La tradition républicaine, issue de la Révolution française, a érigé dans ce pays, sans doute plus qu’ailleurs, la démocratie politique en cherchant à la présenter comme le dépassement des clivages sociaux, comme base de l’égalité citoyenne. Beaucoup de courants centrent leur combat démocratique contre les entraves mises à la réalisation de cette égalité. La citoyenneté serait le but à atteindre. Pourtant, en se fondant sur l’analyse de la Révolution française, Marx a très tôt analysé ce qui se cachait derrière la citoyenneté, derrière la République.
Dans les sociétés féodales, les droits politiques étaient strictement liés à la place sociale : la noblesse avait des droits et des pouvoirs spécifiques ; la bourgeoisie, émancipée de l’allégeance féodale, avait des droits économiques liés à sa richesse montante et à sa place dans les rapports de production ; certaines corporations avaient des droits spécifiques. La grande prouesse de l’Etat politique bourgeois, parachevé pour l’essentiel en France en 1848, fut de mettre à bas les ordres antérieurs, de proclamer l’égalité entre tous les individus, quelle que soit leur classe, et de condamner toute coalition d’un groupe social comme opposée à cette égalité individuelle des citoyens. La loi Le Chapelier qui interdisait les « coalitions », donc les syndicats, en était le symbole. Marx a été le premier à analyser le contenu de la forme politique inventée par la bourgeoisie. « C’est seulement la Révolution française qui a achevé la transformation des états politiques en états sociaux : elle fit des différences des états de la société civile des différences seulement sociales, des différences de la vie privée qui sont sans signification dans la vie politique. Ainsi était accomplie la différence entre la vie politique et la société civile-bourgeoise » [1]. A côté de cette égalité politique, – égalité politique relative puisqu.il faudra quand même soixante-dix ans après 89 pour que tous les hommes de la métropole aient le droit de vote, et cent soixante-dix pour les femmes – il y avait donc ce que Marx appelait la société civile bourgeoise, celle qui était la réalité face à l’illusion démocratique. « De même, dit-il, que les chrétiens sont égaux dans le ciel et inégaux sur terre, les membres du peuple pris chacun dans leur singularité sont égaux dans le ciel du monde politique et inégaux dans l’existence terrestre de la société » [2].
La réalité des droits démocratiques
Pour la bourgeoisie, aujourd’hui comme hier, la démocratie politique ne concerne pas, ne doit pas concerner, les rapports de production tels qu’ils sont déterminés par la propriété privée des moyens de production. Dans le cadre de ces rapports, le prolétaire, propriétaire de sa force de travail, passe un contrat « libre » avec le capitaliste, propriétaire des moyens de production. Mais cette liberté réciproque s’arrête évidemment au moment même où il signe ce contrat, puisque celui-ci implique qu’il se soumette à l’exploitation capitaliste. Dès lors, la vie sociale se disloque, entre le citoyen politique, maître de ses droits, et le prolétaire qui, en vendant sa force de travail, se vend lui-même pour le temps où il se soumet à son patron. Dès lors la forme politique de l’Etat doit servir à masquer cette réalité. Ainsi que Perry Anderson l’a dit dans un livre ancien, « la forme générale de l’Etat représentatif dans une démocratie bourgeoise est en elle-même l’arme idéologique principale du capitalisme occidental [...] Il ne s’agit pas l’acceptation de la supériorité reconnue d’une classe dirigeante, mais la croyance en l’égalité démocratique de tous les citoyens dans ce gouvernement de la nation, en d’autres termes, la négation de l’existence d’une classe dirigeante » [3]. Ces éléments ne déterminent pas seulement les rapports sociaux entre individus, avec le despotisme d’usine, comme l’appelait Marx, mais au-delà, évidemment, les structures « élues démocratiquement » de l’Etat, qui n’existent et n’agissent que dans le cadre fixé par les détenteurs du pouvoir réel, les capitalistes.
L’analyse de Marx sur les rapports entre les formes d’organisation politiques et la société civile, entre les droits politiques individuels et la soumission des salariés à leurs exploiteurs est toujours d’actualité. La définition même du salarié telle qu’elle existe dans les livres de droit et le Code du travail reflète cette réalité : celui qui en échange d’un salaire se soumet aux ordres de son employeur. Les salariés sont soumis aux ordres de leurs employeurs, de la prise des congés à la définition des horaires en passant par les salaires, sans oublier évidemment le droit régalien sur l’embauche, les sanctions et les licenciements.
De même, les droits politiques ne peuvent s’exercer que dans la mesure où ils ne remettent pas en cause la propriété et les droits des capitalistes d’organiser non seulement la production de leur entreprise, mais de fait l’essentiel de la vie de la société.
Des illusions que des directions syndicales cherchent à nous faire partager
Dans ce cadre, l’Etat a néanmoins pu apparaître, notamment dans les années 50 et 60 en Europe occidentale, comme un protecteur face à la férocité patronale. Et il est vrai que les droits sociaux acquis au cours du XXe siècle y ont atténué l’exploitation, sans changer en rien la structure du pouvoir, sans modifier un tant soit peu les rapports de propriété et la situation de soumission des salariés.
Les avancées réalisées par le prolétariat, dans le partage de la valeur ajoutée, concrétisées par les parts de salaires sociaux consacrées à la santé, à la famille ou aux retraites, ont pu apparaître comme des acquis de l’Etat, celui-ci apparaissant comme un intermédiaire régulateur des rapports de production. De même les acquis de protection des salariés inscrits dans le Code du Travail.
Mais la démocratie sociale, qui est devenue dernièrement le maître-mot du MEDEF et de la CFDT, est une locution vide de sens. La négociation collective n’est que la transcription, souvent momentanée, des rapports de force du mouvement ouvrier quant au partage de la valeur ajoutée, et les droits des comités d’entreprise (les CE) dont certains se targuent ne sont qu’un droit de « regard » sur la manière dont s’organise l’exploitation. Comme si le fait de siéger une fois par mois dans la même salle que son patron pouvait faire oublier à certains que, même avec le même costume-cravate, une frontière de classe sépare le salarié de son patron qui ne perd pas une once de son pouvoir. Enfin, l’acharnement juridique qui fait florès ces derniers temps dans le mouvement syndical, amène certains à fouiller les entrailles des jurisprudences et à croire que le Code du Travail pourrait être le crucifix brandi face au vampire patronal.
Bien sûr, les jurisprudences, le Code du travail et les CE peuvent être des armes ouvrières face au patronat, mais aucune d’entre elles ne peut remettre en cause l’exploitation, ni la soumission des salariés, ni le pouvoir absolu des capitalistes. La contradiction entre le caractère prétendument démocratique de la république bourgeoise et la réalité du pouvoir absolu du capitalisme apparaît plus crûment que jamais dans plusieurs domaines :
– évidemment celui de l’entreprise, dans laquelle les intérêts patronaux ont toujours été masqués par des obligations « objectives », techniques ou commerciales. Cette fiction se déchire souvent lorsqu’il est patent que des fermetures d’entreprises, des suppressions d’emplois ont comme seules causes les intérêts des actionnaires et le niveau de la rente financière ;
– celui de l’Etat, lorsqu’il apparaît non seulement que ses hauts fonctionnaires et ses élus accumulent le profit personnel à partir de leur charge, mais aussi quand celui-ci apparaît « incapable » de gérer la société dans l’intérêt collectif, dès lors que cela nécessiterait de contrecarrer les intérêts des capitalistes ;
– et enfin, ces dernières années, avec le déplacement des sphères de décisions vers des institutions financières ou économiques européennes ou mondiales qui n’ont justement pas la légitimité démocratique dont se prévalent les états nationaux avec leurs systèmes représentatifs.
Les aspirations démocratiques des salariés se traduisent souvent sous la forme du souhait que « l’Etat joue son rôle », que « les technocrates de l’Union européenne ou les représentants des trusts internationaux et des investisseurs financiers étrangers ne soient pas libres de faire la loi ». Il faut y voir aujourd’hui un réel ressort de combativité, voire de subversion. Mais, pour des marxistes, la question ne peut pas être de rendre à l’Etat ses prérogatives ou d’accentuer un contrôle démocratique sur les institutions, même si des mobilisations peuvent prendre ces thèmes comme base de leurs actions.DE
Changement des formes de propriété et transformation du contenu du pouvoir
La question reste évidemment celle de la propriété, et sans remise en cause de la propriété privée des moyens de production et de l’appropriation par les capitalistes du produit du travail, il ne peut y avoir de changement réel des règles de la société. Mais au-delà de la question de l’expropriation, il y a évidemment la question du contenu du pouvoir ouvrier. La base du système capitaliste est l’existence du salariat, dans laquelle les prolétaires sont soumis au pouvoir capitaliste, justifié non seulement par la propriété mais aussi par les décisions techniques des experts. Il ne peut y avoir de remise en cause des rapports d’exploitation et avènement d’une société gérée par les producteurs eux-mêmes que si celles-ci se fondent sur l’abolition du salariat. Non pas dans le sens de l’abolition d’une forme de rémunération du travail, mais dans le sens du rapport d’aliénation inhérent à ce statut.
Dans les pays de l’Est, même après l’expropriation des capitalistes, si l’on excepte la période révolutionnaire immédiatement consécutive à la Révolution d’Octobre en Russie, il est évident que le salariat, en tant que rapport de domination, n’a jamais été remis en cause, et que la logique d’Etat excluait tout pouvoir des producteurs eux-mêmes, même si, par procuration, ils étaient censés être maîtres de l’Etat et des moyens de production. La remise en cause réelle du capitalisme implique au contraire que les producteurs deviennent d’emblée, dans le cadre d’une propriété collective, maîtres de leurs entreprises, non seulement en ce qui concerne les conditions de travail, mais aussi dans toutes les questions liées à la production. L’extension des droits de la démocratie politique, dans un système de délégation représentative, n’a aucun sens si ce n’est pas toute la machine de l’Etat qui est mise à bas. C’est à dire toute la logique dans laquelle « ceux qui savent », ceux qui sont censés représenter l’intérêt collectif (hauts fonctionnaires, ou dirigeants de partis) détiennent en fait le pouvoir réel. Supprimer la coupure entre l’économique et le politique implique justement que le pouvoir réel dans la société parte d’en bas, des producteurs eux-mêmes.
Tous les débats sur les moyens de combattre les dérives bureaucratiques, sur ceux de maintenir une activité et une mobilisation directe de la classe ouvrière après un renversement du capitalisme n’ont aucune utilité s’ils ne se fondent pas d’abord sur l’abolition du rapport d’aliénation dans l’entreprise et la prise de pouvoir des producteurs dans des structures de conseils.
Les réponses qui mettent en avant des systèmes de double-chambres (une structure classique, démocratisée, calquée sur le système parlementaire actuel, avec des représentants de partis ; et une chambre sociale, émanation des organisations sociales) contournent ce problème, en laissant en fait subsister un Etat, maître réel des décisions et des travailleurs, maintenus dans le rôle de salariés, coupés de la maîtrise de la production. La clef de la démocratie est donc bien l’abolition effective du salariat.
Léon Crémieux