Ce qui rend David Rousset exceptionnel, ce n’est pas qu’il ait été militant, déporté, survivant ou témoin, c’est que ce soit lui qui ait engagé, en 1949, le combat contre les camps existants. D’autres anciens déportés le soutiendront dans cette lutte, mais c’est lui qui en prend l’initiative, lui qui agit avec abnégation. C’est un acte courageux : Rousset est immédiatement diffamé, pour ne pas dire traîné dans la boue ; ses anciens amis le quittent, jusqu’à son ancien camarade de camp, le tant admiré Emil ; d’autres changent de trottoir quand ils le croisent dans la rue. C’est un acte responsable : il consacre les douze années suivantes de sa vie à cette activité. C’est un acte essentiel : le seul moyen de combattre les camps à cette époque consiste à exercer sur les gouvernements totalitaires une pression de l’extérieur ; ce n’est pas de sa faute si ce combat n’a pas été couronné de plus de succès. David Rousset a illustré dans sa vie la meilleure forme de mémoire : celle qui permet d’agir pour le bien dans le présent. Convaincu de la justesse de ce constat, je me pose une question : qu’est-ce qui l’en a rendu apte ? Qu’est-ce qui l’a préparé à ce destin exceptionnel ? Je me propose aujourd’hui de chercher la réponse dans son récit de la vie au camp, Les Jours de notre mort.
Ce qui frappe tout d’abord, aujourd’hui, à la lecture des Jours de notre mort, c’est la place qu’y occupent les débats politiques. Rousset a voulu reconstituer tous les affrontements, toutes les positions assumées alors par les déportés politiques. D’autres survivants raconteront, au retour, le détail de la vie quotidienne, le menu de l’expérience individuelle. Rousset en est capable lui aussi, comme le montre son récit du voyage entre Drancy et Buchenwald ; mais ce n’est pas ce qui l’intéresse au premier chef : ce sont les discussions politiques. Tels les personnages de Thucydide, les siens discourent sans cesse – au point que le lecteur d’aujourd’hui peut trouver fastidieuses certaines de ses pages. Elles témoignent cependant de la perspective choisie par Rousset pour raconter son expérience : il ne fait pas de la littérature, au sens d’une recherche à finalité purement esthétique, ni de la morale, ni de la philosophie, il a vécu au camp une vie politique, et il continue de le faire une fois libre. Les communistes, dans les camps, rêvent à une société qu’après la libération ils contribueront à construire, une société d’où sera bannie toute barbarie. Ses rêves à lui ne coïncident pas exactement avec les leurs, mais il n’hésite pas à déclarer, en s’adressant à ses gardiens allemands : « J’ai toujours combattu les capitalistes. Il faut se débarrasser d’eux et de leur système. Il faut, après la guerre, construire en Europe une économie unifiée et planifiée, dans le cadre de véritables démocraties populaires. [1]... »
C’est la présence de ce projet politique qui oriente d’emblée l’attitude du déporté David Rousset. Nous sommes habitués à penser aujourd’hui que, s’il parvient à surmonter les immenses difficultés initiales et s’il finit par s’assurer un minimum vital, le déporté est animé avant tout par un désir de témoigner, de lutter contre l’oubli, de préserver une trace de la barbarie des bourreaux et de l’humanité des victimes. Mais un tel projet ne suffirait pas à Rousset. Ce qu’il désire avant tout, lui, c’est non pas simplement se souvenir, réitérer, ressasser, maintenir en vie le passé ; ce qu’il cherche, c’est comprendre pour agir. « Depuis Buchenwald, sans relâche, je m’étais efforcé de comprendre, d’observer scrupuleusement […], de me lier étroitement avec les communistes allemands, de préparer ainsi, grâce à cette cohabitation cordiale, à cette appréciation quotidienne obligatoirement sincère […] un climat favorable à un examen politique commun après la guerre : cette expérience des camps devait nous servir, aux uns et aux autres, pour construire des États-Unis socialistes d’Europe. [2] » Les mots-clés ici sont : comprendre, politique, servir. Dès l’époque de sa déportation, Rousset se dit que son expérience, si douloureuse soit-elle, ne doit pas rester isolée ni être sacralisée ; il faut l’instrumentaliser, en vue d’un projet politique. Pour cela, au camp, son devoir premier est : tout faire pour comprendre. À la formule « Ici, il n’y a pas de pourquoi » des S.S., rapportée par Primo Levi, s’oppose le désir de Rousset de toujours demander : pourquoi ?
Un projet politique, donc. Cependant, un autre trait non moins frappant de l’univers décrit dans Les Jours de notre mort, et qui ne va pas directement dans le sens d’une telle élaboration, est ce qu’on pourrait appeler une dissolution des catégories servant à désigner les corps collectifs – catégories dont précisément l’analyse politique a l’habitude. Rien n’est plus éloigné du tableau peint par Rousset qu’un schéma à deux termes, les gardiens et les détenus, les bourreaux et les victimes. L’univers qu’il représente est fait de stratifications et de subdivisions multiples. Les ressortissants des différents pays ne se conduisent pas de manière semblable ; les milieux sociaux ne se ressemblent pas non plus. Les convictions politiques comptent : les communistes ne se confondent jamais avec les trotskistes, qui se distinguent des démocrates « bourgeois ». Le nombre d’années passées au camp influence fortement le comportement. Le résultat est là : les camps sont une mosaïque d’attitudes variées, que l’observateur attentif aura pour tâche de décrire.
Parmi les détenus, certains sont résignés, ils acceptent de se soumettre sans réplique tant aux ordres de leurs supérieurs qu’au désir d’échapper à la faim, au froid, à la fatigue : c’est le « concentrationnaire » de base, celui qui s’est laissé transformer en accord avec les exigences que lui adresse cet univers. Personne n’est à l’abri de ce destin, et Rousset, qui souvent y échappe, sait qu’il peut facilement y retomber. Il aurait mieux aimé les rapports désintéressés entre camarades ; pourtant il s’aperçoit qu’en cédant son tabac à un Kapo-ami, il reçoit soudain un supplément de soupe et de pain. « Je mangeais. J’avais tellement faim ! Mais combien je regrettais cette faim ; que n’aurais-je donné pour éviter cette expérience. [3] »
D’autres détenus non seulement ont accepté de se soumettre, mais tiennent à prouver que cette soumission était inévitable ; dès qu’ils disposent d’un peu de pouvoir, ils s’appliquent à contraindre les autres détenus à se comporter comme eux. « C’était une justification de lui-même que de détruire chez les autres la dignité, de faire la magnifique démonstration que l’homme ne résiste pas, qu’il suffit d’imaginer les bonnes conditions pour ruiner toutes les valeurs. [4] » Un autre individu se pose la même question : « Tout n’est donc pas de la merde dans l’homme ? Ce doute devait lui être insupportable. » Il a besoin de voir que tous lui ressemblent : « Me voir […] engagé dans la même désespérance, rompre à mon tour tous les liens, nier la dernière, l’ultime solidarité, c’était pour lui un triomphe, la justification pleine et entière de son suicide, le seul vrai, le seul important, celui qui blasphème la vie. [5] »
Mais qu’est-ce que cette dignité que d’autres individus cherchent à préserver ? Cela peut être, simplement, le fait de se laver, c’est-à-dire de ne pas se laisser aller, ne pas céder à la fatigue. « Rester propre malgré tout, c’était sauver une part de sa dignité, c’est-à-dire résister. [6] » Ou encore, de préférer le travail bien fait, celui qui indique la qualité de son agent. Pour d’autres encore, c’est rendre le coup pour le coup. « Le Russe s’est refait une dignité en tuant. [7] » Celui qui participe à une organisation de résistance se sait pourvu d’une dignité que la mort même n’entamera pas. Tel autre a choisi de donner un sens à sa vie en se souciant des autres. « Hewitt a trouvé la voie de sa résistance personnelle, qui est une décision de se sacrifier pour les autres. Il lui fallait pour vivre avoir le sentiment de son utilité, la certitude qu’il remplissait une fonction humaine. [8] » Tel troisième résiste à sa façon en apprenant à ses camarades la musique de chambre de Mozart et en ajoutant ainsi à leur existence une étincelle de beauté. « Un dimanche soir je joue. […] Ils écoutent admirablement la musique. J’étais heureux [9]. »
L’un des soucis constants de Rousset est de briser le stéréotype des nationalités, et avant tout celui, combien tentant, des Allemands-tous-nazis. Cette équation est pour lui impossible ne serait-ce qu’à cause des détenus politiques allemands, qui de surcroît sont les animateurs de la résistance antinazie. Mais, de plus, les gardiens mêmes ne sont pas tous faits de la même étoffe. Un Kommandoführer refuse de frapper ou même de surveiller ; en partant, il souhaite à tous de rentrer au plus vite chez eux (il est exceptionnel ; Rousset ajoute aussitôt après l’avoir décrit : « Il y avait aussi des brutes [10] »). Un autre Meister laisse chaque jour une tartine à ses subordonnés. Un troisième « apporte en douce des tomates ou des fruits ». Rousset conclut : « Le plus grand nombre n’étaient pas nazis. Ils en avaient assez de la terreur et de la guerre. Mais ils ne savaient pas quel chemin suivre. […] Ils avaient perdu confiance en eux-mêmes et dans les autres. Ils étaient désespérés et obéissants. [11] » Ce qui est vrai des Allemands l’est aussi des autres nationalités, Russes, Polonais ou Français.
Ce refus du déterminisme national est partagé par les communistes que Rousset côtoie tous les jours. Mais chez eux il sert simplement de transition à un autre déterminisme, social et politique celui-ci, mais non moins rigide. Si un détenu se comporte mal, expliquent les camarades communistes, ce n’est pas parce qu’il est russe ou ukrainien, c’est parce qu’il est « droit commun », « koulak » ou « vendu au fascisme ». Le monde pour eux est divisé en deux parties mutuellement exclusives : qui n’est pas pour les Soviétiques est nécessairement avec les nazis. « L’insurrection de Varsovie a été le fait de fascistes polonais, à la solde de Londres. [12] »
La différence, ici, est décisive : Rousset ne demande pas seulement de remplacer un déterminisme par un autre, ou d’ajouter le deuxième au premier ; il s’aperçoit que les êtres humains ne se laissent jamais expliquer entièrement par les catégories auxquelles ils appartiennent ; qu’à côté des forces qui les régissent, et contre elles, les individus peuvent aussi vouloir, choisir et agir, donc exercer leur liberté. C’est bien pourquoi ils sont si différents entre eux : s’ils obéissaient entièrement aux lois, ils seraient aussi semblables les uns aux autres que des produits industriels. C’est sur ce point précis que Rousset voit l’évolution la plus forte que les camps ont provoqué en lui-même ; son résultat lui est précieux. « J’avais toujours éprouvé une curiosité passionnée pour les idées. Qui dans notre monde s’en souciait ? À Buchenwald peut-être, mais le peuple des transports ! J’apprenais à regarder vivre les hommes qui ne pensent pas. Je découvrais pour eux un intérêt singulier et que le plus sordide offrait souvent des traits surprenants. Je me rendais compte que les idées ne sont point indispensables à l’existence et que le monde se fait sans elles. [13] » Cela ne veut pas dire que Rousset renoncera à sa passion pour les idées ; mais qu’il mettra au-dessus d’elles les individus. C’est pourquoi aussi, même s’il ne faut pas renoncer à juger et à distinguer le bien et le mal, les condamnations absolues seront réservées pour les catégories, non pour les individus : « Quelques-uns sont devenus des brutes féroces, mais c’est le système qui pourrit les hommes. [14] » Un système s’oppose à un autre, l’un peut être meilleur que son rival et pour cette raison solliciter notre soutien ; mais on peut parler aussi d’une indépendance des individus par rapport à tous les systèmes : c’est par là que s’exerce la liberté humaine.
Deux forces s’opposent dans l’univers concentrationnaire, même s’il y a aussi de nombreuses prises de position intermédiaires. D’un côté la S.S. dont l’objectif est de prouver que l’humanité n’est pas une, mais comporte deux espèces sans partie commune : les maîtres et les esclaves, ceux qui agissent par leur volonté et ceux qui sont entièrement déterminés : par la peur, par la faim, par l’instinct. Que les esclaves croient qu’ils sont d’une essence différente, et les maîtres seront parvenus à leur but. Il leur suffit que les esclaves renoncent d’eux-mêmes à toute protestation, à toute velléité de témoigner, à toute tentative de partager avec les S.S. un quelconque sentiment.
De l’autre côté, ceux qui résistent – une activité bien plus étendue que la participation à la résistance organisée. Ceux qui continuent d’agir aussi, même si ce n’est évidemment pas seulement à partir de leur volonté de sujet libre et responsable, et qui par conséquent refusent de croire qu’il existe deux espèces d’hommes, les uns libres, les autres entièrement soumis. « Les civils et les militaires nous considéraient comme des déchets de bêtes. Nous n’avions à leurs yeux plus rien d’humain. » Celui qui résiste affirme au contraire l’unité de l’espèce : « Le plus grand service qu’il nous rendît, c’était de nous imposer aux autres comme des hommes. [15] » Et cette unité se fait par l’affirmation de la liberté intérieure dont jouit le sujet humain : telle est la conclusion générale des Jours de notre mort. « Tels que nous sommes, aussi misérables et effrayants, nous portons cependant un triomphe, bien au-delà de nous-mêmes, pour toute la collectivité des hommes. Jamais nous n’avons renoncé à lutter, jamais nous n’avons renié. […] Jamais nous n’avons cru au désastre final de l’humanité. [16] »
Parmi tous les anciens déportés, David Rousset fait à bien des égards figure d’exception. Ses écrits ne respirent pas cette atmosphère angoissée qui caractérise tant d’autres récits d’anciens déportés. Il a vu et connu l’horreur, certes, mais il a su en tirer profit. Et c’est lui, plus que n’importe qui, qui a mis ces leçons à l’œuvre : l’expérience des camps passés doit servir à abolir les camps présents et à rendre impossibles les camps futurs. La leçon qu’il a apprise est politique, elle définit une attitude dans l’espace public ; en même temps cette politique a ceci de paradoxal qu’elle repose sur la foi dans un sujet autonome. L’idéal collectif consiste dans la liberté de l’individu. C’est cette conclusion peut-être qui justifie aussi la forme narrative singulière, choisie par Rousset.
Cette conviction permet à Rousset de traverser sans dégâts excessifs, et même avec un profit certain, l’expérience des camps : il y découvre que les êtres comptent plus que les idées et que la vie même la plus contrainte reste, si l’on veut l’assumer, une vie humaine. C’était, nous dit-il, le secret de la survie d’Emil, le vieux communiste allemand qu’il admire : accepter de vivre dans le présent, ne pas se résigner à le subir comme une pure privation par rapport à un passé meilleur (ce « qui lui avait permis de survivre des années à cet enfer : cette décision prise un jour de vivre dans l’univers concentrationnaire, de briser toutes les rêveries malsaines du passé. [17] »). C’est aussi ce qu’il finit par apprendre pour lui-même : ne pas se laisser aller à la nostalgie des moments, des êtres lointains, ouvrir les yeux sur le monde qui l’entoure, retrouver une exaltation à vivre, même dans ces conditions avilissantes, accepter le présent avec les personnes qui le peuplent. « Je devais à ce goût nouveau pour le comportement animal de mon espèce de ne pas être mort par asphyxie mentale. Il me semblait au contraire m’enrichir. [18]. »
Voilà bien l’expérience la plus vivifiante qui ait été rapportée des camps de la mort.
Tzvetan Todorov