organisation de masse. Les révolutionnaires du PT au Brésil peut-être, ou certains révolutionnaires aux Philippines, mais pour la plupart des révolutionnaires ce n’est pas le cas. Ainsi nous avons une relation particulière avec l’avant-garde qui s’est créée dans l’expérience de la lutte. Et prétendre que nous pouvons nous adresser directement aux masses et que nous sommes l’avant-garde, en proposant par exemple aux mouvements de masse une grève générale pour demain, serait ridicule. Nous pouvons défendre l’idée qu’il faudrait une grève générale dans nos syndicats et ailleurs, mais pour une petite organisation de quelques centaines ou milliers de militants, tout ce que nous proposons doit s’adresser à la direction naturelle et organique de ces mouvements.
8. Le parti révolutionnaire
Pour la plupart d’entre nous, nos organisations actuelles ne sont pas « le parti révolutionnaire » auquel on peut penser abstraitement. Que voulons-nous dire quand nous parlons de « parti révolutionnaire » ? La première chose c’est que dans les discussions le terme de « parti » est une question très importante. Pour une personne ordinaire, un parti est une formation politique qui a un programme et qui se présente aux élections. C’est en fait un mot très facile à utiliser. Mais le terme de « parti révolutionnaire » signifie aussi autre chose..
Si le niveau de conscience, de conscience de classe, ou n’importe quelle forme de conscience collective était simplement laissé tel qu’il se développe spontanément, on pourrait avoir de nombreux partis et mouvements différents, sur une base régionale ou une base ethnique ou sectorielle. Mais pour développer un plan général sur comment changer la société, une idée générale de la direction à prendre et à quoi une nouvelle société ressemblerait, comment une nouvelle société pourrait être organisée pour éliminer toutes les bases objectives et matérielles de l’exploitation et de l’oppression et pour rendre possible l’élimination de tous les vestiges idéologiques d’une telle oppression, on a besoin de quelque chose de plus que la conjonction d’un certain nombre de mouvements sectoriels différents, qui ne sont pas représentatifs en tant que tels de l’ensemble.
Lorsqu’on parle de parti révolutionnaire la première chose qu’on veut dire, c’est qu’il s’agit d’une formation ouverte à tous ceux qui sont prêts à discuter dans un cadre commun sur la base de principes communs et donc d’un programme commun. Avoir des principes et un programme commun, est une condition pour la démocratie parce que si les discussions ne se déroulent pas dans un cadre de référence commun, il est impossible de se comprendre et d’arriver à une conclusion. Si les points de départ sont si différents qu’on ne s’est même pas mis d’accord sur le fait d’être ou non en faveur de la libération des femmes, on ne pourra jamais discuter et décider sur quoi faire ensemble.
L’organisation révolutionnaire est donc en fait simplement une application de notre analyse marxiste – qui est que les contradictions inhérentes au système capitaliste vont prendre la forme de luttes qui ont un potentiel révolutionnaire, qui pourraient changer en mieux la façon dont les choses sont organisées, mais que cela requiert une intervention active d’une force organisée. Nous pouvons changer le cours de l’histoire, les exploités et les opprimés ont des intérêts communs qui vont en général vers l’élimination de la société de classes, et il est possible de créer une société plus juste et égalitaire. Là nous revenons sur ce que l’on pourrait appeler l’aspect moral ou éthique du marxisme : nous ne voulons pas le changement de la société comme but en soi, nous voulons changer la société pour en construire une meilleure, nous voulons la changer pour éliminer l’injustice et les inégalités.
Afin d’avoir une idée sur vers quoi nous nous dirigeons, sur comment intervenir pour faire avancer les choses ne serait-ce qu’un peu dans cette direction, nous devons avoir un programme qui n’est pas seulement un reflet d’un grand nombre d’expériences différentes mais qui essaie de les ordonner pour voir où se situent les possibles contradictions – car il peut y avoir des contradictions entre différents secteurs d’exploités et d’opprimés, des contradictions en apparence tout du moins – et voir à partir de l’ensemble quelle est la meilleure manière de proposer une organisation du travail, la manière dont la vie devrait être organisée, sur les questions écologiques, et ainsi de suite. En d’autres termes nous devons faire ce qu’on appelle une synthèse de toutes ces expériences.
Quand nous faisons cette synthèse, pour revenir sur mon sujet de départ, celle-ci doit inclure les besoins des femmes, et la meilleure manière de défendre les intérêts des femmes dans cette nouvelle société que nous voulons construire, et donc comment nous pouvons faire avancer cette lutte aujourd’hui. La question n’est pas d’être gentils avec les femmes, c’est une question très concrète. Comment pouvons-nous avoir la prétention de faire une proposition pour rendre la société meilleure sans prendre en compte l’expérience de la moitié de l’humanité ? Nous avons mis beaucoup de temps à le comprendre. Je pense que même aujourd’hui nous ne sommes pas capables de la faire à chaque fois. Notre analyse, notre compréhension des choses et l’intégration de cette question sont encore inadéquats. Mais c’est quelque chose d’absolument crucial.
Comment ce processus de synthèse se déroule-t-il ? Comment pouvons-nous mettre en pratique ce qu’on a pu décider sur comment intervenir dans les luttes qui ont lieu autour de nous ? La réponse traditionnelle se résume en deux mots, qui sont souvent mal vus aujourd’hui, les mots « centralisme démocratique » ou « léninisme ».
Avant de réagir, essayons de voir ce que ces mots signifient. Si nous voulons agir avec l’idée que nous nous dirigeons vers un but, pas seulement une revendication immédiate et locale, nous devons avoir un programme, qui définit une idée de notre but, et agir dans ce cadre. Mais comment obtenons-nous un tel programme, comment faisons-nous la synthèse de tout ce dont j’ai parlé ? Pour cela nous devons avoir une centralisation politique. C’est impossible de synthétiser quoi que ce soit, à moins que les informations, les points de vue, les analyses soient centralisés quelque part. Et il doit exister un cadre commun de référence que nous voulons développer, une compréhension systématique.
Nous devons aussi avoir une centralisation organisationnelle pour d’autres raisons. Parce que nous voulons intervenir : s’il y a des luttes importantes, lorsque les contradictions du système capitaliste provoquent de grandes révoltes, nous devons être capables d’agir de manière collective et donc centralisée, sinon nous n’aurons pas d’impact. Nous devons agir dans les luttes, et nous devons aussi agir à toutes les occasions possible pour aider à développer la conscience, que ce soit dans une période de lutte importante ou de façon plus propagandiste dans une situation politique de type différent.
Les organisation de gauche doivent aussi être prêtes à agir de façon centralisée pour s’adapter lorsque la situation change : pour modifier notre orientation, revenir sur ce que nous avions décidé de faire, car lorsque la situation change, cela doit être pris en compte et nous devons nous ajuster. Nous devons aussi nous protéger contre la répression. Et il y a l’argument classique qu’on donne toujours concernant la centralisation : nous devons nous préparerons à prendre le pouvoir contre un appareil étatique centralisé. Donc nous avons besoin de centralisation pour être efficaces.
Mais il ne faut pas confondre la nécessité de centralisation avec une structure verticale et hiérarchique de direction du parti. Ce n’est pas la même chose. Le centralisme démocratique (je vais parler de la démocratie), n’a jamais été conçu par Lénine comme une panoplie de règles internes au parti. Au sein de la Troisième Internationale Lénine avait insisté sur le besoin de centralisation après une discussion démocratique pour être efficace. Ce point de vue a été systématisé après sa mort pour donner ce qu’on a appelé « la bolchévisation du parti ».
Quel est l’aspect démocratique du centralisme démocratique ? Est-ce que la discussion la plus démocratique serait celle où chacun prend la parole quand il en a envie ? Que se passerait-il alors ? Nous le savons tous : ceux qui parlent le plus fort seraient entendus, ceux qui n’aiment pas crier et s’imposer ne le seraient pas.
La démocratie n’est donc pas seulement l’expression libre de tous les points de vue à n’importe quel moment. C’est un point qui est bien expliqué dans l’article The Tyranny of Structurelessness [4]. Cet article est le fruit du mouvement des femmes, un mouvement qui depuis ses débuts a mis en question l’organisation politique traditionnelle, en disant qu’elle était hiérarchique, bureaucratique et masculine, et que les choses devraient êtres organisées au niveau local, en petits groupes. Mais le bilan que tire cet article, qui date du début du mouvement des femmes, est que s’il n’y a aucune organisation, le résultat sera de l’anarchie, ce qui est anti- démocratique. Pour s’assurer que tout le monde soit entendu, il faut organiser cette expression, dans un cadre démocratique où il y a un accord commun sur la façon de l’organiser. La question d’être centralisé et démocratique n’est donc pas une question de règles internes à un parti ou une simple question administrative : c’est une question profondément politique et importante pour que nous soyons en capacité de faire ce que nous avons prévu de faire.
Est-ce que cela signifie qu’il n’y a pas de problèmes ? Si ont dit que cela ne renvoie pas à des règles internes du parti, et que nous devons être centralisés pour être efficaces et qu’on va être démocratiques, est-ce que cela signifie qu’il n’y a pas de problèmes ?
Comme Mandel l’a dit (et Lénine avant lui), il y a une tendance à reproduire la division sociale du travail à l’intérieur de l’organisation révolutionnaire. Il est vrai que Lénine parlait de la division du travail entre les intellectuels et les travailleurs, qui existe indéniablement aussi dans les organisations de gauche. Mais ce qui a également tendance à exister dans les organisations de gauche c’est la division sexuelle du travail. Les femmes sont aussi opprimées dans les organisations marxistes au sens de l’exclusion, non pas par des règles qui diraient « Il n’y aura pas de femmes » mais dans la pratique. Il y a peu de femmes dans des positions dirigeantes. Nous en avons pris conscience, et nous savons que le fait d’avoir un programme révolutionnaire et une conception du centralisme démocratique qui ne soit pas staliniste, ne suffit pas. Nous devons avoir, comme le dit Mandel, des contrepoids ou contre-tendances.
Le fait que la Quatrième Internationale a finalement compris en partie les problèmes posés dans ses organisations en ce qui concerne la place des femmes et a corrigé sa position sur l’importance et le rôle stratégique du mouvement des femmes depuis 1979 est en soi une preuve de l’efficacité de ce type d’organisation. Pourquoi la Quatrième Internationale a-t-elle pris ces positions ? Parce que les femmes dans ses rangs se sont battues pour cela, parce qu’il y avait un poids collectif, une voix collective, une activité, qui ont eu des effets. Le fait qu’il y avait une expérience internationale a été extrêmement important : cela a permis aux gens de voir qu’il y avait une nouvelle remontée du mouvement des femmes qui prenait une forme particulière et tirait un certain bilan du passé, y compris sur le mouvement marxiste révolutionnaire passé, et la façon dont il avait combattu l’oppression des femmes.
Les gens avaient l’expérience internationale des problèmes rencontrés par les femmes dans leur partis, ce qui montrait qu’il ne s’agissait pas simplement de la question de savoir que telle ou telle organisation travaillait dans des conditions très difficiles de clandestinité, rendant difficile l’intégration des femmes, ou que telle autre organisation était très spécifique parce que très implantée dans la classe ouvrière industrielle surtout masculine. L’existence d’une structure internationale a permis de voir plus facilement que dans toutes les organisations, quelque soit leur situation, il y avait des problèmes communs, et donc qu’il s’agissait d’une caractéristique générale dont il fallait s’occuper. Evidemment c’était basé sur les positions programmatiques classiques du mouvement marxiste. Mais l’expérience des femmes et la voix collective des femmes étaient nécessaires pour régler les problèmes. C’est encore une fois une démonstration qu’un parti actif et militant est la meilleure garantie contre les distorsions internes au parti.
9. Pourquoi est-il si difficile pour les partis révolutionnaires de recruter et d’intégrer les femmes ?
Quand on dit que les partis révolutionnaires se battent pour les intérêts de toutes et de tous les exploités et opprimés, on s’attendrait à voir les exploités et les opprimés plutôt surreprésentés dans leurs rangs. Les femmes par exemple ont un intérêt particulier dans ce combat, c’est donc là qu’elles devraient être.
La première chose sur laquelle nous devons être clairs, c’est la dynamique générale dans cette société, qui est une dynamique d’exclusion des femmes du processus politique. Le processus politique se déroule dans le domaine public, en dehors de la maison ; et la division sexuelle du travail dans la société fait de la maison et de la famille les préoccupations et la tâche des femmes tandis que la politique serait l’affaire des hommes. Cet état de fait continue bien que la majorité des femmes travaille, est éduquée et a des droits politiques égaux. Il y n’y a que 5% de femmes dans l’Assemblée Nationale française malgré le taux élevé des femmes dans la population active. C’est tellement clair que même de nombreuses forces bourgeoises se sentent préoccupées par le problème. Les Nations Unies produisent des rapports qui nous disent que les femmes sont discriminées et ne gagnent que les deux tiers d’un salaire moyen masculin. Le manque de femmes dans les affaires publiques et dans le processus de prise de décision dans les sociétés en général est de plus en plus souligné.
Ce processus général d’exclusion politique est renforcé parce que la politique était traditionnellement organisée là où la conscience de classe se développait, et on a déjà parlé de la compréhension de ce processus. La politique s’organisait autour du lieu de travail et la relation entre le lieu de travail et l’extérieur, les femmes n’étaient donc pas impliquées. Pour l’implication des femmes dans la politique révolutionnaire on devrait aussi prendre en compte le temps nécessaire à l’étude pour devenir un militant révolutionnaire. Un effort conscient est nécessaire pour comprendre les choses de manière systématique. C’est quelque chose qui est difficile pour les femmes, pas seulement en raison de l’exclusion du système d’éducation formelle, mais parce que les femmes, que ce soit pour des raisons de responsabilité familiale ou d’autres raisons psychologiques plus intériorisées, de manière individuelle donnent souvent moins de temps à l’étude. Elles sentent qu’elles devraient faire quelque chose plutôt que d’étudier.
Cela peut paraître une généralisation extraordinaire. Mais je connais au moins un parti révolutionnaire dans un pays du Tiers Monde où il y a quelques années il n’y avait pas de femmes parmi les membres formels du parti. Il y avait des femmes dans les couches larges des sympathisants, mais les camarades demandaient un certain niveau de formation politique pour être membres du parti, et ils pensaient qu’aucune des camarades femmes n’avait atteint ce niveau. Il y avait un problème dans la façon dont ils l’ont présenté – je pense qu’ils avaient une idée erronée du niveau de formation politique qu’on devait exiger à quelqu’un qui rejoint l’organisation – mais il y avait aussi un problème dans le fait que les femmes ne pensaient pas spontanément qu’il était important de passer du temps à étudier les classiques marxistes. C’était important pour ce parti de discuter comment la question de la formation devait se poser, et être organisée pour que les femmes sentent qu’elles sont capables de participer.
Une deuxième question concerne la dynamique générale de la reproduction de l’idéologie dominante et de la division sexuelle du travail. La division sexuelle du travail se reflète dans nos organisations, les femmes tendent à effectuer les tâches plus administratives et techniques. On peut dire relativement facilement : cet état des choses est absolument inacceptable, les camarades femmes font tous les comptes rendus écrits, nous devons faire un effort pour qu’elles prennent des responsabilités politiques. Mais on devrait aussi voir ce qui arrive lorsqu’on donne des responsabilités politiques aux femmes. Soudain le poste de responsable du travail syndical (par exemple), qui lorsqu’il était occupé par un camarade homme requérait d’analyser ce qui se passait dans la classe ouvrière, dans le mouvement syndical, et d’élaborer des perspectives politiques – un rôle politique très important – n’est plus tout cela quand il est occupé par une femme. D’un coup, la chose importante est de s’assurer que cette femme a envoyé les lettres pour convoquer une réunion et que les documents ont tous été photocopiés à l’avance pour que les gens les aient, et que tout soit bien organisé.
Les femmes et les hommes tendent à avoir une conception différente de ce qui est important dans une responsabilité particulière – évidemment pour différentes raisons. Pourquoi les femmes intériorisent-elles cet aspect ? Parce que c’est plus sûr. Vous savez que vous pouvez envoyer les lettres à temps et faire les photocopies. C’est beaucoup plus difficile d’écrire une analyse de la situation du mouvement ouvrier dans votre pays et donc la façon de proposer que les syndicats se recomposent et fusionnent. C’est l’une des façons dont la division du travail affecte aussi ce qui se passe dans les organisations de gauche, moins évidente que la question de savoir qui tape les compte rendus.
Il y aussi le processus politique parmi les femmes et la façon dont il est dévalué. Il est étonnant de constater que les dirigeantes des mouvements des femmes – qui ont dirigé des mouvements de masse en se battant pour les droits des femmes, des mouvements de masse qui ont été crée des alliances avec le mouvement syndical, avec les partis politiques, avec toute une série de gens – sont impliquées dans du travail de formation où elles expliquent et font un bilan critique de Marx et Engels et les placent dans leur contexte, expliquent le matérialisme historique, ce que cela signifie vraiment et comment l’utiliser pour comprendre l’oppression des femmes. Ces femmes sont constamment vues et traitées uniquement comme des spécialistes du travail femmes. Vous pouvez comprendre le matérialisme historique suffisamment pour faire un bilan critique de comment Engels l’a appliqué à la famille, mais pourtant vous êtes seulement une spécialiste du travail femmes. Personne ne suggère que ces compétences pourraient être appliquées à un autre secteur.
D’un autre côté, le jeune camarade homme qui fut un dirigeant du mouvement étudiant et a montré ses capacités de diriger un mouvement de masse, est un dirigeant. Dès qu’il n’est plus étudiant, il doit immédiatement être mis ailleurs pour qu’il puisse diriger un autre secteur de travail et utiliser ses capacités de direction qu’il a développées durant les deux ou trois ans d’intervention étudiante.
Et on pourrait continuer.
De nombreuses femmes ont remarqué ceci, par exemple : vous (femme) discutez et vous dites quelque chose – vous exprimez une opinion ou vous faites une proposition – la discussion continue, ensuite quelqu’un d’autre (mâle) fait plus ou moins la même proposition, donne la même opinion. A partir de ce moment, tout ce qu’on entend c’est : oui, il a raison, je suis d’accord avec lui. Ce n’est donc plus votre idée initiale, vous ne l’avez jamais dit. Il y a une légende grecque sur le Roi Midas. Tout ce qu’il touche se transforme en or. Parfois les femmes pensent que c’est l’inverse pour elles. Tout ce que nous touchons se transforme en quelque chose de moins important que lorsqu’un homme le fait.
Un autre problème dans les organisations de gauche se situe au niveau des relations individuelles entre camarades hommes et camarades femmes. Parce qu’il existe une relation de pouvoir inégale dans le monde réel, et parce que nous sommes influencés par la société dans laquelle nous vivons, cette relation inégale de pouvoir existe aussi à l’intérieur de nos organisations, aussi au niveau des relations individuelles entre un camarade homme et une camarade femme. Je ne parle pas des actes de violence qui peuvent arriver, mais juste de la manière dont les gens se lient de façon normale : les suppositions avec lesquelles une femme entre dans une discussion politique, et les suppositions des hommes ; la façon dont ce qui pourrait être exactement le même comportement prend un sens totalement différent lorsque c’est entre deux hommes ou entre un homme et une femme.
Lorsque vous avez l’une de ces discussions politiques passionnées que nous aimons tous tellement et que tout le monde s’échauffe et hausse la voix, c’est une chose quand c’est entre deux hommes. Mais c’est autre chose quand c’est entre un homme et une femme, parce que cela revêt un aspect de pouvoir et d’autoritarisme, ce qui n’est pas intentionnel mais est présent parce que nous avons tous intériorisé la société dans laquelle nous vivons. Et cela peut sembler totalement insupportable d’être l’objet de cela. Il y a l’autre alternative, qui est que les femmes, pour survivre, apprennent à mener les choses gentiment. Je peux crier et taper du poing sur la table aussi. Mais ce n’est pas une manière très agréable de discuter.
C’est étonnant à quel point ceci peut aussi être vrai des camarades jeunes – je ne suis plus très jeune et j’ai une certaine expérience – avec leur arrogance sûrement inconsciente. Il y a quelques années à un camp jeunes, j’ai fait un rapport sur les origines de l’oppression des femmes, dans lequel j’ai mis en avant l’opinion que les hommes tirent certains privilèges de l’oppression des femmes. Un camarade jeune avec un point de vue particulier est venu me voir et m’a dit : « Tu as dit que les hommes ont ces privilèges, bon, je pense que tu t’es mal exprimée ». J’ai répondu « Eh bien non, c’est ce que je voulais dire. Je voulais dire que les hommes ont des privilèges parce que c’est ce que je pense ». Et il a dit « Mais tu as tort. Tu n’as pas compris ». Donc j’ai répondu « Excuse moi, mais j’ai débattu de ces questions depuis vingt ans. Peut- être tu n’es pas d’accord, mais ce n’est pas que je n’ai pas compris ». Cette arrogance inconsciente est venue de quelqu’un qui devait être presque assez jeune pour être mon fils. J’ai entendu : tu t’es mal exprimée et puis tu n’as rien compris de l’oppression des femmes, plutôt que : je ne suis pas d’accord, ce qui est ce qu’il voulait dire en réalité.
Un autre problème auquel nous sommes confrontés dans les organisations de gauche c’est la difficulté qu’ont les hommes à considérer les femmes comme des individus politiques. Par exemple, s’il y a une discussion très animée sur quelque chose dans une réunion, quand vous quittez la salle normalement tout le monde continue la discussion. Mais c’est extraordinaire : au moins dans 50% des cas, si lorsque nous sortons de la réunion un camarade homme est en train de parler à une camarade femme, la discussion va immédiatement se porter sur quelque chose d’assez différent, non politique, quelque chose de plus personnel. Ils vont soit commencer à vous raconter les derniers exploits de leurs enfants ou leur nouveau travail. Mais continuer à vous traiter, une fois que vous êtes en dehors d’une réunion, comme un être politique est assez rare. C’est quelque chose que les femmes ont bien remarqué dans nos différents pays. C’est un signe que les femmes en tant qu’êtres politiques sont encore sous-évaluées, même dans des moments révolutionnaires parce qu’on ne donne pas la même valeur à notre opinion. Quand les gens veulent savoir, « Oh tu n’as pas parlé dans la réunion, qu’est ce que tu en penses ? » cette question est très rarement adressée à une camarade femme.
10. Changer les rapports de force
La question est donc : que fait-on pour remédier à cela ?Tout d’abord, cela ne va pas être une sorte de processus naturel. Le fait que nous discutons des problèmes de l’oppression des femmes et de comment se battre pour la libération des femmes ne signifie pas que nous pouvons régler ces problèmes facilement et naturellement. Comme Mandel l’a dit, vivre dans une société bourgeoise ne peut pas être une école pour devenir un révolutionnaire prolétarien, c’est-à-dire absorber et assimiler dans notre propre conscience une façon différente de nous comporter. Nous avons besoin de contre-tendances, de contrepoids à la division prédominante du travail et aux relations de pouvoir. Evidemment il n’y a pas de solutions précises qui vont être applicables partout, de tout temps, et dans toutes les différentes formes d’organisation. Les réponses vont dépendre de l’évolution générale et de l’histoire politique, des différentes périodes et circonstances. De nombreuses idées différentes ont été testées, et nous pouvons apprendre de ces expériences, à partir de qui a fonctionné ou pas.
Nous pouvons retenir un certain nombre d’idées générales. La première est que nous devrions avoir un travail féministe organisé. Ce n’est pas facile dans la période actuelle, quand dans de nombreux pays le mouvement féministe est soit à ses premières étapes de développement ou dans une phase de reflux. Mais nous n’abandonnons pas nos autres domaines d’intervention parce qu’il n’y a pas de grandes batailles en cours. On n’envisagerait jamais de le faire pour le travail syndical, dans le mouvement paysan, ou dans toute autre forme de mouvement.
Nous devons aussi avoir une formation cohérente sur ces questions, et cela devrait toujours faire partie des formations organisées par nos organisations. Il faut prêter une attention particulière aux exigences des camarades femmes pour une formation organisée. Cela doit être considéré comme une tâche du parti, à cause du sentiment internalisé par beaucoup de femmes que l’on devrait toujours faire quelque chose de concret. Les femmes sont moins prêtes à dire non, je vais prendre le temps de me former. Il faut donc l’organiser.
Nous devons aussi faire aussi très attention à l’image de notre organisation et de notre profil. Quels symboles utilisons-nous ? Qui sont nos porte-paroles ? Qui envoyons-nous à rencontrer d’autres organisations ? Les camarades de certains pays du Tiers Monde en particulier disent que c’est un problème réel. Parfois lorsqu’une organisation veut envoyer une délégation pour rencontrer des représentants d’un autre parti ou d’un mouvement social, il y a une pression pour envoyer des hommes parce que sinon, la délégation pourrait ne pas être prise au sérieux. Nous devons faire un effort conscient pour combattre cela, et dire, ‘nous pensons que nos camarades femmes peuvent parler en notre nom et elles sont tout aussi capables que nos camarades hommes’.
Cette question de l’image du parti et de son profil peut sembler avoir seulement une valeur symbolique. Mais le symbole est important. On peut avoir l’impression qu’il est plus naturel de nommer des camarades hommes comme porte-paroles et représentants. Mais plus nous tombons dans cette « tendance naturelle », moins nos organisations seront attractives pour les femmes, et nous n’aurons pas les conditions nécessaires pour changer nos organisations parce que nous n’attirerons ni ne recruterons des femmes. Nous devons aussi changer notre fonctionnement interne.
Nous devrions repenser ce que centralisme démocratique veut dire. Quand on parle de centralisme démocratique, nous voulons dire d’un côté l’expression de différents points de vue et d’expériences et être efficace quand nous agissons. Mais si l’on veut garantir l’expression de différents points de vue, nous devons garantir que les voix des femmes, qui sont si souvent peu entendues, le soient. Ce n’est pas un processus naturel. Nous devrons faire des choses qui paraissent artificielles, parce que le « naturel » c’est l’exclusion des femmes : ne pas écouter leur avis, ne pas leur donner l’espace pour s’exprimer.
Prenons un exemple de l’histoire de la Quatrième Internationale : quand nous avons discuté et adopté lors du congrès mondial de 1979, un document très important sur la lutte pour la libération des femmes et la révolution socialiste. Nous avons également pris une position, mise en appendice de ce document (et avec laquelle j’étais désaccord à l’époque et encore aujourd’hui ) sur le fait que les réunions non-mixtes de femmes à l’intérieur du parti étaient anti léninistes. L’argument était que les réunions non mixtes de femmes étaient des réunions d’un secteur biologique de l’organisation et ne se tenaient pas sur une base politique ou sur la base de l’implication dans un même secteur d’intervention mais sur l’idée que les femmes sont des femmes. A mon avis l’argument était complètement erroné, même du point de vue de vouloir fonctionner comme une organisation centralisée et démocratique, précisément parce que cela ne prenait pas en compte la nécessité de mesures spécifiques pour garantir que l’expérience des femmes soit entendue.
En effet, les organisations de gauche ne sont pas des fédérations de différents secteurs des exploités et des opprimés, les femmes dans nos organisations ne sont pas des représentantes des femmes. Mais dépasser les obstacles à l’expression des femmes et à leur participation est une question importante pour la démocratie dans nos organisations, et si cela requiert des mesures spécifiques comme avoir des réunions non mixtes dans l’organisation, alors nous devons le faire. En même temps, parce que nous voulons aussi être centralisés politiquement, cette expérience doit être transmise au reste de l’organisation. De telles questions ne devraient pas être discutées seulement entre femmes, et les femmes ne devraient pas prendre des décisions sans les autres. Les organisations doivent décider collectivement comment régler les problèmes qui ont été soulevés.
Un problème qui est souvent soulevé par les femmes, c’est la façon de discuter. On attend en général des gens qu’ils commencent la discussion avec une position bien définie, on doit la défendre de manière polémique. Toutes les organisations n’ont pas nécessairement la même tradition, mais il y a souvent une tendance à avoir des discussions qui sont posées de cette façon. Cela signifie qu’il faut avoir une alternative complète pour contribuer à la discussion. On dirait même qu’il faut être absolument convaincu que ce qu’on est en train de dire est vrai, et ce que disent les autres est faux. Si on regarde au vocabulaire souvent utilisé dans les discussions des organisations, on le voit.
Pour raconter une autre histoire, je discutais avec un camarade homme et je lui ai demandais : mais pourquoi tu dois toujours attaquer quand tu veux donner ton point de vue ? Pourquoi ne peut-on pas juste donner un avis et échanger ? Il m’a répondu, ‘mais tu dois comprendre, quand je suis convaincu que j’ai raison, alors je pense que si la position avec laquelle je suis en désaccord est adoptée, ça va détruire l’organisation. Donc je dois détruire l’argumentation de mes opposants, parce que je ne veux pas que l’organisation soit détruite’. Selon cette conception, toute position politique peut faire ou défaire une organisation. C’est une façon d’agir plus fréquente chez les hommes que les femmes en général.
Quand les femmes commencent à discuter des questions du fonctionnement interne du parti, elles posent le problème de comment travailler d’une manière plus collective. Cela peut aller de questions très évidents – comme le fait que si tout le monde a reçu les documents en avance, et tout le monde a pu les lire, chacun pourra contribuer à la discussion et intervenir dans le débat. Les femmes parlent plus facilement d’elles mêmes et de leur sentiment personnel d’incertitude. Elles disent plus souvent ‘je ne suis pas sûre’ ou ‘je ne connais pas très bien’. Toute personne qui a étudié le fonctionnement d’une organisation le verra. Changer la composition des organes dirigeants et y avoir plus de femmes, aura des effets.
Ce n’est pas un processus automatique, parce qu’un nombre de discussions informelles – des discussions en dehors des réunions, dans les couloirs – continuent à avoir lieu entre les hommes. Mais avec un plus grand nombre de femmes dans les directions, on crée une pression pour un changement vers un fonctionnement plus démocratique et collectif. Mais il faut être prudent car ceci ne signifie pas que les femmes sont par nature meilleures et plus collectives. Toute personne qui a participé à un groupe femmes, sait que les femmes peuvent aussi avoir de mauvaises manières de fonctionnement. Par exemple, de nombreuses femmes qui avaient déjà une activité en tant que militantes politiques, ont du apprendre, par autodéfense, d’être agressives. Donc une organisation ne pourra pas résoudre tous ses problèmes simplement en mettant beaucoup de femmes dans ses organes de direction.
Ces problèmes de fonctionnement ne concernent pas uniquement les femmes. Il y a tout le problème de la relation entre ceux qui sont considérés comme des dirigeants et ceux qui sont considérés comme des militants de base, ceci joue aussi parmi les camarades hommes. Les camarades jeunes ressentent également ces problèmes par la façon dont on discute avec eux. Dans nos organisations nous avons très souvent des difficultés à élargir les directions au-delà du noyau d’origine. Beaucoup d’organisations que je connais le mieux se sont construites à travers la période de 1968, elles sont marquées par cette expérience et cette génération militante. Il est en fait incroyable que tant de gens qui se sont formés à cette époque et qui étaient alors très jeunes, sont toujours là, vingt cinq années après. Le noyau des directions de toute une série d’organisations de gauche est toujours composé des mêmes personnes. Une des raisons objective pour cet état des faits est évidemment que la génération 1968, au moins en Europe, a vécu une expérience politique très importante. C’était une époque où la révolution apparaissait à l’horizon des possibles, où de nouvelles perspectives s’ouvraient et une génération pleine de confiance en soi s’est constituée, car c’est eux qui allaient faire la révolution ; ils sont donc venus et ils ont pris la direction. Aucune génération ultérieure avait une expérience suffisamment forte pour pouvoir leur dire « ok, vous avez maintenant plus de quarante ans, laissez nous la place ».
Mais il ne suffit pas de voire uniquement le processus objectif ou naturel. Nous voulons agir de façon consciente pour changer nos organisations, les rendre aussi adéquates que possible. Le noyau initial de la direction doit être élargi. Nous devons l’élargir aux femmes, aux nouvelles générations, aux immigrés etc. Nous avons besoin d’une démarche consciente pour ces changements dans les directions en ayant un regard conscient sur les méthodes de sélection des dirigeants, sur les critères que nous utilisons. S’agit-il d’un système individuel des stars ? Est-ce que chaque personne en tant qu’individu doit être excellente en tout – très peu de gens ne sont excellents en rien – ou voulons-nous plutôt construire une équipe collective qui combine les différents points forts que nous avons et qui sont nécessaires pour la direction d’une organisation ?
Dès qu’on essaie de développer un plan bien réfléchi, la question souvent débattue des quotas pour femmes ou d’autres formes d’action positive. Si on suit la pente naturelle que prennent les choses, on continuera à reproduire ce qui justement pèse très lourd sur nous : l’idéologie et la division du travail qui existent dans la société. Beaucoup d’organisations de gauche en ont discuté. Un exemple très fort nous est venu du PT brésilien. Ce n’est pas facile car il faut être prêt à prendre des mesures qui peuvent paraître comme artificielles.
11. Une responsabilité du parti pour la vie personnelle et le comportement individuel
Une question encore plus difficile concerne la « vie privée » des camarades. Nous avons une responsabilité encore plus grande en tant que parti parce que nous pouvons contribuer à ce que les luttes se développent dans la bonne direction. On a besoin de militants crédibles, reconnus dans leur travail politique. Ce qui veut dire qu’ils agissent toujours – autant que possible – en accord avec notre programme. Le parti porte donc une responsabilité pour le comportement et aussi pour le bien-être des camarades.
Nous devons créer les meilleures conditions pour que les camarades puissent remplir les tâches que nous leur donnons et faire en sorte qu’il n’y ait pas de discriminations à partir de facteurs matériels quand nous demandons aux camarades d’assumer différentes tâches et responsabilités. Dans une situation de clandestinité ou de répression, une organisation doit faire tout ce qui est possible pour protéger ses membres. Quand une organisation demande à des camarades de travailler à temps plein, elle doit pouvoir garantir que cela se fasse sans dégâts matériels.
Une autre question qui est souvent posée quand les femmes discutent des obstacles à la participation dans une organisation, c’est la question de la garde des enfants pour laquelle l’organisation doit prendre sa responsabilité. Il y a évidemment autant, sinon plus, de pères que de mères dans les organisations de gauche. Á cause de la division sexuelle du travail, ce sont très souvent les camarades femmes qui quittent l’organisation politique lorsqu’elles ont des enfants et pas les hommes. Il faut prendre cela très au sérieux.
Il y a deux remarques à faire ici. Tout d’abord, dans la discussion concernant la place des femmes et les difficultés qu’elles rencontrent à participer, la question de la garde des enfants devient la question principale. Mais le fait d’avoir des enfants n’est pas la cause de l’oppression des femmes ou des difficultés qu’elles rencontrent dans les organisations politiques. Il existe une dynamique générale concernant toutes les femmes, avec ou sans enfants, de les exclure. La question de la garde des enfants est une question importante. Il faut y appliquer les mêmes critères, c’est-à-dire donner la possibilité aux camarades femmes de faire des tâches politiques. Mais il faut également tenir compte du fardeau que cela représente parfois sur d’autres camarades en terme de temps ou pour l’organisation, si le parti doit financer la garde des enfants.
Deuxièmement, il faut se poser la question : est-ce que cela ne met pas nos propres camarades dans une situation de privilégiées par rapport aux femmes avec lesquelles nous sommes actives dans les mouvements de masse ? Est-ce que nous nous battons pour une garderie collective pour les enfants pendant des meetings du mouvement de masse ou est-ce qu’on se préoccupe uniquement de nos propres camarades ? Est-ce qu’on ne se substitute pas ainsi à une tâche qui devrait être prise en charge par l’état ou les autorités locales ? La question de la garde des enfants ne peut pas simplement être résolue pour nos propres camarades dans leur situation spécifique. Il faut également réfléchir à ce qu’on fait pour aider toutes les femmes confrontées avec le problème de cette responsabilité. Ce principe général ne nous aide pas beaucoup dans les situations très difficiles que rencontrent les femmes dans la clandestinité, ayant des enfants à charge. Surtout parce que cela implique aussi les sentiments des femmes (et des hommes) face aux difficultés de longues périodes de séparation avec leurs enfants.
Toutes ces choses dépendent évidemment de ce que nos organisations sont capables de faire, de la taille et des ressources de nos organisations.
Les organisations de gauche ont également une responsabilité concernant le comportement de leurs membres, parce que si ce comportement est en contradiction avec ce que nous disons, elles ne seront pas crédibles. Nous ne pouvons pas permettre que nos membres aient un comportement qui mette l’organisation en danger de façon irresponsable.
De nouveau, il s’agit d’un problème très difficile de différentes cultures. Un exemple parmi d’autres. Une organisation révolutionnaire en Inde a écrit un code de conduite dans lequel il est dit qu’une croyance religieuse est en contradiction avec le programme et donc incompatible avec une adhésion. Ce problème se pose de manière différente dans des pays ou des régions où il existe un mouvement religieux radical très progressiste comme la théologie de la libération en Amérique Latine. On peut alors comprendre que pour les camarades de ces pays, des gens avec une croyance religieuse claire, puissent également être des membres d’une organisation révolutionnaire, dès qu’il y a accord sur les tâches et sur le programme. Ceci n’est qu’un exemple qui montre comment cette question se pose différemment dans divers pays.
Mais il y a un aspect du comportement duquel, selon moi, on ne peut pas dire qu’il s’agit de différences culturelles. Notre programme veut lutter contre toutes les formes d’oppression des femmes. On doit donc dire que tout comportement sexiste est en contradiction avec ce programme. Là je suis d’accord avec le PRT (Parti Révolutionnaire des Travailleurs) au Mexique : il faut prendre des sanctions contre la violence sexuelle et le harcèlement sexiste. Non pas parce que nous serions capables de résoudre le problème de l’oppression à l’intérieur de nos organisations mais parce que nous avons besoin d’un minimum de fonctionnement collectif dans notre organisation. [5]
Comment les femmes pourraient-elles participer dans une organisation où il n’existe pas de sanctions contre un tel comportement ?
Même si on ne peut accepter qu’il y a plus ou moins de machismo dans différentes cultures et qu’il s’agirait donc purement d’une question culturelle, donc que nous ne devons pas appliquer les mêmes normes, il reste des difficultés. Dans le cas de violence et de violence sexuelle, c’est clair :,il faut des sanctions contre ce type de faits. Mais il est plus difficile de déterminer en quoi consiste un harcèlement sexuel. Pour les femmes, c’est plus difficile à mettre en avant, et cela peut être plus difficile à comprendre pour les autres. En apprenant des exemples de harcèlement sur les lieux de travail, nous sommes arrivés au point de vue suivant : quand une femme dit qu’il s’agit d’un cas de harcèlement sexuel, on la croit sur parole parce que c’est elle qui souffre et qui sent que ses capacités à fonctionner sont abimées. Il ne peut y avoir selon moi d’autre critère dans une organisation de gauche.
Si nous voulons construire des organisations démocratiques, des organisations crédibles au niveau politique et dans lesquelles les femmes peuvent participer, il faut garantir aux femmes de pouvoir y travailler politiquement en confiance et d’être dans la capacité de travailler avec les camarades hommes sans se sentir menacées par un possible traitement sexiste, ce qui leur donnerait un sentiment de malaise, d’être exclues et dévaluées.
Il y a au moins une organisation dans laquelle je sais qu’il y a eu des cas de harcèlement sexiste extrême : les camarades femmes se sentaient obligées d’avoir des rapports sexuels avec certains dirigeants hommes, parce que ceux-ci utilisaient leur autorité de telle manière qu’il était impossible pour les femmes de refuser, bien qu’il n’y eut pas nécessairement un acte violent. Lorsque le problème a effectivement éclaté dans cette organisation, les hommes concernés ont démissionné ou ont été expulsés. Mais selon les femmes concernées, ceci n’était pas suffisant. L’opinion générale était qu’il s’était agi d’un problème individuel de certains hommes qui étaient peut-être ivres à un certain moment. Selon les femmes, l’organisation n’avait pas vraiment compris qu’il y avait une telle situation d’inégalité, de déséquilibre de pouvoir, dans l’organisation. C’est à cause de cet état de fait que cela avait pu se passer et qu’il était très difficile pour les femmes d’en discuter. L’organisation n’avait pas pris une responsabilité collective en disant « nous avons permis une situation à l’intérieur de l’organisation telle, que les hommes pouvaient utiliser leur autorité de dirigeant de cette manière. »
Il est de notre responsabilité collective de prendre des sanctions ; en même temps, il y a aussi une responsabilité individuelle d’essayer de comprendre son propre comportement et l’influence qu’il a sur les autres. Il ne s’agit pas du tout de mettre en place un espèce de force de police antisexiste ou de revenir à une tradition révolutionnaire-puritaine qui a existé dans certains mouvements, par exemple dans la clandestinité, dans la guérilla, avec des camps séparés pour les hommes et les femmes. Ceci n’est pas une solution mais évite le problème en ne se confrontant pas à la réalité que nous ne sommes pas des êtres humains libérés même en appartenant à des organisations féministes révolutionnaires. Nous souffrons tous de notre conditionnement et les camarades hommes ont une responsabilité spéciale par leur relation de pouvoir par rapport aux femmes, ce qui peut s’exprimer dans leur comportement individuel.
Dans notre lutte pour une société nouvelle et meilleure, dans laquelle toutes les relations de genres auront changé radicalement, cela sera difficile et probablement douloureux. Il faudra certainement un effort important. Personne n’est protégé contre des comportements sexistes, contre un comportement inapproprié ou même incorrect par le fait de l’adhésion à une organisation qui défend la libération des femmes dans son programme. Mais personne n’a dit que la révolution sera chose facile !
Conclusion : un bref bilan
Ces vingt dernières années, la gauche a fait des progrès. C’est un progrès collectif par la mise en commun de l’expérience et en particulier par la reconnaissance du rôle joué par le mouvement autonome des femmes.
Mais tout est partiel : il y a le développement inégal et combiné. En y regardant après, nous pouvons critiquer nos premiers pas. Nous avons par exemple généralisé, à partir de l’expérience de l’Europe occidentale et des Etats-Unis, comment le mouvement des femmes allait se développer. Il y a eu ensuite une importante contribution des camarades d’Amérique Latine. Elles ont expliqué qu’une compréhension de l’oppression de genre peut se développer à partir d’autres formes de mouvements dans lesquels les femmes sont devenues actives, sans donc une conscience de l’oppression des femmes comme point de départ.
Il y a beaucoup de questions dont nous n’avons pas encore discuté : par exemple la montée actuelle de l’intégrisme religieux. Nous pouvons tous nous mettre d’accord que toutes les formes de fondamentalisme religieux, qu’il soit chrétien, musulman ou hindou, vont à l’encontre des intérêts des femmes. Mais on voit aussi de l’autre côté que dans beaucoup de pays des femmes sont très actives dans ces mouvements intégristes. Les fondamentalistes d’Algérie ont massivement mobilisé les femmes. C’est un problème sur lequel nous devons approfondir notre analyse.
Nous avons fait des progrès. Les segments de la gauche qui ont contribué sur cette question étaient ouverts à ce qui se passait dans la société. Il s’agit d’une société de classe, avec une idéologie sexiste mais aussi avec des luttes importantes, on a vu le développement du mouvement des femmes qui a aussi – de manière inégale – influencé les organisations de gauche. Le monde extérieur nous à aidé à changer et nous avons pu apprendre de l’expérience et l’intégrer et développer dans notre programme.
C’est la conclusion la plus importante pour moi : si nous ne restons pas ouverts à apprendre des luttes et des mouvements qui se développent autour de nous, nous n’avancerons pas. On restera coincé quelque part et on sera incapable de faire ce que doivent faire les révolutionnaires, c’est-à-dire faire avancer les luttes générales et les mouvements.
Penelope Duggan