Le créationnisme est une doctrine, d’abord religieuse, qui s’est ensuite introduite dans le champ scientifique : elle plaide pour une vision de la nature et de l’univers expliqués entièrement selon des critères religieux. Plus précisément, sur des récits mythologiques largement inspirés des récits bibliques de la Genèse. En assumant par la suite un caractère scientifique, cette narration théologique a pu échapper, surtout aux États-Unis, aux mailles d’une législation rigoureuse en matière d’enseignement religieux dans le cadre de l’école publique. Elle est ainsi devenue une matière brûlante.
Aux USA, les étapes de cette doctrine se sont déroulées de la façon suivante : de la « simple » doctrine du créationnisme à celle plus complexe de l’« intelligent design » [2]. Ce dernier a pu se répandre ultérieurement [3] pour son caractère apparemment plus scientifique et plus acceptable pour un grand public.
La Turquie a suivi de près l’évolution du créationnisme qui se développait au-delà de l’Atlantique : les fondations religieuses musulmanes et coraniques turques ont trouvé dans les doctrines enseignées et diffusées aux États-Unis, un intéressant appui. Rappelons ce qu’est le créationnisme : il s’oppose à une vision de l’origine de l’univers par évolution de l’espèce, qui trouve ses racines dans la théorie de Charles Darwin. Les créationnistes postulent une intervention directe de Dieu qui aurait installé Adam et Ève dans le paradis terrestre, comme l’illustre le livre de la Genèse. D’après cette théorie, l’espèce humaine ne peut pas avoir subi d’évolution et ne pourrait donc pas être passée par des étapes différentes. Au point de vue théologique, cette théorie met en question les acquis de la théorie de l’évolution.
Si le créationnisme est apparu après la Deuxième Guerre mondiale jusqu’à devenir une théorie « scientifique », exclue par la suite de l’enseignement public, il s’est recyclé dans la théorie de l’intelligent design, arrivé en Turquie dans les années 1980.
La Turquie et l’esprit créationniste
Dans les années 1980, le créationnisme commence à apparaître dans les manuels scolaires turcs, notamment parce que les hommes politiques de l’époque étaient préoccupés parce qu’ils estimaient que l’on donnait trop d’importance à l’évolutionnisme et au darwinisme. Le coup d’État de 1997 [4] qui renversa Erbakan, tenta de rétablir la prééminence laïque dans un certain nombre de domaines, y compris l’enseignement public. Il n’empêche que la doctrine du créationnisme se diffusa. En particulier, grâce à un « savant musulman », Adnan Oktar, né en 1956 à Ankara. Il construira autour de cette théorie et de sa personne un mouvement digne d’être remarqué.
Plus connu sous le nom de plume de Harun Yahya [5], c’est-à-dire Aronne Jean le Baptiste, Adnan Oktar fit ses études de philosophie et d’architecture d’intérieur à Istanbul. Suivant les doctrine de Bediuzaman Said Nürsi (1878-1960), le célèbre « réformateur » de l’Islam de Turquie, Adnan Oktar y ajouta une critique acharnée du darwinisme. En 1986, à cause d’une publication où il prônait une sorte de révolution civile fondée sur la théorie du complot, il fut détenu en prison pendant dix-neuf mois, ce qui ne fit qu’inaugurer une série de déboires avec la justice turque, qui se poursuivent encore à présent.
Une fois sorti de prison, Adnan Oktar parvint à réunir autour de sa personne un groupe de jeunes turcs de la haute bourgeoisie d’Istanbul. D’un côté, Adnan Oktar tenta de s’identifier à la personnalité du Mehdi, du Sauveur, grâce à ses disciples ; de l’autre il dispensa un enseignement fondé à la fois sur la théorie du complot et sur un créationnisme extrême. En 1990, il fonda le centre de recherche scientiste (Bilim Araştırma Vakfı) et en 1995 le Centre pour le soutien et la défense des valeurs nationales (Millî Değerleri Koruma Vakfı). Interdit de sortie du pays depuis déjà plusieurs années, Harun Yahya continua à diffuser un créationnisme dont l’Atlas de la Création – un beau livre de format géant avec pléthore de photographies représentant la beauté de la nature – est l’élément le plus visible. Ses livres se vendent par milliers et sont traduits en plus de 60 langues ; en 2010 le Royal Islamic Strategic Studies Center en Jordanie l’a mentionné parmi les 500 personnalités musulmanes les plus marquantes d’aujourd’hui [6].
Mélange de théorie du complot et d’un créationnisme qui reprend quasiment tout du grand frère américain – tant dans le fond que sur les méthodes –, Harun Yayhya est d’une certaine manière le symbole de l’alliance entre religion et doctrine pseudoscientifique. Le nationalisme poussé sous-jacent à son enseignement pourrait expliquer l’antidarwinisme, en Turquie. D’autant que Darwin a bel et bien, dans un écrit, dénigré le peuple turc [7].
Le créationnisme d’Harun Yayha et ses implications pour la société turque reste encore à décrypter. Si ses affirmations et son enseignement empruntent à certains clichés, voire se fondent sur les structures des anciennes confréries soufies, aujourd’hui existantes sous la forme d’organisations, fondations et mouvements religieux ou spirituels, il reste encore à évaluer le phénomène sous l’angle de la transformation du « religieux » en Turquie.
Le pacte atlantique du créationnisme
Au sein de l’Église catholique, un certain retour à une position plus nuancée vis-à-vis de l’évolutionnisme semble avoir fait surface depuis quelques années, grâce aux prises de position de hauts prélats. À la différence du Pape Jean-Paul II, ils estiment que cette doctrine peut être considérée comme la plus plausible du point de vue scientifique. Mais, si la théorie de l’évolution est ainsi acceptée, le créationnisme n’en tente pas moins de refaire surface tant d’un côté que de l’autre de l’Atlantique.
La Turquie montre une porosité bien plus importante dans la réception de cette théorie. Une des raisons, comme le fait remarquer le jésuite Balhan, est le fond créationniste de la religion du Prophète Muhammad. Autrement dit, le créationnisme trouve un terrain favorable dans l’humus de la pensée et de la dévotion musulmanes. Harun Yahya ne fait qu’utiliser un registre intimémement lié à la vision musulmane de l’univers pour trouver des adeptes. Son aspiration à une diffusion au-delà des frontières de la Turquie s’appuie sur un sentiment commun d’émerveillement devant le « mystère » de la création. Sur cette stupeur, il fonde son enseignement du créationnisme en pur style américain mais revu par le Turc Adnan Oktar. Diffuser, enseigner, propager ces idées, aujourd’hui, peut signifier affaiblir le sens d’une rationalité scientifique qui semble gouverner le monde ; d’où les théories du complot qui se reproduisent de part et d’autre.
Une fois la rationalité scientifique mise ainsi en question, l’entrée en matière religieuse est simple à promouvoir. Cependant, nous sommes loin d’avoir un monde divisé [8] entre religion et laïcité, entre foi et sécularisation, d’un coté comme de l’autre de l’Atlantique
Alberto Fabio Ambrosio
Co-animateur du séminaire de recherche « Liberté de religion et de conviction en Méditerranée : les nouveaux défis » ; enseignant-chercheur à Luxembourg School of Religion & Society (LSRS) ; chercheur au Collège des Bernardins, Collège des Bernardins