Institut international de Recherche et de Formation (IIRF, Amsterdam)
Présentation [originelle] du Document de travail n° 6
Nous publions dans ce DT la partie introductive d’un dossier sur les débats de la gauche philippine qui doit bientôt paraître en Cahier d’études et de Recherches (CER), à savoir :
– La conception d’ensemble du dossier.
– La préface qui présente le Cahier.
– Le chapitre 1, qui présente le cadre dans lequel la gauche philippine s’est développée (le pays et la crise sociale). Ce chapitre est une version remaniée et retravaillée d’un article paru initialement dans la revue Hérodote (n° 52, premier trimestre 1989).
– Le chapitre 2, qui présente le Parti communiste des Philippines, revenant sur les grandes étapes de son histoire, et qui présente plus brièvement le reste de l’extrême gauche. Ce chapitre est une version remaniée et retravaillée d’un article paru dans Philippines Information (n° 74, juillet 1989).
Nous publions ce Document de travail pour obtenir commentaires, critiques et propositions, avant de revoir une dernière fois le manuscrit. Nous voudrions recevoir vos commentaires aussi tôt que possible, car nous voulons terminer la préparation de ce Cahier au début janvier 1990.
Merci d’avance, décembre 1989.
La Conception du CER
Outre la partie introductive (publiée dans ce DT), nous présenterons dans le CER-NSR des documents permettant de comprendre l’expérience militante de la gauche philippine et les différents points de vue qui s’expriment en son sein :
– L’état du PCP et de ses conceptions en 1976 (avec une version condensée de la résolution Our Urgent Tasks).
– Le débat sur les options stratégiques (avec des extraits d’articles de Marti Villalobos).
– La tactique électorale de 1986 (avec une circulaire de décembre 1985 du PCP, une résolution d’un petit regroupement révolutionnaire et l’autocritique de mai 1986 du PCP).
– Les options politiques en matière de front uni (avec une autoprésentation du courant Pop-Dem) et en ce qui concerne les relations entre la clandestinité et le travail légal.
– Le développement récent du mouvement féministe avec un article d’analyse féministe, des documents de PCP et la reprise d’une interview sur la coalition Gabriela.
– L’expérience des ONG de gauche au Philippines avec deux documents d’analyse.
– L’acuité de la crise écologique avec un document militant.
– Le débat sur le programme agraire ave des extraits d’articles.
– L’évolution du mouvement syndical.
– L’évolution des Chrétiens pour la libération nationale.
– La gauche révolutionnaire et la démocratie (documents sur les purges opérées contre les agents d’infiltration et sur le massacre de Digos).
– La Chine et le modèle de socialisme ave les positions de la gauche philippine sur le massacre de Tiennanmen.
Le plan final dépendra de la qualité et de la longueur des documents que nous aurons sélectionnés. Ce travail n’est pas encore terminé.
Préface
Les années quatre-vingt ont été, aux Philippines, particulièrement riches en événements. Une dictature est tombée, minée de l’intérieur et balayée par un vaste soulèvement pacifique. Une démocratie élitaire est née, sous la tutelle américaine et à l’ombre inquiétante des forces armées. La gauche révolutionnaire a souvent été prise de cours par l’évolution rapide et imprévue de la situation. La progression régulière, en implantation comme en influence, des organisations communistes a été contrariée. L’efficacité des orientations politiques et des méthodes de travail traditionnelles a été mise en cause. Des questions anciennes, parfois mal résolues, se sont posées avec une acuité nouvelle. Des questions nouvelles ont éclairé d’un jour inhabituel des réponses anciennes.
Du point de vue de l’extrême gauche, la décennie passée a pourtant bien commencé. Au début des années quatre-vingt, les organisations populaires se sont consolidées et se sont structurées à l’échelle nationale. La centrale syndicale KMU a vu le jour en 1980. le regroupement d’organisations féminines Gabriela en 1984. L’association paysanne KMP en 1985. La coalition multisectorielle Bayan quelques mois plus tard.
Les organisations clandestines se sont, elles aussi, renforcées. Le Parti communiste des Philippines affirme avoir atteint dès 1980 les 30.000 membres. La Nouvelle Armée du Peuple — la guérilla de la NPA — aurait alors été forte de 10.000 réguliers et de 20.000 irréguliers. Les Chrétiens pour la libération nationale se sont imposé comme un véritable mouvement de religieux, enraciné dans les milieux d’Église. Le Front national démocratique a vu son autorité morale et politique grandir.
C’est précisément au moment où tout semblait aller pour le mieux que la gauche révolutionnaire a progressivement perdu l’initiative politique. Après l’assassinat, en août 1983, de Benigno Aquino —le défunt mari de l’actuelle présidente— les luttes antidictatoriales se sont considérablement élargies. Les couches urbaines moyennes sont descendues dans la rue. Tous les groupes d’opposition ont bénéficié d’un vaste champ d’action. De larges coalitions unitaires se sont formées au sein desquelles le courant national-démocrate (favorable au PC) occupait une place centrale. Or, au fil des mois, cette dynamique unitaire s’est résorbée, alors même que la mobilisation populaire se poursuivait sans désemparer. En décembre 1985, le régime a joué son va-tout en appelant à des élections présidentielles anticipées pour le mois de février suivant. La candidature de Corazon Aquino, veuve auréolée du soutien de l’Église, a rassemblé derrière elle de nombreux secteurs de la population qui voulaient en finir avec la « dictature conjugale » de Ferdinand et Imelda Marcos. Elle a aussi sanctionné un déplacement à droite des forces opposées au régime. Le PCP et le mouvement national démocratique se sont en effet avérés incapables d’influencer significativement le cours des événements. Boycottant les élections, ils sont restés politiquement marginalisés et paralysés au moment même où le combat populaire avait atteint son paroxysme, chassant du pays le couple présidentiel. Expérience amère pour des militants qui avaient lutté des années durant, et souvent seuls, contre le régime de la loi martiale et qui ont payé, pour ce faire, le prix du sang.
Comment comprendre ce qui s’est passé au moment de la « révolution de février » ? Question lancinante qui a suscité l’amorce d’un débat souvent informel et cependant essentiel pour l’avenir de la gauche révolutionnaire des Philippines
La polémique au sein de la gauche philippine s’est d’abord porté sur l’échec flagrant du boycott, revenant, pour ce faire, sur l’analyse de la situation politique de la fin 1985 et sur le choix controversé de la tactique électorale. Dans la brèche ainsi ouverte, toute une série d’autres questions ont rapidement été intégrées au débat, telles que les conditions dans lesquelles la décision de boycotter les élections a été prise et le fonctionnement des organes dirigeants du PC. Le cadre de référence stratégique hérité des origines maoïstes du parti et sa validité actuelle. La politique unitaire des « nationaux-démocrates » et leurs relations avec les autres courants de gauche. Les rapports entre parti et organisations populaires, entre clandestinité et militants
1986 a aussi été l’occasion d’un douloureux examen de conscience. Certaines directions communistes régionales avaient en effet répondu par la torture et par des purges aveugles à l’infiltration du mouvement — car l’armée gouvernementale avait réussi à pénétrer les rangs de la guérilla, tout particulièrement dans l’île de Mindanao.L’annonce de ces purges a été comme une onde de choc. De concert avec d’autres événements, ces révélations ont suscité une réflexion nouvelle sur la façon dont la gauche révolutionnaire doit savoir respecter, y compris dans ses propres rangs et en temps de guerre civile, les droits humains et démocratiques les plus essentielles. La nature du projet de société — pour quel socialisme combattons-nous ? — est apparu en filigrane lors de ces discussions nourries par l’évolution de la situation régionale (le massacre de Tien Anmen de juillet 1989 en Chine) et internationale (la perestroika et glasnost).
Par les problèmes abordés, le débat engagé depuis 1986 dans la gauche philippine nous concerne tous. Ce Cahier d’étude et de recherche lui est entièrement consacré. Nous avons cherché a présenter, pour chacune des grandes questions traitées, un choix de textes permettant de comparer plusieurs positions en présence. Nous avons dû parfois choisir arbitrairement entre des textes, tous importants. D’autres fois, par contre, nous ne possédons pas de document à même de refléter correctement un point de vue significatif. La tradition de débat écrit est malheureusement très faible, aux Philippines, et les opinions politiques ne s’affirment souvent qu’oralement. Elles ne nous sont d’ailleurs pas toutes connues.
Nous citons ou publions dans ce dossier un certain nombre de documents internes du Parti communiste des Philippines. Ces textes ont déjà circulé en dehors des rangs du PC ou ont été saisis et diffusés par l’armée gouvernementale (leur authenticité n’étant pas en question). Us sont donc maintenant tombés dans le domaine public et nous nous sommes senti libre de les utiliser ici.
Nous n’avons pas cherché à traiter, dans ce Cahier, de toutes les questions en discussion et nous ne prétendons pas présenter un tableau complet et équilibré de toutes les positions en présence. Nous espérons néanmoins que ce dossier, avec ses limites, sera utile à ceux qui se sente concernés par le combat populaire aux Philippines.
Chapitre 1 : Un archipel en crise
De tous les États membres de l’Association des Nations du Sud-Est asiatique (ASEAN), les Philippines sont aujourd’hui le seul où l’on trouve un parti et une guérilla communistes dont l’enracinement et le dynamisme inquiètent Washington. La situation d’autant plus préoccupante pour le gouvernement américain que le pays connaît une crise extrêmement grave — si grave que le renversement de la dictature et le changement de régime, en février 1986, n’ont pas suffi à la surmonter. [1]
Cette crise dure depuis longtemps. Elle s’amorce dès la fin des années soixante. Elle prélude à l’imposition de la loi martiale en 1972. Elle mûrit au fil de la décennie soixante-dix. Elle éclate au grand jour en 1983. Elle se solde trois ans plus tard par la victoire de Corazon Aquino. Elle rebondit rapidement, les tentatives de coup d’État se succédant. Elle taraude aujourd’hui encore le régime. Le développement de Parti communiste des Philippines —fondé en 1968— ne se comprend pas sans elle.
Comme toute crise prolongée, elle est un extraordinaire révélateur historique et géographique. Un prisme qui met en relief des aspects essentiels du pays. Les décalages régionaux s’accentuent. Les traits des acteurs sociaux s’accusent. Les luttes politiques s’intensifient et les nouveaux venus dans les allées du pouvoir affichent leurs ambitions. La rencontre à chaud du plus ancien —la tradition— et du plus récent est fort instructive.
Elle crée aussi l’imprévu, mettant à rude épreuve la capacité d’adaptation des formations politiques.
La « révolution de février » 1986
Politique mais non sociale, la « révolution de février » échappe aux définitions trop simples. Elle présente bien des traits particuliers et parfois contradictoires.
* Cette complexité se comprend aisément. En 1985, le régime Marcos était soumis à un faisceau de pressions venant de tous les horizons politiques. La guérilla communiste était trop faible pour menacer directement le pouvoir, mais elle aiguisait ses contradictions. La bourgeoisie d’affaires, comme beaucoup des grandes familles provinciales, avait basculé dans l’opposition active. Frappées par la récession économique et étranglées par le népotisme ambiant, elles mettaient Washington en demeure de choisir ses alliés. L’armée se scindait, une fraction minoritaire mais prête à tout préparant un coup d’État. La hiérarchie catholique, consciente de la gravité de la situation, avait mis fin à sa politique de soutien critique à la dictature. Les hommes politiques sentaient que les jours du président étaient comptés - au propre comme au figuré car on le savait gravement malade. Il en allait de même de larges secteurs de la petite bourgeoisie et des milieux populaires. Au sein de l’administration américaine, l’initiative revenait à ceux qui voulaient imposer à Marcos une réforme du régime.
* Entre le coup d’État, la réforme imposée, la révolution politique ou la guerre prolongée, les scénarios ne manquaient pas en cette fin de règne. L’originalité de la « révolution de février » tient, sur la forme, au contexte électoral et, sur le fond, à l’extraordinaire mobilisation de la population. Marcos a été pris à son propre piège. Il avait décidé d’appeler à une présidentielle anticipée pour prendre l’adversaire de cours. Il était déjà trop tard : grâce aux bons offices de l’Église, les partis d’opposition ont su présenter un « ticket » unique (Aquino et Laurel). La campagne électorale a acquis une véritable dynamique extra-institutionnelle, un « parlement de la rue » imposant sa légitimité face à une assemblée nationale croupion. La fraude électorale a fait le reste. Quand Marcos a voulu se déclarer réélu, une fraction militaire est entrée en dissidence, la hiérarchie catholique a appelé la population à protéger les soldats rebelles, une foule immense a fait barrage humain devant les régiments loyalistes. C’est la mobilisation de centaines de milliers, de millions d’inorganisés, qui a fait la différence entre victoire et défaite, qui a bouleversé tous les plans préétablis. [2]
Une conjonction remarquable s’est ainsi réalisée entre une fraction de l’armée, la hiérarchie catholique, des secteurs de la bourgeoisie et de l’oligarchie traditionnelle, les couches moyennes urbaines (une appellation volontairement composite), d’importants secteurs populaires, la gauche organisée. Cette expérience, sans précédent dans le pays, a durablement infléchi le développement du mouvement révolutionnaire philippin. Par sa combinaison de forces sociales et de projets politiques, elle lui a aussi posé de difficiles problèmes d’orientation.
* Ces difficultés étaient d’autant plus grandes que le champ politique s’était rapidement modifié depuis 1983. L’occupation jour et nuit du cœur de la capitale par des soldats rebelles et des centaines de milliers de manifestants a représenté, on l’a déjà noté, le point culminant d’une longue crise de régime. Le soulèvement d’EDSA [3] a été objectivement préparé par le patient et dangereux travail d’organisation et de mobilisation poursuivi pendant plus d’une décennie, avant tout par les militants « nationaux-démocrates » [4].
Le PCP avait toujours considéré la lutte armée rurale comme le front principal du combat antidictatorial. En 1980-1982, les luttes populaires légales ou semi-légales ont gagné en importance. A la suite du meurtre de Benigno Aquino en 1983, le centre de gravité du combat démocratique s’est carrément déplacé vers les centres urbains. Le poids politique des couches moyennes s’est considérablement accru. Cependant, la stratégie du PCP s’est avérée trop rigide pour s’adapter à une situation si mouvante.
Jusqu’en 1983-1984, le courant national-démocrate a manifesté une grande vitalité, à la différence du courant social-démocrate [5] et de l’opposition dite modérée (c’est-à-dire pro-américaines). Mais, l’initiative a changé de camp dans le cours de l’année 1985, véritable prélude à l’isolement politique du CPP au moment du scrutin présidentiel. Depuis, le paysage de la gauche a notablement évolué et s’est diversifié, sans que la prééminence du courant national-démocratique soit pour autant remise en cause. Des organisations nouvelles se sont constituées, les polémiques se sont élargies. Le pluralisme de la gauche philippine a commencé à s’affirmer comme rarement dans le passé.
* L’idéologie de la « révolution de février » était composite. Elle était, avant toute chose, antidictatoriale (malgré la présence d’une fraction militaire qui visait au coup d’État). Les thèmes populistes étaient diffus. Une fierté nationale retrouvée s’affirmait avec éclat. Reagan était conspué pour son soutien à Marcos, mais l’anti-impérialisme restait marginal. La place occupée par les représentations religieuses était, par contre, remarquable. Le marxisme restait et reste aux Philippines une référence vivante. Mais l’accession au pouvoir d’Aquino, très proche de l’archevêque Sin, a favorisé une virulente offensive idéologique menée contre le PCP et l’ensemble de la gauche marxiste par la hiérarchie catholique ou les apôtres du libéralisme économique.
* L’année 1986 a été une véritable année-pivot. Un régime est renversé, celui de la loi martiale. Un autre est né, dont la principale base sociale est analogue mais dont les modalités de fonctionnement sont différentes (vu le rôle des institutions élues) et les équilibres précaires. Les forces qui avaient chassé du pays le président-dictateur divergeaient sur les grandes orientations sociales et politiques. Le gouvernement comprenait des personnalités appartenant à la droite musclée (comme l’ancien architecte de la loi martiale, Juan Ponce Enrile) ainsi que des hommes de gauche, opposants de toujours à la dictature (comme l’avocat Jose Diokno). Le rapport entre administration civile et pouvoir militaire restait à établir.
Les frontières du nouveau régime n’étaient alors pas encore complètement dessinées. Elles restaient l’enjeu d’une lutte intense. Février 1986 a ouvert une période de transition qui a duré environ deux ans. La complexité de la situation a, une fois encore, suscité de nombreuses divergences au sein de la gauche.
En 1988, le régime Aquino a fini de prendre forme. La coalition gouvernementale s’est resserrée. Son aile ultra est passée à l’opposition, avec Juan Ponce Enrile et le vice-président Salvador Laurel. Le décès de Jose Diokno et le départ des personnalités les plus à gauche a assuré un recentrage à droite, agréable à Washington. Un équilibre précaire a été négocié avec les forces armées. La situation s’est temporairement stabilisée. La croissance économique a repris après plusieurs années de récession et de stagnation.
Pourtant, la situation politique restait incertaine. La tentative de coup d’État de décembre 1989 —très sérieuse— a montré à quel point le régime ne pouvait et ne peut contrôler les événements. L’année 1986 n’a clôt un chapitre de la crise philippine que pour en ouvrir un autre. Quatre ans après l’instauration du régime Aquino, l’instabilité recommence à se manifester sur tous les plans. Il y a, à cela, des causes profondes. La plus évidente concerne l’héritage du régime déchu.
L’héritage de la loi martiale et le régime Aquino
L’imposition de la loi martiale, en 1972, a permis à Marcos, un politicien lié aux grandes familles du nord de l’île de Luzon, de se maintenir au pouvoir. Le président-dictateur affirmait avoir pour ambition de moderniser le pays. C’est à ce titre qu’il réclamait l’appui de Washington —et qu’il obtint celui des couches moyennes—, qu’il justifia la mise au pas des mouvements populaires, qu’il cassa le développement de la gauche révolutionnaire et qu’il implanta une infrastructure économique adaptée aux besoins des capitaux impérialistes.
Derrière la façade d’un bipartisme constitutionnel, calqué sur le modèle américain, le pouvoir était, durant les années soixante, fragmenté, régionalisé. Le clientélisme était la règle, comme les jeux d’alliances entre dynasties provinciales. Les véritables partis politiques restaient l’exception.
Moderniser le pays, c’était instaurer pour la première fois dans l’archipel un État fort bénéficiant du monopole de la violence légale. Marcos s’est attaqué au pouvoir des « grandes familles » rivales. Il démantela leurs armées privées. Il renforça l’administration gouvernementale ainsi que les forces de répression étatiques qui atteignirent les 250.000 hommes. Il constitua des monopoles économiques d’État et préserva, pour ses proches, des chasses gardées à coups de barrières douanières. Avec la participation active de la Banque mondiale, il accueillit de nouvelles vagues d’investissements étrangers, il favorisa l’expansion du marché capitaliste et introduisit la « révolution verte ». Il constitua des « zones franches » pour l’exportation et engagea le pays dans la voie du développement par l’endettement.
Marcos a construit un Etat fort, mais il l’a privatisé. Il en a fait un instrument au service de son clan familial et de ses amis. Les autres composantes de l’élite et de la bourgeoisie philippine ont été rejetées dans l’opposition. Les classes dominantes se sont fracturées. La crise de régime a ainsi été amorcée, l’étroitesse de sa base sociale lui interdisant de normaliser la vie politique. Le favoritisme aveugle divisa l’armée elle-même. Le népotisme et la corruption faisant rages, les couches moyennes urbaines furent désillusionnées. L’assassinat en 1983 de Benigno Aquino fut une véritable déclaration de guerre à toutes les forces d’opposition, même pro-américaines : il n’y aurait ni compromis, ni réforme.
Les mouvements revendicatifs ont mûri sous l’épreuve et ont progressivement gagné une envergure nationale. L’existence d’un État dictatorial a favorisé l’unification des luttes sectorielles autour d’un même objectif politique —le renversement du régime. Les organisations révolutionnaires clandestines se sont, durant cette période, considérablement renforcées.
Les dernières années de la dictature Marcos ont sanctionné l’échec de ses prétentions réformatrices et modernistes. Reste l’héritage des années 1972-1986 durant laquelle le pays a vécu, de droit ou de fait, sous la loi martiale. Il est lourd.
La crise socio-économique
En une génération, la position internationale du pays s’est profondément transformée. L’archipel était l’un des mieux lotis et l’un des « espoirs » de l’Asie du Sud-Est. Enfant chéri de la Banque mondiale, son taux de croissance ne le cédait qu’au Japon, dans cette partie du monde. Il est aujourd’hui la lanterne rouge de l’ASEAN. Après avoir suivi les prescriptions du Fonds monétaire international, il est plus dépendant que jamais du marché mondial — il plie sous le poids d’une dette extérieure de 29 milliards de dollars. L’Etat est devenu l’otage du FMI qui dispose d’un véritable droit de regard sur sa politique économique.
Le niveau de vie populaire s’est effondré pendant les vingt ans du règne de Marcos. Il ne s’est pas rétabli depuis. Selon la Banque mondiale, en 1988 le pouvoir d’achat continuait de se détériorer. Pour de nombreux économistes, 70% de la population vivent au-dessous du seuil de pauvreté absolue — soit 49 millions de personnes. [6] L’Institut de Recherche sur la production alimentaire et la nutrition considérait en 1988 qu’une famille de six personnes devait recevoir, à Manille, 150.08 pesos par jour pour couvrir ses besoins élémentaires. Le salaire minimum officiel était alors de 69.33 pesos. En 1989, il a été augmenté de 25 pesos. Mais l’inflation frappe les consommateurs et seule une petite minorité des 300.000 employeurs philippins respecte la loi en matière de salaire minimum. C’est précisément sur cette question qu’un grand nombre de grèves ont actuellement lieu.
L’orientation économique du régime Aquino est avant tout libérale : démantèlement des monopoles étatiques (particulièrement dans la distribution), privatisation des entreprises nationales (offertes aux capitaux étrangers en échange d’une réduction de la dette), abaissement des barrières douanières. Un correctif essentiel à ce credo reaganien : une intervention administrative visant à créer des emplois ruraux et à relancer ainsi le marché intérieur. Une conviction simple : il suffit de rétablir la confiance, et l’économie de marché fera le reste.
Après deux ans de récession majeure (déclin de 10% de la production en 1984 et 1985) et un an de stagnation (1986), une croissance de plus de 6% en moyenne est enregistrée de 1987 à 1989.
Il n’y a pourtant pas lieu de pavoiser. Compte tenu du poids de la dette et de l’instabilité politique, la reprise économique de 1987-1989 est très fragile. De plus, une croissance du Produit national brute ne garanti en rien le rétablissement du niveau de vie. Selon un rapport de la Banque mondiale, même si la croissance économique progresse constamment de 6% par an jusqu’à la fin du siècle, le niveau des salaires réels des Philippins va baisser de 3%. [7].
Le taux de chômage total ou partiel avoisine les 40%. L’économie « informelle » occupe une place très importante, ainsi que l’exportation de main d’œuvre et le tourisme-prostitution. Le semi-prolétariat des pauvres urbains est devenu une composante majeure des forces populaires du pays.
Le régime Aquino a dû faire face à un très lourd handicape économique et social, legs de l’ancien régime. Il ne pouvait faire de miracle. Mais il ne s’est jamais sérieusement attaqué aux maux fondamentaux. La ministre du Plan, Solita Monsod, a longtemps bataillé pour que le gouvernement face front contre le FMI et obtienne un allégement substantiel de la dette. Apôtre du marché libre, elle n’en pensait pas moins que sans cela le pays ne pourrait décoller économiquement. En minorité sur cette question, elle a fini par démissionner en signe de protestation. La sous-industrialisation s’accroît, la dernière usine de machine-outil a disparu et le parc industriel est avant tout composé du textile, de l’électronique, de la petite chimie et de l’alimentaire.
Corazon Aquino elle-même a dû reconnaître, le 7 août 1988, qu’elle était « parfaitement consciente de ce que les pauvres n’ont pas pu bénéficier autant que les riches » de la politique de son administration ! [8] En clair, les inégalités sociales s’aggravent au lieu de se réduire.
La réforme agraire
La réforme agraire a peut-être constitué le test le plus claire concernant la volonté et la capacité du régime de s’attaquer aux inégalités sociales et aux racines de la pauvreté populaire.
Il a fallu attendre juin 1989 pour que le Congrès —largement contrôlé par l’oligarchie foncière— vote une nouvelle loi sur la réforme agraire. Elle n’annonce pas la révolution. Le projet initial, modéré, a été remanié plus d’une fois avant d’être soumis à adoption. Les provisions concernant les droits des propriétaires et de leurs enfants réduisent considérablement la surface destinée être redistribué aux paysans pauvres. Des tours de passe-passe juridiques aident à préserver les plus grandes propriétés —dont l’hacienda Luisita qui appartient à la famille de la présidente. La lenteur des procédures favorise les possédants ainsi que l’évaluation de la valeur marchande des terres et des compensations financières. Bien des points d’interrogations subsistent quant au financement de la réforme.
Le gouvernement ne cherche pas à s’appuyer sur les paysans qui sont directement intéressés à la distribution des terres. Il menace ceux qui en occupent de les exclure de son bénéfice. L’administration exige des paysans qu’ils renoncent aux parcelles qui leur ont été gratuitement données par la NPA, ou qu’ils payent d’importantes compensations aux anciens propriétaires. Par contre, de nombreux scandales financiers montrent que certains font fortune en achetant des terres de mauvaise qualité à bas prix et en les revendant très cher au Département de la réforme agraire. Les spéculateurs utilisent la clause de la loi qui veut que les terres soient payées « à leur juste prix » —celui, facilement manipulable, du marché— et non en fonction de leur valeur productive. L’oligarchie, qui a fait avorter les précédentes réformes agraires, garde le contrôle de l’administration chargée de mettre en œuvre celle-ci [9].
Une armée politique
Autre legs du régime Marcos, l’un des plus pernicieux, l’armée est entrée en politique. [10] Elle était, dans les années cinquante-soixante, un corps « professionnel », sous le contrôle des institutions élues et du gouvernement civil. Elle se trouve maintenant dotée d’une autonomie grandissante. Elle pénètre le champ économique. Des « confréries » plus ou moins occultes jouent en son sein un rôle croissant. Des officiers philippins prennent ouvertement pour modèle les forces armées thaïlandaises qui ont goûté au pouvoir il y a déjà 60 ans.
La rébellion militaire de février 1986 a permis au général Ramos et au RAM —le Mouvement de réforme des forces armées des Philippines— d’être partie prenante de la formation du nouveau régime. Le premier est aujourd’hui ministre de la Défense —un poste occupé sous Marcos par un civil— et ne cache plus ses ambitions présidentielles. Quant au RAM, animés par des colonels, il est entré en dissidence ouverte. Il s’attaque à la corruption et au népotisme des milieux gouvernementaux pour exiger que le pouvoir revienne à une junte militaire « propre ».
Il y a eu six tentatives de coup d’État entre février 1986 et décembre 1989. La première, en juillet 1986, semblait burlesque. Elle était un test décisif. La présidence n’a pas pu ou pas voulu sanctionner les coupables : les soldats rebelles ont été condamnés à faire des « pompes » ! Un rapport de force favorable aux militaires a ainsi été établi. En 1987, il était déjà trop tard pour purger l’armée. C’est ce qu’a illustré avec éclat la tentative de putsch d’août 1987. [11] Le Palais présidentiel a été attaqué et il y a eu morts d’hommes. Gregorio « Gringo » Honasan, qui en était la figure de proue, avait un prestige considérable au sein des forces armées. Arrêté, il a bénéficié des complicités nécessaires à son évasion. Entré en clandestinité, il semble avoir participé à la préparation du putsch de décembre 1989.
Cette dernière en date des tentatives de coup d’État a été la plus sérieuse de toutes. Véritable soulèvement militaire, elle a été bien prête de réussir. Il a fallu l’intervention directe de l’aviation américaine, offrant au régime une couverture aérienne, pour éviter la chute du gouvernement. Sept jours durant, le quartier des affaires de Manille a été le théâtre de combats. Au nord de Luzon et dans l’île de Cebu, le commandement s’est ouvertement rallié aux mutins. De nombreux régiments ont manifesté par leur passivité leurs sympathies envers ces derniers.
Entre restauration et révolution
La crédibilité du régime Aquino est fortement entamée par cette succession de coup d’États. Son évolution a été profondément influencée par la pression constante exercée par l’armée. Fruit de nombreuses ambiguïtés et de rapports de forces fluctuants, un décalage important est rapidement apparu entre ce qu’est devenu et ce que prétend être la présidence.
Les traits généraux du régime Aquino apparaissent aujourd’hui assez clairement :
Un « espace démocratique » a été conquis en 1986. Les élections jouent dorénavant un rôle réel dans la sélection du personnel politique. Mais le « pouvoir populaire » de la révolution de février n’a jamais pris forme organique. Le « parlement de la rue » a été démobilisé. Depuis 1987, l’espace démocratique lui-même ne cesse de se réduire.
C’était dans le domaine des droits humains que le régime Aquino avait fait preuve de sa plus grande capacité réformatrice. Tous les prisonniers politiques connus avaient été libérés dont des dirigeants historiques du PCP, de la NPA, des Chrétiens pour la libération nationale et du Front national démocratique. Le droit d’habeas corpus a été rétabli, l’usage de la torture interdit. Cependant, depuis 1987, la situation ne cesse de se dégrader, avec la multiplication des exactions commises par l’armée et les groupes de « vigiles ». Amnesty International a publié un rapport d’enquête alarmé dont les conclusions sont très dures pour le régime. [12]
* La résurgence politique des grandes familles provinciales est très frappante. Libérées du carcan dictatorial, elles aspirent à une véritable restauration, le retour à l’âge d’or d’avant la loi martiale : précisément cette démocratie élective, élitiste et clientéliste. Elles constituent la base privilégiée du nouveau régime. Corazon Aquino appartient elle-même à l’une de ces grandes familles de mestizos sino-philippins dont le poids s’est considérablement renforcé depuis le début du siècle, avec la colonisation américaine. [13]. La volonté de « restauration » politique manifestée par les grandes familles s’accompagne d’un profond conservatisme social.
* La restauration reste elle-même inachevée. Elle se heurte à l’héritage démocratique de la « révolution de février » et à celui, autoritaire, de la période de loi martiale ; à la capacité d’action nouvelle des organisations populaire dans de nombreux fiefs régionaux. Les partis proprement dits ne jouent toujours qu’un rôle secondaire dans la vie du pays. Le principal d’entre eux, le PCP, est clandestin. Le Parti démocratique philippin (PDP) de Pimentel [14], et le Parti libéral de Salonga restent prisonniers du jeu traditionnel. La participation à la vie politique des couches moyennes urbaines et des milieux intellectuels est limitée. Quant à la participation de la bourgeoisie industrielle, elle relève pour l’essentiel des groupes de pression.
Dans la perspective des élections présidentielles de 1992, deux grandes coalitions ont été constituées. Le vice-président Laurel participe à un regroupement d’opposition de droite —l’Unité pour l’action nationale—, de concert avec Juan Ponce Enrile. La présidente patronne le LDP (Combat démocratique des Philippins) [15]... Cela ne va pas bouleverser les habitudes : comme hier, derrière la reconstitution partielle d’un bipartisme traditionnel, on retrouve les non moins traditionnels notables locaux et « dynasties politiques ».
Malgré l’existence d’importantes divergences sur ce qu’il convenait de faire, la gauche révolutionnaire a tenté de participer aux élections. Le Partido ng Bayan, constitué en 1986 par d’anciens détenus, a présenté des candidats. Ses dirigeants, comme ceux des organisations de masse, sont devenus la cible des « escadrons de la mort » —Rolando Olalia du KMU, Lean Alejandro de Bayan et d’autres encore ont été froidement abattus. Faute de protection et de moyens financiers, la capacité électorale du PnB est maintenant fort restreinte. Avec l’existence d’une gauche marxiste légale, c’est la participation des classes populaires à la vie institutionnelle qui est ici en cause.
Démocratie il y a aux Philippines —si l’on entend régime électif. Mais une démocratie à I’usage exclusif des possédants. Pour le pauvre, l’élection reste l’occasion de recevoir la pièce en votant pour qui a « les armes, l’argent et les hommes de main ». [16]
* Le régime constitutionnel est de facture présidentielle. Pourtant, le pouvoir se fragmente à nouveau. Le gouvernement est otage de son alliance avec l’état-major. I’autorité du civil sur le militaire est plus formelle que réelle. Les armées privées des grandes familles provinciales se renforcent. Le régionalisme s’affirme, parfois avec éclat comme dans le cas du nord Luzon (ancien fief de Marcos) et de l’île de Negros (dominée par les barons du sucre).
Le poids de l’armée au sein même du régime est telle qu’il n’est plus à 100% civil —bien qu’il reste un rempart contre la conquête du pouvoir par une junte militaire.
Les rapports de forces issus de la « révolution de février » n’ont permis la mise en œuvre d’aucune alternative cohérente à la dictature. La restauration, l’instauration d’un régime militaire ou d’une démocratie bourgeoisie moderne, la révolution sociale, tout se heurte à des obstacles considérables. I’immobilisme social, la paralysie réformatrice, l’instabilité chronique, la fragmentation des pouvoirs et la militarisation du pays caractérisent la situation aux Philippines.
Les Philippines, Asie latine
Tributaire d’un passé récent, personnifié par l’armée, le régime Aquino l’est aussi d’un passé plus lointain, personnifié par les grandes familles provinciales. Il explique bien des singularités de l’archipel philippin, terre asiatique christianisée.
Dans un discours prononcé en 1946 devant le Congrès américain, Manuel Roxas, premier président des Philippines indépendantes, avait nié l’identité asiatique des peuples de l’archipel. Les Philippins ne sont « pas de l’Orient, si ce n’est par la géographie. Nous appartenons au Monde occidental par raison de culture, de religion, d’idéologie, et d’économie. Bien que la couleur de notre peau soit brune, le tempérament de notre esprit et de notre cœur est presque identique aux vôtres... Vous avez en nous un partenaire de votre système politique et économique — une station radio émettrice pour [diffuser] l’américanisme ». [17]
Imagine-t-on un roi de Thaïlande ou un général indonésien prononcer une déclaration si avilissante pour l’identité nationale ?
Seul pays majoritairement christianisé dans cette partie du monde qui est de cultures islamique, bouddhiste et confucéenne, les Philippines ont une histoire coloniale qui se rapproche plus de celle de l’Amérique latine que de l’Asie. Précoce — elle remonte au XVIe siècle— la colonisation espagnole ne s’est pas heurtée à une civilisation centralisée et à une organisation socio-économique développée. La pénétration culturelle occidentale est d’autant plus remarquable que les Philippines ne furent jamais une colonie de peuplement. Une élite métissée apparue certes, mais moins nombreuse que les mestizos sino-philippins.
Après plus de trois siècle de domination espagnole, l’archipel devint pour une cinquantaine d’années l’une des rares colonies des États-Unis. Ce processus unique en Extrême-Orient contribua de façon décisive à la formation des Philippines contemporaines.
Le régionalisme
La conquête espagnole a probablement brisé un mouvement d’intégration engagé par les royaumes musulmans. Derrière les structures administratives et religieuses mises en place par le pouvoir colonial, l’unification sociale, économique, politique et linguistique du pays ne s’est jamais achevée. [18] Cet héritage historique s’est combiné à la géographie particulière du pays (un archipel montagneux où les communications maritimes et terrestres sont souvent difficiles [19]). Cela renforça considérablement le poids des régionalismes. Les Philippines présentent, aujourd’hui encore, une extraordinaire mosaïque de formations sociales, produit d’histoires régionales différentiées.
La structure agraire du pays exprime cette grande diversité. Depuis la seconde guerre mondiale, le marché capitaliste s’est rapidement développé dans le domaine agraire. Cela n’a pas suffi à uniformiser le paysage social des campagnes. La fiabilité des statistiques socio-économiques est douteuse, mais elle permet de prendre la mesure de l’évolution du monde rural. L’emploi agricole concerne environs 10 millions de personnes. 15% d’entre eux sont des producteurs dotés d’un titre de propriété. 15% cultivent sans titre de propriété des terres appartenant au secteur public. 20% ne possèdent pas leur ferme et doivent louer les terres qu’ils travaillent. 50% sont des ouvriers agricoles permanents ou saisonniers. [20]
L’île de Negros est dominée par la production de canne à sucre et la présence de plantations traditionnelles caractéristiques du XIXe siècle où ouvriers agricoles permanents et saisonniers, endettés, sont soumis à la surexploitation (et, parfois, au paternalisme) d’une aristocratie de gros propriétaires. La misère est telle, que le prolétariat rural de ces plantations aspire souvent a devenir paysan —afin de produire de quoi se nourrir. Liée d’abord au capital britannique, puis confiante dans la stabilité du débouché américain, la bourgeoisie foncière locale manifeste facilement son indépendance vis-à-vis du gouvernement
Les plantations de Mindanao diffèrent profondément de celles de Negros. Plus modernes, elles offrent de meilleures conditions à leur main-d’œuvre salariée permanente. Elles contrôlent le processus de production des fruits mais possèdent rarement la terre : elles signent des contrats avec des paysans propriétaires ou des fermiers capitalistes. Cela influe considérablement sur les consciences, les revendications et les modalités d’organisations des producteurs. Certains se tournent naturellement vers les syndicats. D’autres, réduit dans les fait à une condition semi-prolétarienne, s’attachent à leur statut formel de petit propriétaire.
L’île de Luzon, l’un des pôles de développement colonial, a été le berceau du mouvement communiste. Dans les années soixante, elle a été le théâtre, sous le nom de « révolution verte », d’une vaste campagne de « modernisation » de la riziculture. Si cette « révolution » technocapitaliste n’a pas résolu le problème de la propriété agraire, elle a donné un coup de fouet à l’extension du marché dans le monde rural. En revanche, dans l’île particulièrement pauvre de Samar la culture d’autosubsistance et les structures villageoises traditionnelles gardent une place importante.
Les structures de propriété varient considérablement entre secteurs économiques : noix de coco, sucre, fruits, riz et maïs ; et au sein d’un même secteur. A Negros, les collines, où opère en permanence la NPA, accueillent sur leur flancs de petits producteurs de canne à sucre alors que les grandes plantations, où sont implantés les syndicats, se situent dans les plaines. [21]
L’unification nationale des luttes rurales n’est pas toujours facile du fait de la complexité de ces structures socio-économiques. Elle se réalise sur la réforme agraire, le combat contre les effets pernicieux du marché capitaliste et dans la confrontation avec l’administration gouvernementale. En 1987, un important débat sur le rapport entre distribution des terres et mouvements coopératifs a été amorcé.
Les minorités
Un aspect particulier du régionalisme philippin concerne les minorités ethniques et religieuses. On trouve, aux deux extrémités de l’archipel, la présence de communautés soumises à l’oppression de l’État central : les Moro musulmans et les tribus montagnardes Igorot. [Note : les lumads —populations indigènes aujourd’hui montagnardes— sont aussi très présents à Mindanao].
L’île de Mindanao, territoire islamique, a été ouverte, entre les deux guerres mondiales, à la colonisation chrétienne : une masse de petits paysans à l’esprit pionnier, chassés du nord et du centre de l’archipel par la crise agraire. Durant les années cinquante, le gouvernement a favorisé cet exode pour diminuer les tensions sociales dans les campagnes de Luzon et des Visayas —et afin de réduire les populations musulmanes au statut de minorité dans leur propre pays. Une décennie plus tard, I’île a vu s’implanter des multinationales de l’agrobusiness. Les Moro ont été ainsi chassés d’une bonne partie de leurs terres.
A l’oppression culturelle et religieuse des communautés Moro s’est ajouté la spoliation territoriale et les déplacements de populations, ce qui a suscité la renaissance d’une résistance armée, tenace malgré ses divisions et ses limites politico-organisationnelles. Le MNLF ou Front de libération national Moro, la plus importante des organisations de résistance, a été fondé voilà dix-sept ans. Longtemps, le gros des forces armées philippines a été envoyé combattre au sud de l’archipel. Le conflit aurait fait environs 50.000 morts. Aujourd’hui encore, les négociations avec le gouvernement de Manille sont au point mort. En novembre 1989, musulmans et chrétiens ont majoritairement rejeté une formule d’autonomie avancée sous forme de référendum régional par le régime Aquino. [22]
La guerre qui a ensanglantée les régions musulmanes de l’archipel a amené l’Organisation de la conférence islamique à intervenir. Les Philippines ont ainsi été intégrées à un champ particulier de contradictions internationales.
L’existence de communautés tribales montagnardes Igorot pose des problèmes spécifiques au gouvernement comme à la guérilla. Le régime Marcos s’est aliéné les Kalinga, les Bontok et les Tinggian, tribus aux traditions guerrières, quand il a voulut construire de grands barrages et quand il a favorisé les opérations d’une compagnie traitant le bois. La NPA a su nouer une alliance avec ces populations montagnardes de la Cordillera, une région militairement stratégique car elle domine tout le nord de l’île de Luzon.
Pourtant, en avril 1986, une scission s’est produite dans les rangs de la guérilla, dirigée par un prêtre, Conrado Balweg, dont le passage à la NPA avait fait sensation. Les dissidents dénonçaient le contrôle exercé par le Parti communiste sur les communautés tribales. Ils déclaraient vouloir donner la priorité au combat pour l’autodétermination. Ils ont fondé l’Armée populaire de libération de la Cordillera (CPLA).
La CPLA ne semble pas avoir réussi à s’assurer un soutien suffisamment large pour pouvoir maintenir son autonomie d’action entre la NPA et les forces gouvernementales. Des divergences ont opposé Balweg, rallié de fait à l’armée, à d’autres dirigeants soucieux de préserver la possibilité de rapports unitaires avec la NPA ; possibilité qui s’est évanouie après que cette dernière a tendu une embuscade meurtrière, tuant un représentant de l’aile gauche de la CPLA, Ka Angat. [23]
Par mesure de rétorsion, la CPLA enlevé et tué Daniel Ngaya-an, président de la Cordillera Bodong Association, une organisation régionale soutenue par le Front national démocratique. Elle a transgressé une loi non écrite qui veut que les clandestins ne s’attaquent pas aux militants agissant dans la légalité, aggravant ainsi le fossé de sang entre les deux mouvements. Momentanément affaiblie par la scission de Balweg, la NPA a depuis repris l’initiative et a connu un développement significatif dans la région en 1988-1989.
Des militants du Front national démocratique pensent que la scission aurait pu être évitée si un certain nombre de problèmes avaient été mieux pris en compte : l’analyse du caractère spécifique des sociétés montagnardes (trop rapidement qualifiées de « féodales » par le PCP), l’importance de leur combat pour l’autodétermination, les exigences de la vie démocratique au sein du mouvement. le NDF favorise maintenant la formation d’organismes de pouvoir propre à cette région du pays. Au fond, ce sont les modalités d’intégration des communautés montagnardes à la lutte poursuivie dans l’archipel tout entier qui sont en cause.
L’identité nationale
La colonisation précoce du pays a favorisé un long processus d’acculturation. Sous la domination espagnole, l’élite locale utilisait le castillan. Les principaux écrits nationalistes de la fin du XXe siècle —dont ceux de Jose Rizal [24]— ont été écrits dans la langue du colonisateur. Le reste de la population continuant à ne parler que les langues et dialectes locaux, et l’écriture autochtone ayant disparu, un alphabet latin légèrement remanié a dorénavant servi à les transcrire. Sous la domination américaine, l’anglais a pénétré l’enseignement. Il est devenu la langue « officielle », le tagalog n’étant que la langue « nationale ». [25] D’importants écrivains progressistes de l’après-guerre, comme Sionil Jose, publient encore dans cette langue. Ce n’est que récemment que des auteurs ont commencé à produire une nouvelle littérature en philippin.
Sionil Jose, « né dans un village ravagé par la misère », envoyé comme domestique à l’âge de treize ans chez un oncle de Manille, a eu la chance de pouvoir poursuivre ses études. Il décrit les contradictions propres à sa génération d’écrivains engagés : « L’ilokano —mon parler maternel— est une langue belle et précise, mais je ne peux en vivre comme moyen d’écriture. L’histoire en a décidé pour moi. Si, aujourd’hui, je n’écrivais en anglais, se serait très probablement en japonais [ ... ] Je me console de la perte de ma propre langue en me disant que Rizal écrivait bien en espagnol, que ce n’est pas la langue qui signe l’engagement d’un homme aux cotés de son peuple, mais les idées qu’il exprime avec elle. Je sais aussi que la langue, ce n’est pas seulement des mots : elle véhicule tout un bagage culturel ; de plus, elle me crucifie —quel que soit mon amour pour cette langue que j’utilise aujourd’hui— à l’aide du savoir que j’ai de mon passé colonial ». [26]
L’histoire de la conscience collective aux Philippine est profondément marquée par cette intégration culturelle des ilustrados du siècle dernier et de l’intelligentsia contemporaine. Un décalage durable est apparu entre le processus de formation de la nation philippine et celui de l’identité nationale. [27]
Les Philippines sont le premier pays d’Asie à avoir connu une révolution anticoloniale et nationale, en 1896-1898. Mais les mêmes dirigeants qui ont proclamé l’indépendance face à l’Espagne ont accepté la domination américaine. La capitulation de l’élite devant e mirage intégrationniste a brisé le processus de formation d’une véritable conscience nationale moderne. L’indépendance est octroyée par les États Unis en 1946. Elle n’est pas le fruit d’un combat fondateur d’une identité collective. L’intelligentsia du XXe siècle a contribué, dans sa majorité, à la diffusion d’une culture néocoloniale.
Les mouvements sociaux et politiques contemporains ne peuvent pas s’appuyer, dans leur combat anti- impérialiste, sur une tradition nationale dynamique et cohérente, comme dans d’autres pays de la région. Ils doivent véritablement reconstruire une mémoire historique.
La « révolution de février » 1986 a exprimé à sa manière l’ambivalence des rapports établis avec les États-Unis. Si l’anti-impérialisme était pratiquement absent de ces journées, la fierté nationale n’en était pas moins présente : le renversement de la dictature a été imposé par le peuple et non pas octroyé par Washington, comme hier l’indépendance. D’où ce T-shirt jaune (la couleur des « aquinistes »), massivement distribué, qui porte sur une face « Pouvoir populaire » et sur l’autre « Je suis fier d’être Philippin ».
Eglise et politique
Autre trait distinctif de la « révolution de février », le rôle de l’Église et l’importance de la symbolique chrétienne renouvelée durant ces journées capitales, quand des nonnes prient devant des chars d’assaut immobilisés. Le charisme de Corazon Aquino tient plus du religieux que du populisme. La nouvelle présidente bénéficie de plusieurs sources de légitimité. Celle de son long combat contre la dictature, alors que son mari était incarcéré, en exile, puis froidement abattu. Celle des urnes, gagnée lors des présidentielles et confirmée à l’occasion des scrutins suivants. Celle, sanctifiée, que lui accorde la hiérarchie catholique qui n’hésite pas à présenter sa victoire comme un miracle, œuvre de Dieu.
La pénétration culturelle du pays par l’Occident a signifié sa christianisation. La population est à 84% catholique (les autres églises chrétiennes —protestantes, anglicanes ou indépendantes— comptant pour 10%, les musulmans pour 5%, les « animistes » pour 1%). [28] L’Église, au temps de la domination espagnole, était une puissance quasi-étatique, parallèle à l’administration, à la fois complice et concurrente. Par-delà la séparation officielle de l’église et de l’État introduite par les Américains, la hiérarchie catholique a maintenu ses relations ambiguës avec le pouvoir temporel, comme en témoigne son attitude de « soutien critique » à l’égard du régime Marcos puis son rôle actif dans la victoire d’Aquino.
La hiérarchie est loin d’être homogène et de se reconnaître toujours dans les propos de son porte-parole, le cardinal Jaime Sin. Mais l’intervention temporelle de l’Église ne s’est pas démenti. Après avoir interdit aux prêtres de faire campagne pour quelque parti que ce soit, le cardinal a déclaré, dans sa lettre pastorale du 22 avril 1987 : « Je dois vous enseigner et vous guider au nom du Seigneur, de manière que votre engagement politique suive la voie chrétienne ». En effet, l’Église a à la fois « le droit et le devoir de s’engager dans la vie politique ». [29] Passant de la parole aux actes, il s’est affiché avec les candidats gouvernementaux.
Les frontières entre l’église et l’Etat restent floues. La nouvelle Constitution, adoptée en février 1987, a une tonalité religieuse plus affirmée que par le passé. L’avortement et le divorce sont toujours interdits et ce, quelque soit la confession des citoyens concernés. Le cardinal Sin est devenu un conseillé politique très écouté de la présidente. L’implication de la hiérarchie dans les conflits temporels est si directe que le Vatican s’en inquiète : c’est l’unité de l’institution qui peut être en jeu. La communauté des fidèles représente une portion trop grande de la société pour ne pas être travaillé par les contradictions qui la traverse. Une église du peuple s’oppose sourdement à une église des possédants.
Le phénomène n’est pas nouveau. La protestation populaire et nationale s’est traditionnellement réfugié dans le religieux, comme au tournant du siècle. [30] L’Eglise est l’un des premiers champs de combat du nationalisme moderne, avec la lutte engagée pour sa « philippinisation » au XIXe siècle.
Une convergence est apparue, sous la loi martiale, entre l’élargissement des luttes sociales, le dynamisme du Parti communiste et la radicalisation croissante de nombreux fidèles. C’est un phénomène capital et nouveau. Le communisme philippin a des sources laïques, athées, anticléricales. Il vient, dans les années trente, d’un authentique parti ouvrier, animé par une première génération de syndicalistes. Au début des années soixante-dix, le PCP et la Kabataang Makabayan (la Jeunesse nationaliste) s’affrontent directement, dans les université, au mouvement étudiant catholique animé par le courant chrétien social-démocrate. Idéologues jésuites et théoriciens marxistes croisent le fer, aujourd’hui comme hier.
Mais dans le travail de masse —villages et communautés urbaines—, les militants communistes ont rencontré prêtres, séminaristes et religieuses, militants laïcs catholiques et protestants. Le PCP a bénéficié de ce rejet de la dictature par dans des milieux chrétiens. Il a consolidé son implantation, il a recruté de nouveaux cadres et il s’est progressivement « philippinnisé » en se liant à eux.
Cette rencontre entre le mouvement marxiste-léniniste et une aile radicale de l’Eglise a commencé tôt. Les Chrétiens pour la libération nationale, animés par le père Ed de la Torre, sont nés en février 1972. Après l’imposition de la loi martiale, ils participent à la fondation du Front national démocratique. Rejetés dans la clandestinité, ils dépendent logistiquement du parti communiste. Les CNL représentent une composante essentielle du NDF : c’est leur présence qui donne à cette organisation, qui a du mal à se structurer à l’échelle nationale, une assise plus large que celle du PCP et de la NPA. [31]
Durant la première moitié des années quatre-vingt, le paysage de l’Eglise s’est polarisé. Les CNL se sont réorganisés. Ils ont recruté un nombre significatif de religieuses. L’aile protestante du mouvement s’est développée. A l’opposé du spectre politique, les sectes fondamentalistes connaissent aujourd’hui une croissance vertigineuse. Activement soutenues par la Nouvelle Droite américaine, elles sont virulemment anticommunistes.
Ces sectes, généralement protestantes, sont intégrées à la politique de contre-insurrection mise en œuvre par l’état-major philippin : au nom de la doctrine des « conflits de basse intensité », le pouvoir tente d’organiser la population au niveau local pour la faire directement participer à l’effort de guerre contre la guérilla. L’extrême droite recrute massivement dans ce vivier fondamentaliste pour former des milices dans les villages et les quartiers, connues sous le nom de « vigiles ». Quant à la secte Moon et son bras séculier Causa, elles interviennent sur le front idéologique, opposant l’idée de Dieu au marxisme. [Voir Paul Petitjean, « Contre-insurrection, terreur et démocratie », Inprecor n° du.]
Un enjeu stratégique
La prolifération des groupes de vigiles donne un coup de fouet à la militarisation du pays. Avec de nouvelles unités spécialisées, les SOT [32], elle introduit la « guerre totale » dans les localités. Le gouvernement cherche à réduire l’assise politique de la NPA en la battant sur son propre terrain, l’enracinement populaire. L’armée poursuit ses opérations de renseignements et de désinformation, avec quelques succès : elle a capturé plusieurs dirigeants communistes de premier plan. Elle a aussi réussi a créer la panique en laissant croire au mouvement révolutionnaire que ses organisations étaient massivement pénétrées par des agents, ce qui a provoqué des purges sanglantes dans plusieurs provinces. Les escadrons de la mort ont recommencé à opérer, les « disparitions » de militants sont plus fréquentes et l’on peut craindre que les assassinats sommaires de personnes suspectées d’être des cadres communistes ne se multiplient.
Les opérations de contre-insurrection s’intensifiant, Washington intervient de plus en plus ouvertement. Le président Reagan a donné officiellement, en avril 1987, le droit à la CIA d’opérer dans le pays. Un budget de dix millions de dollars a été adopté à des fins de surveillance et d’actions secrètes. Le Colonel James Rowe, abattu en avril 1989 à Manille par une unité urbaine de la NPA, était un spécialiste de la guerre contre-révolutionnaire travaillant dans l’archipel. Le coup d’État du 30 novembre 1989 a permis au Pentagone de faire intervenir son aviation basée dans l’archipel. Il a ainsi créé un très dangereux précédent qui pourra être utilisé, à l’avenir, contre la gauche.
Le conflit tend à s’internationaliser. Son enjeu régional et mondial est en effet considérable. Important par son nombre d’habitants, le pays l’est aussi par sa position géopolitique. Situé à cheval sur les détroits maritimes qui relient l’Océan indien à l’Océan pacifique, il contrôle une voie d’échanges vitale entre le Moyen-Orient et le Japon.
Au large des côtes chinoises et vietnamiennes, les Philippines abritent le plus important complexe militaire américain d’outre-mer. Le pays le plus occidentalisé d’Asie est aussi le plus dépendant de Washington. Les États-Unis ont perdu leurs bases du Sud-Vietnam, ils ont dû fermer celles de Thaïlande. Dans cette partie du monde, il leur reste celles qui sont implantées dans l’archipel.
La base maritime de Subic Bay peut à elle seule assurer les deux tiers de l’entretien dont à besoin la Vlle flotte américaine. Elle contient le dépôt de fournitures navales le plus gros du monde. Avec la station de Cubi Point, elle est équipée pour accueillir les porte-avions. La base aérienne de Clark représente un maillon clef de la chaîne qui relie les bases de Corée du Sud, de Guam ou du Japon à celle de Diego Garcia dans l’Océan indien.
Ce complexe militaire, avec les installations ultramodernes de San Miguel, constitue un élément essentiel du système international de communications stratégiques des États-Unis. Il joue un rôle central dans la capacité américaine de déploiement aéronavale et de commandement opérationnel dans cette zone immense et « chaude » du globe qui s’étire de la côte ouest des États-Unis à la péninsule coréenne et au golfe arabique. Le complexe de Clark, Subic Bay, San Miguel fait évidemment des Philippines un pays belligérant et une cible de première frappe, en cas de conflit nucléaire. [33]
La présidente Aquino déclare « garder ses options ouvertes » sur l’opportunité de maintenir en place les bases américaines. Un accord à néanmoins été signé le 17 octobre 1988 entre Manille et Washington sur l’utilisation pendant deux ans de ces installations. Cet accord limité s’est fait à l’avantage des États-Unis qui restent libres, par exemple, d’introduire des armements nucléaires à l’encontre d’une clause de la Constitution philippine. Il annonce probablement un compromis pour 1991, date à laquelle il faut renouveler le traité de défense mutuelle adopté en 1951.
Le coup d’État du 30 novembre 1989 est venu à point pour renforcer la position de Washington. Néanmoins, les négociations vont se dérouler en pleine campagne électorale. Des élections générales —au Congrès comme à la présidence de la République— doivent en effet se tenir en 1992, aux Philippines. Le renouvellement du traité de défense mutuelle deviendra ainsi un enjeu immédiat de la compétition politique. Par ailleurs, le mouvement populaire contre la présence des bases américaines commence à prendre une ampleur plus grande que par le passé. Dans ces conditions, il est possible que des concessions formelles soient acceptées par le Pentagone, concernant le statut officiel de la base de Clark, par exemple. Mais la conjonction entre l’échéance internationale —le renouvellement du traité— et l’échéance nationale —les élections générales— peut se révéler explosive.
Chapitre 2 : Le Parti communiste des Philippines
Note : des précisions et un plus grand nombre de références seront introduits dans ce chapitre
Le Parti communiste des Philippines a été politiquement marginalisé lors des élections de février 1986. Le renversement de la « dictature conjugale » de Ferdinand et Imelda Marcos a été une surprise pour sa direction. Elle ne l’attendait pas si tôt, et surtout pas sous la forme qu’elle a prise. Le PCP reste cependant —et de très loin— la principale organisation révolutionnaire du pays. Donnée récente, il occupe une place particulière dans l’archipel. Constitué en 1968 avec une vingtaine de membres fondateurs et 75 proches sympathisants, il n’a véritablement connu son envol que dans la deuxième moitié des années 1970 [34]. Il en va de même de la guérilla —la NPA [35]— qui n’avait que 50 à 60 membres, pourvus de 35 fusils et armes de poing, au moment de sa création, en 1969.
De nombreux hommes politiques pensaient que l’insurrection n’était nourrie que par l’opposition de la population à la dictature. Ils espéraient que le PCP et la NPA se désagrégeraient après leur échec électoral. Le mouvement communiste philippin s’est montré beaucoup plus solide qu’ils ne le croyaient.
La direction communiste, quant à elle, pensait regagner son autorité morale et politique, après avoir publié, en mai 1986, son autocritique sur sa décision de boycotter les présidentielles. Elle espérait qu’Aquino perdrait rapidement son soutien populaire, une fois le caractère conservateur de son régime apparent. Lors des pourparlers de paix de la fin 1986, le Parti communiste a effectivement reconquis une partie du terrain perdu. Néanmoins, aujourd’hui encore, le PCP est loin d’avoir retrouvé l’influence qui fut la sienne auprès des « forces moyennes » (progressistes sans être révolutionnaires) ou des « couches moyennes » (intellectuels, journalistes, avocats...). Et reste la colonne vertébrale des luttes sociales, mais il a perdu la place centrale qu’il occupait sous Marcos dans l’ensemble du mouvement démocratique.
Il est impossible de vérifier l’exactitude de ces chiffres. Mais ils donnent des ordres de grandeur crédibles. On mesure le chemin parcouru depuis la fin 1968 et même depuis le milieu des années soixante-dix, quand le nombre de membres du parti devait osciller autour de 2.000.
Selon un document interne saisis par les militaires, la NPA possédait 7631 armes automatiques en 1987, en grande majorité prises ou achetées aux forces gouvernementales. Elle n’a qu’un petit nombre d’armes antichars et de mortiers. La NPA est donc probablement l’un des plus mal équipés (si ce n’est le plus mal équipé) des importants mouvements de guérillas contemporains. La NPA n’a presque jamais reçu d’aide militaire de la part d’un régime « ami » —entre autres de la Chine. [36]
La croissance du PCP n’a pas été seulement numérique. Son expansion géographique a été remarquable. Le parti n’était implanté, au début des années soixante-dix, que dans quelques provinces de l’île de Luzon. C’est aujourd’hui un mouvement national présent partout sauf, semble-t-il, en milieu musulman et dans des îles d’importance secondaire.
Son expansion sociale est tout aussi frappante. A la fin des années soixante, la majorité de ses membres étaient d’origine étudiante (bien que souvent « établis » dans des quartiers pauvres et des villages). Il est maintenant implanté dans un large éventail de milieux : paysans, ouvriers, pauvres urbains, minorités ethniques, étudiants, intellectuels, artistes, professions libérales, religieux et laïcs des Église catholique ou protestantes. Il a recruté un nombre significatif de militantes, actives dans les mouvements femmes.
L’influence du PCP est donc beaucoup plus large que le nombre de ses membres, encore relativement modeste, ne pourrait le laisser penser. Elle se fait sentir au travers du courant national-démocratique.
Le mouvement national-démocratique
La notion de mouvement national-démocratique renvoit à deux réalités qu’il faut savoir différencier : une organisation clandestine (le Front national démocratique) et un vaste courant légal.
Le PCP, la NPA et le NDF
De tradition maoïste, les fondateurs du PCP avaient dès l’origine pour projet de construire les « trois instruments » de la lutte révolutionnaire que sont le parti (créé décembre 1968), l’armée (mars 1969) et le front uni (avril 1973). Le fait que le NDF ait été constitué après la déclaration de la loi martiale est important. Il explique la participation des Chrétiens pour la libération nationale. Continuer la lutte sous le régime de loi martiale ne pouvait se faire que dans la clandestinité. Le PC était la seule organisation à même d’agir efficacement dans ces conditions.
Le courant national démocratique est tout d’abord un mouvement organisé, clandestin, dirigé par le Parti communiste et représenté par le NDF —le Front national démocratique.
Mouvement de « classes moyennes », les CNL sont devenus, au début des années quatre-vingt, une organisation de religieux recrutant de plus en plus de prêtres et de sœurs politiquement radicalisés au contact de la misère grandissante et choqués par l’indifférence de la haute hiérarchie liée à l’élite sociale du pays.
Quelques tentatives ont eu lieu pour intégrer au NDF de petites organisations politiques de gauche ou d’extrême gauche, mais elles n’ont pas abouti. Le PC reste donc l’unique parti politique proprement dit qui soit membre du NDF. Il en constitue la direction ; l’ossature avec la guérilla. Outre les CNL, les autres composantes du Front démocratique sont des organisations « sectorielles » (ouvriers, paysans, étudiants...), elles aussi dirigées par le Parti communiste. Des « conseils populaires » du NDF se sont constitués à divers niveaux, dans les zones de forte implantation.
Le programme du NDF
Depuis 1973, le NDF (ou du moins sa Commission provisoire) avait adopté un programme en 10 points. Il a été remis en discussion durant les années quatre-vingt. La dernière version en date comprend maintenant 15 points.
Ce document représente ce que l’on peut appeler le programme intermédiaire —ou programme de transition— du Parti communiste. Il reflète I’analyse que ce dernier fait du processus révolutionnaire dans un pays du tiers monde qualifié de « semi-féodal, semi-colonial ». la révolution doit passer par deux étapes, la seconde (socialiste) succédant en continuité à la première (national démocratique). Pour José Maria Sison, ancien président du Comité central, « la révolution nationale démocratique sous la direction de classe du prolétariat » est menée « contre l’impérialisme » ainsi que contre « les classes exploiteuses, comme la grande bourgeoisie compradore et les propriétaires fonciers ». [37]
Après le renversement du régime en place et l’établissement d’une République populaire, les tâches socialistes seront pratiquement à l’ordre du jour. Pour le PCP, « la perspective de la révolution démocratique du peuple est le socialisme. La révolution socialiste doit commencer sur la base de [son] accomplissement. Bien [que le Parti communiste] soit prêt à faire des concessions à la petite bourgeoisie et à la bourgeoisie nationale durant une période de transition, le pays ne passera plus par une étape de plein développement capitaliste comme dans le cas des anciennes révolutions démocratiques, avant l’ère de l’impérialisme et de la révolution prolétarienne ». [38]
Les objectifs généraux contenus dans le programme du NDF n’ont pas été l’objet de polémiques marquantes dans la gauche philippine. Mais plusieurs éléments du cadre conceptuel dans lequel il est écrit provoquent des discussions dont la portée théorique est significative.
La notion même de « société « semi-féodale, semi-coloniale » » est souvent rejetée (y compris au sein du PCP), vu l’importance du développement capitaliste dans l’économie du pays —qu’elle soit urbaine ou rurale— et son intégration dans le marché mondial. Le concept de « semi-féodalisme » ne permet plus d’analyser de façon dynamique le développement de formes dépendantes de capitalisme, dans les pays dominés par l’impérialisme.
L’existence d’une bourgeoisie nationale qui ne soit pas organiquement liée à l’impérialisme, son rôle éventuel dans un processus de nationalisation industrielle et de transition au socialisme, font aussi débat. Pour une organisation comme Bisig, enfin, la perspective socialiste doit être dès à présent avancée publiquement dans la propagande politique afin de consolider l’indépendance de classe du mouvement ouvrier, et pour présenter une alternative globale au système en place.
Mais, plutôt que sur les questions théoriques, les désaccords les plus importants ont porté sur la pratique qui a été celle du PCP en matière de front uni – une pratique jugée par beaucoup sectaire et manipulatrice.
Le courant national-démocratique
Le qualificatif de « national-démocratique » ne s’applique pas seulement à des structures clandestines. Il définit aussi un courant politique important composé par des organisations populaires qui se reconnaissent dans les objectifs généraux du NDF — même si elles poursuivent le combat par des moyens différents de ceux de la NPA.
Dans son acceptation large, la notion de courant national démocratique renvoi à l’ensemble des organisations membres de la coalition Bayan —mot tagalog signifiant à la fois nation et peuple— comme la centrale syndicale KMU, le mouvement paysan KMP, la coalition féministe Gabriela, la Ligue des étudiants philippins (LFS), le Groupe d’action médical (MAG), l’organisation enseignante ACT, etc...
Il va de soi que toutes les composantes et tous les membres de ces organisations ne se considèrent pas nécessairement comme des militants « nationaux-démocrates » —de même que dans d’autres pays, toutes les structures et tous les militants des syndicats ne se reconnaissent pas dans l’option politique de leurs dirigeants confédéraux.
Vingt ans de luttes
C’est dans la lutte contre le régime de loi martiale que le PCP est devenu la principale formation marxiste des Philippines et la colonne vertébrale de la résistance démocratique.
Avant 1972, ce parti n’était encore qu’une jeune organisation de la « nouvelle gauche » révolutionnaire, portée par la radicalisation internationale du mouvement étudiant, l’impact de la « révolution culturelle » chinoise de 1966-1967 et l’acuité de la crise socio-politique aux Philippines. Peu de choses la distinguaient encore des autres formations maoïstes surgies dans le monde, durant ces turbulentes années 1960. Il restait plus faible et d’assise moins populaire que l’ancien Parti communiste —le PKP—, devenu pro-soviétique sur le tard, et qu’avaient quitté sans regret les membres fondateurs de ce nouveau PC pour qui la Chine rouge était une patrie idéologique.
Rien n’était d’ailleurs encore joué. Le PCP a bien failli être brisé par la contre-insurrection en 1972-1975. Mais il a survécu. Ses membres étaient psychologiquement et politiquement préparés à la répression. Avant que la loi martiale ne soit proclamée, il existait un embryon d’appareil clandestin et militaire. L’activité du parti communiste ne dépendait plus des seuls campus universitaires. Les militants avaient été envoyés dans des villages et des bidonvilles, constituant des zones de replis. Le PCP s’est rapidement associé les Chrétiens pour la libération nationale en créant avec eux, dès 1973, le Front national démocratique.
Le PKP —« l’ancien » parti— n’a pas su faire front. La plupart de ses dirigeants ont capitulé, signant avec Marcos, en 1974 un « pacte » de réconciliation. Quant aux autres organisations de la gauche militante, elles ont été détruites ou longtemps paralysées par la vague d’arrestations qui a suivit l’imposition de la loi martiale.
A partir de 1975, les luttes sociales ont repris dans des entreprises industrielles, des quartiers populaires, des bidonvilles. Le PCP était alors le seul parti à même de consolider et d’orienter cette relance initiale du mouvement populaire. Les CNL et le Front national démocratique étaient en mesure d’aller à la rencontre d’un courant de radicalisation provoqué dans les milieux chrétiens par le rejet de la dictature et la compromission de la hiérarchie catholique.
A partir du milieu des années soixante-dix, le PCP a très systématiquement déployé ses forces militantes pour ouvrir de nouvelles zones d’implantation et pour établir d’îles en îles de nouveaux foyers de guérilla. Malgré la primauté accordée à la lutte année rurale, il a aussi étendu son réseau urbain et renforcé ses activités semi-légales. Il a ainsi été en mesure, dès le début des années quatre-vingt, de faciliter la constitution d’organisations populaires « sectorielles » (par exemple syndicales) d’envergure nationale.
Au fil des ans et la crise de la dictature aidant, d’autres organisations se sont engagées dans l’action légale ou clandestine. Une aile gauche de la social-démocratie chrétienne est apparue, travaillant notamment dans zones industrielles et des communautés de pauvres urbains. De nouveaux secteurs progressistes, bien que moins radicaux que les CNL, ont pris forme dans l’Église. D’anciens cadres du PKP, qui avaient refusé de capituler et de se réconcilier avec Marcos, ont réactivé leurs anciens réseaux. Nouveaux venus, des marxistes indépendants ont fait apparition sur les campus universitaires.
Les luttes sociales s’élargissant, de nombreuses organisations populaires locales se sont formées sans se rattacher nécessairement à un courant politique national. Le pluralisme de la gauche philippine s’est progressivement affirmé.
Néanmoins, le parti communiste est resté le seul à pouvoir combiner toutes les formes de lutte, légale ou clandestine, politique ou militaire ; le seul à avoir construit une véritable infrastructure nationale. C’est de haute lutte qu’il est devenu la colonne vertébrale des mobilisations populaires et du combat anti-dictatorial. Tout opposant à la loi martiale, même politiquement modéré, devait alors se solidariser avec les militants du Front national démocratique, compte tenu de leur engagement, de leur efficacité et du prix de sang qu’ils ont accepté de payer pour organiser la résistance à Marcos.
Le Parti communiste des Philippines a mûri dans le combat contre le régime de la loi martiale. C’est au cours des années soixante-dix qu’il a éprouvé ses orientations ; qu’il a précisé ses conceptions tactiques et stratégiques ; que ses membres se sont aguerris. Cette maturité fait la force du mouvement national démocratique. Mais cela veut aussi dire que —si l’on excepte les année de jeunesses (1968-1972) et le radicalisme étudiant—, l’expérience des cadres communistes se limite à ce combat politico-militaire contre la dictature Marcos. Cet horizon très limité s’est avéré une faiblesse quand, dans les années quatre-vingt, la situation a rapidement changée.
Le PCP n’a connu aucune situation analogue à celle du PCC en Chine en 1923-1927, ou à celle du PCV au Vietnam en 1936-1937 et en 1945 : des situations (pré)révolutionnaires où les luttes politiques de masse et les processus insurrectionnels occupent une place centrale. Les partis communistes chinois et vietnamien sont devenus des partis de masse avant de s’engager durablement dans la guerre populaire prolongée. Ils ont ainsi vécu plusieurs « expériences fondatrices », des victoires ou des défaites qui ont profondément marqué leur histoire.
Le PCP a commencé à se transformer en parti de masse dans le cours même de la lutte armée prolongée. Il n’a été façonné que par un seul type d’expérience majeure. C’est ce qui fait l’importance des années quatre-vingt, si novatrices par rapport à la décennie précédente. Mais c’est aussi ce qui explique la difficulté éprouvée par ce parti confronté à une situation très étrangère à sa propre expérience traditionnelle.
Repères idéologiques et historiques
Il faut revenir sur l’empreinte profonde que ces années 1968-1983 ont laissé sur les conceptions idéologiques du Parti communiste des Philippines et du mouvement national démocratique.
Aux sources
Notons ici quatre des facteurs qui méritent d’être pris en compte pour comprendre le « profil » politique du PCP à sa naissance.
1. L’influence chinoise.
Fondé huit ans après l’ouverture, en 1960, du conflit sino-soviétique, le nouveau parti communiste condamne d’emblée le « social-impérialisme » russe et adhère aux thèses chinoises : la révolution ne sera pas le produit d’une évolution pacifique, mais bien d’une lutte armée prolongée. Le pouvoir est au bout du fusil.
En 1968, l’impact de la « révolution culturelle » de 1966 est encore très vivace ; son maoïsme est sans nuance. Il est aussi exclusif. Le PCP ne tente pas de se lier à son homologue vietnamien soupçonné de compromission avec Moscou. Il se prive ainsi de la possibilité de recevoir un entraînement militaire et une formation en médecine de guerre de premières valeurs. Primauté est donnée à l’idéologie —à la pureté de la référence maoïste. La Chine est le « modèle » de référence unique.
2. Le contexte régional
Le PCP se trouve dans une partie du monde où le débat sur la voie pacifique de la révolution a été particulièrement prégnant. Au lendemain de la Seconde guerre mondiale, les partis communistes qui ont durablement arrêté la lutte armée ont été sévèrement défaits. Ceux qui ont choisi de poursuivre le combat militaire (après une courte suspension en 1945) l’ont finalement emporté : en Chine et au Vietnam.
L’écrasement sanglant du PKI —le PC indonésien— en1965 /1966 a confirmé à quel point il était dangereux de s’en remettre à la légalité, au parlement et aux discours progressistes des hommes d’États bourgeois. Les fondateurs du nouveau parti philippin avaient de bonnes raisons d’opter pour la voie de la lutte armée.
3. Le « contre-exemple » du PKP
Cette option fondamentale a été confirmée et précisée par le bilan qu’ils tirent de l’expérience du communisme aux Philippines. Par deux fois, le PKP a choisi la lutte parlementaire et a été durement frappé par la répression. Cette voie conduit à une impasse. Lors de l’insurrection des Huks, le PKP a bien eu recours à la lutte armée. Mais il a fait preuve d’aventurisme, espérant l’emporter rapidement même s’il n’était implanté que dans une seule région, le centre de l’île de Luzon. La voie insurrectionnelle (rapide) a conduit à la défaite. Le PCP est, dès sa fondation, radicalement anti-parlementaire. Il s’attache à une conception prolongée de la guerre révolutionnaire.
4. La radicalisation étudiante
Il est par ailleurs, à l’image de beaucoup d’autres organisations d’extrême gauche, le produit d’une vague de radicalisation étudiante. Nombre de ses membres s’établissent à la campagne. Mais l’activisme estudiantin prépare mal au travail de masse en milieu populaire. L’essentiel reste encore à apprendre en ce domaine.
Eléments de stratégie
Certains éléments de la stratégie adoptée par le PCP à sa fondation sont particulièrement importants pour comprendre les débats actuels.
1. Quant aux secteurs de lutte, la primauté revient à la campagne. Le travail urbain doit, avant tout chose, aider la guérilla rurale en fournissant informations, argent, armes, munitions, vêtements, médicaments, réseaux de communication, refuges et en étant un vivier de nouveaux cadres.
2. Quant aux formes de lutte, la primauté revient à la lutte armée. La lutte légale est un champ d’activité subordonné. C’est l’une des raisons majeures pour laquelle le PCP accorde la primauté au travail rural : c’est là qu’une lutte armée prolongée peut se développer.
3. Quant à la stratégie d’ensemble. Elle reste l’encerclement des villes par les campagnes. La guerre populaire prolongée doit passer par trois étapes : la défensive stratégique quand l’ennemi est militairement le plus fort, l’équilibre des forces, puis la contre-offensive générale quand la supériorité des forces révolutionnaires s’affirme.
4. Quant à la société philippine, elle est « semi-féodale et semi-coloniale ». Ce point est d’autant plus important aux yeux de la direction du PCP qu’elle fonde sa stratégie sur cette caractérisation. Si les Philippines étaient considérées comme un pays capitaliste (même dépendant), l’orientation devrait alors être, selon elle, insurrectionnelle.
5. Quant à la situation, elle est considérée en permanence comme révolutionnaire, compte tenu de la crise structurelle d’un pays du tiers monde. C’est ce qui rend possible la lutte armée prolongée.
Premiers enrichissements
Les années 1970 sont celles d’un dur apprentissage. La jeune NPA a tenté de constituer dans le nord de I’île de Luzon une base révolutionnaire centrale. Cela a tourné au désastre. Les premiers foyers de guérilla ont été détruits. En 1976-1977, le gros de la direction a été arrêté, y compris Jose Maria Sison —alias Amado Guerrero—, le président du comité central, et Bernabe Buscayno —alias Dante—, responsable de la NPA.
L’expérience aidant, un certain nombre de correctifs sont intégrés à la ligne.
1. Le modèle chinois est reconnu insuffisant. Il faut penser l’originalité du processus révolutionnaire philippin. C’est ce que tente de faire la direction du PCP, en 1974, dans un texte intitulé Les traits particuliers de notre guerre du peuple. Deux différences essentielles entre les Philippines des années 1970 et la Chine des années 1930 sont prises en considération : Les Philippines sont un archipel alors que la Chine est un pays-continent ; plusieurs impérialismes se disputaient l’Empire du milieu, alors que les USA dominent sans partage leur ancienne colonie. Par ailleurs, la NPA ne peut tirer profit de frontières amies. Le PCP en conclut qu’il ne peut pas construire rapidement une base centrale comme celle de Yan’an en Chine. L’expansion militaire de la NPA sera progressive et devra s’opérer simultanément à partir de plusieurs foyers, établis dans plusieurs îles. A la longue, la fragmentation géographique du pays s’avérera un avantage pour la guerre de guérilla.
2. L’importance du travail de masse. En 1976, le comité central du PCP tire un bilan critique des sept premières années du parti. Il maintient l’orientation générale —la primauté à la lutte armée, l’encerclement des villes par les campagnes et les trois étapes de la guerre du peuple. Mais il juge que la principale erreur commise a été de nature dogmatique et gauchiste. Le modèle chinois a été copié de trop près. Toute l’importance qui lui est due n’a pas été donnée à l’implantation de masse. Une attention plus grande doit être accordée au travail urbain et semi-légal. Au moment de la victoire finale, un soulèvement urbain se combinera en effet aux offensives de l’armée révolutionnaire.
Les années de jeunesse du PC sont terminées. Le bilan d’activité et les conceptions politiques de la direction du parti sont exposés dans Nos tâches urgentes, une résolution du comité central. Nous publions dans le chapitre 3 de ce Cahier de larges extraits de ce document essentiel pour qui veut comprendre le Parti communiste des Philippines.
3. L’extension des activités politiques. Le PCP gagne une implantation de plus en plus large, en ville comme à la campagne. Le rôle de ses militants grandit dans les syndicats, les associations paysannes ou de pauvres urbain, ainsi que dans les milieux d’Église. De fait, un nouvel équilibre tend à s’instaurer entre activités politiques et militaires. En s’enracinant dans la société, le PCT, hier identifié au maoïsme chinois, se « philippinise ».
4. L’indépendance vis-à-vis de Pékin. La direction communiste doit prendre en compte l’évolution de la diplomatie chinoise. Pékin se réconcilie avec Washington. Les USA, et non l’URSS, restent évidemment pour le PCP « l’ennemi principal ». Sans renoncer encore au concept de « social-impérialisme », la politique internationale du PCP se différentie de plus en plus ouvertement de celle du PC chinois.
Les limites d’une évolution
L’orientation et les conceptions du PCP se sont notablement enrichies dans le cours des années soixante-dix. Mais cette évolution a des limites.
1. Une évolution empirique et incomplète. Les modifications introduites dans la ligne traditionnelle ne sont pas expliquées de façon systématique dans les documents du PCP. Les cadres du parti n’ont, de ce fait, souvent pas conscience de leur importance. Les formulations stratégiques restent pour l’essentiel identiques à elles-mêmes. La caractérisation de la société philippine comme « semi-féodale » ne change pas, malgré les progrès de l’économie capitaliste dans le monde rural. La compréhension de l’originalité des Philippines par rapport à la Chine reste partielle. Les facteurs géostratégiques (l’archipel et l’impérialisme) sont appréhendés, mais la direction du PCP ne s’attache pas à analyser les profondes différences historiques, culturelles, économiques et sociales qui séparent les deux pays. Le débat sur l’évolution de la diplomatie chinoise, sur le maoïsme et sur la situation internationale est reporté.
2. Le couple lutte légal/lutte militaire. Un grave désaccord politique est apparu, à propos des élections parlementaires de 1978, entre la direction régionale de Manila-Rizal (la capitale) et la direction nationale du PCP. Alors que le national appelait au boycott, la régionale a participé à la campagne électorale, de concert avec des partis d’opposition modérés. La participation fut un échec. La direction régionale —qui avait mal jugé de la situation— fut sanctionnée pour indiscipline. Le PCP a ainsi été conforté dans ses orientations traditionnelles. Le boycott est devenu la réponse automatique aux élections truquées organisées par la dictature. Le front légal est resté simplement identifié à la voie parlementaire.
Pourtant, ce couple lutte légale/lutte militaire ne touche qu’à un aspect particulier du problème. L’action de masse est une lutte politique qui est loin de se réduire aux campagnes électorales. Elle peut être extra-parlementaire et occuper une place plus importante encore que celle de la guérilla. C’est bien ce qui s’est passé, aux Philippines, en 1986. Mais la notion de lutte politique —beaucoup plus riche que celle de lutte légale— n’a jamais été véritablement intégrée aux conceptions stratégiques du PCP. Nous revenons sur cette importante question dans le chapitre 4 de ce Cahier.
3. Solitude et unité. Les conceptions du Parti communiste se sont cristallisées au cours des années soixante-dix. Or, durant cette décennie cruciale, il n’a pas rencontré d’autres organisations politiques avec lesquels s’unir dans l’action. Un fossé de sang le séparait du PKP qui pactisait avec Marcos. Les CNL n’étaient pas un parti avec une orientation alternative à la sienne. Les organisations sociales-démocrates clandestines refusaient de s’allier durablement avec lui. Le reste de l’extrême gauche était encore paralysé.
Le PCP n’a pas appris à tisser des rapports unitaires avec d’autres partis politiques. Il n’a pas dépassé, à l’épreuve de la pratique, sa conception originelle du front uni, héritée du maoïsme. Le NDF offrait un cadre qui lui permettait de centraliser l’ensemble de ses activités de masse clandestines, de s’associer des individualités, d’intégrer les CNL et de constituer des organes de pouvoir dans les zones de guérilla. Mais le Front national démocratique n’a pas su intégrer des organisations politiques indépendantes, quand le besoin s’en est fait sentir au cours des années quatre-vingt.
Cette immaturité dans le domaine de rapports unitaires a nourri un sectarisme destructeur. Déjà fort coûteuse sur le plan national, elle a eu des effets assez désastreux sur le plan international, dans le mouvement de solidarité comme dans les relations interpartis.
Les années 1980
Les années 1980 ont été des années contrastées. Les forces communistes ont tout d’abord connu une expansion rapide. Selon Ang Bayan (l’organe clandestin du PCP), le parti comptait 10.000 membres en 1980 et probablement 30.000 —trois fois plus— en 1983. Durant le même laps de temps, le nombre de fronts militaires était passé de 28 à 45, les réguliers et irréguliers de la NPA de 8.000 à 20.000 et le nombre de provinces où opérait la guérilla de 43 à 53. [39] De 1980 à 1985, le développement de nouvelles organisations populaires —le KMU, le KMP, Gabriela— est aussi impressionnant.
Le PCP a dû rapidement faire face à de difficiles problèmes d’orientation. Le Front national démocratique s’est réorganisé et a commencé à s’ouvrir plus. Mais l’arrestation en 1982 de son président, Horacio « Boy » Morales et du fondateur des CNL, Edicio « Ed » de la Torre, a porté un coup d’arrêt à cet élargissement. L’année 1983 apparaît a posteriori comme un point tournant. Après l’assassinat de Benigno Aquino, en août 1983, la situation a évolué plus vite que les conceptions du parti. Des décalages significatifs sont apparus entre la dynamique des luttes populaires et les orientations de la direction communiste.
1983-1985 : l’unité en question
Il était naturel que la direction du PCP insiste sur la nécessité de consolider l’organisation et de donner une formation solide à ses militants, vu le recrutement massif qui caractérisait la première moitié de cette décennie. Mais elle fait plus. En décembre 1983, elle juge que l’« empirisme est, sur le plan idéologique, l’erreur principale » qui se manifeste dans le parti. Elle menace : « Notre parti a été trempé dans une lutte sans merci contre le révisionnisme et les formes assorties de réformisme. Sa croissance saine et continue tient dans une large mesure à notre vigilance et notre opposition aux idées non-prolétariennes et contre-révolutionnaires en dedans et en dehors de nos rangs... Les rangs du parti sont disciplinés grâce à l’attention portée à la refonte idéologique de ses cadres et de ses membres ». [40]
Ce raidissement politique s’est manifesté dans tous les domaines. Il est sensible sur le plan international, en Europe et au Japon notamment. Il touche le NDF. Il introduit un dangereux décalage entre le replis sectaire du parti et la dynamique unitaire des luttes populaires. Il met en question la viabilité des grandes coalitions anti-Marcos qui ont vu le jour depuis août 1983. Il place le PCP en porte-à-faux par rapport à la situation d’ensemble. L’éditorial d’Ang Bayan affirme en effet que « les forces révolutionnaires ne sont pas encore assez fortes pour renverser la dictature fasciste ». [41] Pour la direction du PCP, rien n’a fondamentalement changé après l’assassinat de Benigno Aquino. Il maintient en état son calendrier de lutte et accorde toujours la priorité à la lutte armée rurale.
Le Parti communiste n’en est pas moins soumis à de très fortes pressions. Certaines directions régionales se montrent beaucoup plus flexibles que le national. Des cadres sentent que la crise de la dictature va bientôt connaître son paroxysme. Mindanao propose que la « voie lente » de la guerre prolongée soit remplacé par une « voie rapide » conduisant à une insurrection générale. Dans les centres urbains, un clivage s’affirme entre une aile « fermée » et une aile « ouverte » du PCP. L’ampleur des luttes et l’importance des enjeux rendent aléatoire la détermination d’un compromis entre ces deux options. La crise va nouer, en 1985, à l’occasion du congrès de fondation de la coalition Bayan.
Pour l’aile « ouverte » du PCP, Bayan devait rassembler les organisations politiques d’opposition démocratique aussi bien les mouvements populaires sectoriels (syndicats, associations, etc.). Dans cette optique, des accords avaient été passés en sorte que le courant national démocrate —de loin le plus fort— ne possède pas une majorité absolue dans la direction de la coalition. Pour l’aile « fermée », la prééminence des forces nationales démocrates devait être sanctionné jusque dans la composition des organes de décisions. Les accords antérieurs ont été rompus durant le congrès de Bayan, ce qui a provoqué le départ en vagues successives des forces non national-démocratiques.
Le congrès de fondation de Bayan s’est ainsi conclu sur un bilan contradictoire. Sur le plan social, c’était la plus vaste coalition de mouvements populaires jamais établie aux Philippines. Sur le plan politique, elle était la plus étroite de toutes les coalitions constituées depuis 1983. Presque toutes les personnalités et tous les groupes en dehors du mouvement national-démocrate on finit par quitter Bayan, à l’exception notable de l’ex-sénateur Taniada.
Fin 1985, le PCP n’était plus en mesure d’agir efficacement dans le domaine des relations unitaires. Il a de ce fait perdu l’initiative par rapport aux élections présidentielles anticipées de février 1986. En décembre 1985, il ne lui restait que peu d’options possibles, face à cette échéance. Par trois voix contre deux, le comité exécutif du parti a donné pour consigne le boycott actif. Nous revenons sur cette question dans le chapitre 5 de ce Cahier.
Les partisans urbains
En 1987, après l’échec des négociations de paix, la direction de la NPA a décidé d’activer les unités militaires implantées dans la capitale. Elles ont reçu l’ordre de s’attaquer aux militaires et policiers. L’éventail des objectifs assignés étaient très ouvert : une exécution pouvait être préparée contre un tortionnaire notoire, mais aussi contre un policier du rang, afin de récupérer son arme. La population (y compris nombre de militants légaux du courant national-démocratique) a fort mal reçu cette nouvelle politique et ce d’autant plus que les médias ont attribué à la NPA tout assassinat de ce type, alors que pas mal d’entre eux étaient aussi le fait des gangs.
Compte tenu de ces réactions, la direction communiste a modifié ses directives, réduisant considérablement le nombre des opérations urbaines et les limitant à des objectifs politiquement clairs, comme Row, officier américain tué en avril 1989, un ancien du Vietnam, alors directement engagé dans l’organisation de la contre-insurrection aux Philippines. [42] Nous revenons sur cette question dans le chapitre 4 de ce Cahiers.
Les DPA, ou agents d’infiltration en profondeur
L’armée gouvernementale a réussi à infiltrer les rangs de la NPA, à Mindanao, plantant en son sein des DPA ou « agents d’infiltration en profondeur ». Elle a aussi réussi à faire croire aux directions communistes que l’infiltration était beaucoup plus importante que cela ne l’était en réalité. L’affolement aidant, dans plusieurs provinces de l’île, une purge massive a été déclenchée en 1985, dans les rangs du PCP, de la NPA et du NDF. Des dizaines de militants innocents ont été tués, après avoir bien souvent été torturés. La chose s’est reproduite en 1988, dans les provinces de Quezon et Laguna, dans le Sud Luzon.
A notre connaissance, ces purges paranoïaques ne se sont produites que dans un nombre relativement faible de provinces, et non pas dans l’ensemble du mouvement communiste. Mais ces événements sont si graves et touchent à des questions si essentielles que leur révélation a constitué une véritable onde de choc dans le courant national-démocratique. [En fait, ces purges paranoïaques ont été beaucoup plus étendues que l’on ne le percevait encore, à l’époque où ce texte a été écrit].
Deux scissions régionales
Dans l’ensemble, le PCP et la NPA ont relativement bien résisté à l’épreuve du régime Aquino, même si au fil des années 86-88, des militants ont quitté leur rangs. Mais dans deux provinces, une scission s’est opérée dans la NPA —et dans les deux cas, il y eu mort d’homme.
La première s’est produite en 1986, dans la Cordillera, région de minorités montagnardes au Nord de Luzon (voir à son sujet le chapitre 1). La deuxième en 1988, dans l’île de Negros. L’un des principaux dirigeant de la NPA a scissionné avec un certain nombre d’autres cadres communistes. Les désaccords portaient sur l’analyse socio-économique de l’île, sur les formes de lutte (la scission voulant mettre l’accent sur le travail légal) et sur les conditions du débat dans les rangs de l’organisation. Deux ou trois des militants qui ont rompu ont été abattus par leurs anciens camarades, dont un cadre syndicaliste connu, Tampinco. Ces événements ont soulevé beaucoup d’indignation et provoqué bien des tensions, en particulier dans les syndicats philippins. Depuis cette grave « bavure », il n’y a plus eu d’assassinat à déplorer. [Les assassinats ont malheureusement repris, à une échelle jamais vue, après la crise du PCP en 1992-1993].
Le massacre de Digos
Dans le village retiré de Digos, à Mindanao, une secte protestante s’est constituée en milice anti-communiste armée. Le 25 juin 1989, alors que la population était réunie pour un service religieux, une unité de la NPA s’est accrochée militairement à des « vigilants ». Trente-sept villageois ont trouvé la mort dans les combats qui ont suivi, dont de nombreuses femmes et enfants. Maître des lieux, l’unité de guérilla a prodiguée des soins. Mais avant qu’elle ne se retire, deux cadavres ont été décapités.
L’émotion provoquée par l’annonce de cette tuerie a été profonde. Le Front national démocratique a constitué une commission d’enquête qui a demandé la mise en accusation de l’unité de la NPA concernée et des deux guérilleros coupables d’avoir décapité les cadavres.
Des cadres important du PCP ont probablement été impliqués dans cette série d’événements dramatiques. Cependant, la direction nationale semble être surtout intervenu pour interrompre les purges, interdire l’usage de la torture et rechercher les coupables. Mais c’est la capacité du mouvement communiste philippin à respecter dans ses propres rangs les droits de l’homme les plus essentiels, même en temps de guerre civile, qui est en cause. Ainsi que la capacité de la NPA à protéger la population malgré le développement des « vigilants » et l’aggravation de la militarisation du pays. Nous revenons sur cet ensemble de questions dans le chapitre X de ce Cahier.
La gauche révolutionnaire doit pouvoir montrer en pratique qu’elle est porteuse des valeurs démocratiques. Joel Rocamora notait l’importance de cette question dans une interview publiée aux Philippines en février 1989 : « La gauche, dans divers pays du tiers monde a besoin de faire une certaine autocritique. Nous nous trouvons, dans ces pays, devant une situation où des forces anti-démocratiques ont été à même de s’emparer du drapeau de la démocratie pour leur propres fin anti-démocratiques. Les forces de gauche doivent commencer à réfléchir très sérieusement sur ce qui, dans leur idéologie, leur pratiques passées, leur situation interne, leur a compliqué la conquête de la bannière démocratique ». [43]
Reprendre l’initiative
A la fin 1989, la gauche philippine n’avait pas encore réussi à reprendre durablement l’initiative politique. Les luttes sociales ont certes été, cette année-là, particulièrement dynamiques. Le rassemblement syndical du Premier Mai a été fort important. La coalition féministe Gabriela a continué de se renforcer. De nombreuses terres ont été occupées par des paysans. Mais aucun mot d’ordre n’a encore la même fonction unificatrice que l’appel au renversement de la dictature, sous Marcos. L’instabilité politique est grande mais les principaux protagonistes en présence restent le régime, l’armée et l’opposition de droite.
Les années 1990-1992 vont être particulièrement difficiles pour la présidence Aquino. Le coup d’État de décembre 1989 a révélé à quel point l’armée échappait au contrôle du gouvernement. L’incurie gouvernementale reflète l’immobilisme suicidaire des classes dominantes. Rien ne peut forcer l’oligarchie foncière à accepter une réforme agraire dont, pourtant, l’avenir du régime dépend. Incapable de faire front face au FMI, la bourgeoisie industrielle et financière se contente d’accumuler des fortunes. Elle n’est porteuse d’aucun modernisme. Signe des temps, c’est l’aile ultra de l’armée qui prétend, à droite, lutter pour un assainissement du pouvoir. Pour la première fois, enfin, la présence des bases américaines peut devenir l’objet d’une ample opposition.
Le mouvement révolutionnaire doit être à même de jouer à nouveau un rôle central durant ces années de crise, 1990-1992. Encore faut-il que les leçons de la décennie quatre-vingt soient assimilées et que la pluralité de la gauche populaire des Philippines soit acceptée. Aux cotés du Parti communiste et des Chrétiens pour la libération nationale, d’autres courants se manifestent en effet. Pour l’essentiel, les Volontaires pour la démocratie populaire (VPD) sont issus du mouvement national démocratique. Ils introduisent dans cette tradition une conception plus unitaire du combat politique. L’organisation socialiste Bisig regroupe des éléments venus de tous les horizons de la gauche. Une aile des sociaux-démocrates tend à prendre son indépendance vis-à-vis du régime Aquino. Vivace, le mouvement de masse ne peut être enfermé dans les frontières idéologiques propres aux partis.
Le débat politique ouvert par la « révolution de février » 1986 est loin d’être clos, même s’il reste largement informel. Il touche à des questions essentielles comme les conceptions stratégiques, la relation lutte armée-lutte politique, le respect des règles démocratiques dans le mouvement communiste, l’autonomie du travail non-clandestin, les rapports entre parti et organisations populaires, la dynamique du mouvement syndical, les fondements d’une réforme agraire, la politique de front uni, l’importance des luttes féministes, l’actualité du combat écologique, le rôle des organisations non-gouvernementales, la politique internationale de l’extrême gauche, le projet de société socialiste.
Nous avons cherché à approfondir ces questions en présentant dans les chapitres qui suivent des documents et des éléments du dossier concernant la gauche [Le Cahiers avec ces documents n’a jamais vu le jour.]